Beaucoup de temps perdu, nous dit-on, dans de vains échanges sur les réseaux sociaux. On sent une étrange satisfaction chez ceux qui nous font prendre conscience de la toxicité de ces lieux. Et quelque amertume parfois chez qui les abandonne à leur triste sort. Mais, vu du Terrain Vague, ces réseaux peuvent devenir des forêts primitives, ou plus modestement des bois à peine entretenus, où l’on sème des cailloux, non pour retrouver son chemin, mais pour indiquer qu’on est passé par là. Et en même temps que l’on sème, on imprime, parfois lourdement, l’empreinte de nos pas : souvenirs pour les temps futurs. Alors, s’il nous arrive de se montrer rapide, on flâne le plus souvent, en observateur, bien davantage qu’en voyeur – tentant de rester fidèle à soi-même, sans pour autant se surveiller. J’entendais l’autre soir Pierre Michon dire avec sa malice coutumière que, comme il n’a jamais voulu travailler, il a bien fallu qu’il fasse quelque chose – dans son cas, écrire – pour occuper ses journées. Certes, tout est hevel, mais tout n’est pas fatalement vain. La relance quotidienne des dés conduit à apposer de sensibles différences à notre emploi du temps : un temps pour échanger à distance, un temps pour nourrir la chronique, un temps pour s’éclipser des radars, un temps pour rattraper ses retards, avec le désir, non de durer infiniment, mais de ne pas vieillir (c’est aussi ce que dit Michon : ça m’a empêché de vieillir). So May we Start ?
1.
M’étant aperçu que Vanités de Marie de Quatrebarbes s’ouvrait (p.2, non numérotée) par une citation d’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (la première strophe de L’argument du frontispice), j’ai sorti de la bibliothèque le coffret en trois volumes recueillant ces plus de 2100 pages publiées en 2000 par Corti dans la traduction de Bernard Hoepffner (avec la collaboration de Catherine Goffaux : travail colossal, attendu avec impatience depuis tant d’années – souvenir de longues discussions, notamment avec Jacques Roubaud, pour tromper cette attente ; on en a fait la matière de plusieurs émissions de radio dans les années 1990), avec le désir d’en relire quelques passages, en prélude à la lecture de ces 40 pages imprimées en typographie chez Éric Pesty Éditeur. Temps réel / temps différé : non pas remettre à plus tard, mais prendre le temps de composer dans la tête l’ébauche d’un commentaire, avant de s’installer à la table (d’écriture / de montage) pour en agencer quelques chutes (ce qui serait demeuré d’un essai radiophonique dont la bobine “prête à diffuser” aurait été perdue – mais comment faire passer concrètement cette idée ? Tout semble tellement rangé, une fois sur la toile…)
Vanités est un poème composé de 36 scènes et demi dont le dernier mot est fin (“Il n’est jamais trop tard pour détourner sa fin.”) Marie de Quatrebarbes le décrit comme “un livre d’histoire naturelle, décrivant les formes élémentaires par lesquelles commence la nature”. Buffon, Michelet sont rapidement nommés – alors que Lucrèce, non, bien qu’il soit très présent. “C’est un livre matérialiste, ou sur le matérialisme”, que j’ai lu d’une traite, à deux reprises. La première fois, le 2 avril dernier, en allant voir Orchidacae et variations, une exposition de Frédérique Lucien aux Ateliers Moret (8 rue St Victor à Paris, dans l’immeuble où a vécu Shirley Jaffe : curieux comme certains noms reviennent d’un épisode à l’autre de cette chronique). Sur les murs étaient accrochés des gravures représentant des fleurs – mot revenant plusieurs fois dans Vanités : “7. / Si petites & nombreuses qu’à leur égard on ne se sent pas tenu d’être juste, fleurs longtemps respirées, on les respire / Venez, fleurs, entrez dans ma boutique de fleurs, il n’y a rien ici que vous ne désiriez avant de franchir le seuil / […] // 24. / Toutes fleurs suspendues, troupeaux de pucerons prisonniers du verre & qui tremblent, épines collées en grappes / Rose mais d’un rose violet, sucre & cannelle, le tout mouillé d’eau pétrie, on y plonge les pieds, les mains le corps / […] // 28. / Fleur-pieuvre, syphilis, déflagration & qui résiste, entre nous : rien que de très naturel, rien / Qu’un appétit ne trouble, appétit de monstre, cadavre attablé au pétale d’iris, faim-fleur, jaune & bleu, tendant vers le bronze / Comme l’aile des petits animaux, l’œil des mouches, la stridence de la voix, la scène n’est que prétexte / Primitive dès lors, la corolle s’inverse, improbable & visqueuse, aligne ses mollusques, le corps est la fleur, la fleur vivante, écartelée.” Beaucoup de coïncidences (dont je ne peux parler ici) entre ce que je découvrais au rythme des stations de métro et ce qui allait me frapper une fois arriver à destination (et cela passait par une réflexion bien antérieure, aussi bien sur les Fleurs de Frédérique Lucien, que sur cette forme poétique où – écrit Marie de Quatrebarbes – “le vers est long, il poursuit son chemin vers la prose. Et la stabilité des poèmes dans la page correspond à une recherche de miniatures – que chaque page soit une petite scène, morte ou vive, ambivalente comme une vanité.”)
5 mai 2023. Je reprends ma lecture. À zéro (comme si j’avais tout oublié, même si ce n’est pas le cas). Ayant décidé que ce petit livre agrafé devait se trouver au-dessus de la pile, plus question de prendre son plaisir sans déposer quelque commentaire (même si – leitmotiv obsessionnel – ce travail d’écriture doit se faire avec et non sur). Échange ou don, il faut y aller, même si un minimum de retenue est nécessaire pour se tenir à l’écart de cette forme de compétition, côté “intelligence critique”, qui ne convent guère aux ignorants (pourtant meilleurs lecteurs, ou du moins plus ouverts). “Un enfant joue ici, il joue, j’y viendrai. L’enfant éteint la lumière, il l’allume. Dieu sait combien l’enfant est sacré. Il se couche dans le livre, commençons” On rêve qu’une seconde lecture ait le pouvoir d’user les erreurs (pour parler comme Blanchot) ancrées en nous (parfois malgré nous) lors de la première lecture. Je suis tombé hier, dans un moment de pause (nombreux en ces journées où l’on s’applique à ne pas travailler), sur une phrase de François Truffaut se reprochant de parler d’un film, alors qu’il ne l’a vu que trois fois. Je devrais donc encore attendre un peu avant de me lancer… Mais non, il est temps d’écrire que Vanités est infiniment plus lumineux – et prenant – que tant d’ouvrages volumineux. “18. / […] / Fleur malade, fleur mortelle, libère ses poudres fulminantes, d’un blond pâle, légèrement jaune, énergies chimiques réparties dans les tissus, le feutre / Elle, chez qui beauté est profondeur, caves, tubes, veinules, odeurs de rose qui restent après la mort, émail vert, squelette vivant, nudité & ordure / Anatomie de l’air passé dans l’aile aiguilleuse, irritante piqûre de la galle, bombyx, cantharide, peuple-femme amoureuse de la mort”
Fragment du prière d’insérer de l’éditeur : “En notre XXIe siècle, « Les murs de la cité volent en éclats », l’humain n’est plus au centre. […] Vanités se place ici du point de vue du « petit » de « l’innombrable » – où se révèle, par un effet d’anamorphose, la mort au premier plan : symbole de la disparition de l’homme au centre de l’événement.” Le montage commence à prendre forme, mais il ne sera pas en 36 ½ morceaux de bande magnétique. La voix de Marie de Quatrebarbes, je ne l’ai pas en tête quand je la lis (ce sera différent avec le prochain ouvrage de cette constellation), mais il me semble saisir matériellement les silences de Vanités comme je le fais des réserves, dans les estampes d’Orchidacae et variations. “33. / Ci-git, par effacement bruitiste, l’autorité. / […] // 35. / L’âge vient & nous sommes toujours au même point, rien ne se fait qui immédiatement ne nous défait, c’est-à-dire / Rien, poussé dans les ravines, sous la cendre, le genêt & la ronce, ces mots, nous oublions leur sens […]”
À noter, dans la même collection chez le même éditeur, De mémoire, j’aurais voulu être plus précis de David Christoffel, cahier de 16 pages agrafé, composé en deux parties : 1. Ce que j’en dis, qui s’interroge sur “les effets ravageurs de la petite phrase « je ne sais pas si vous l’avez vu »” – par exemple “le dernier Scorsese” ou “le dernier Haendel” (rires) ; ou sur le fait de ne pas avoir lu Le spectateur émancipé de Jacques Rancière. 2. Une sorte de réécriture (échappée belle de la mémoire) accordée au temps présent (d’esprit post-vingtième, sinon vingt-et-unièmiste) des premières pages de Du côté de chez Swann (en édition bilingue, si j’ose dire : Proust à gauche, Christoffel à droite). L’ensemble est bref, imparable d’une certaine manière : “Il y a un rapport entre l’activité de traducteur, de spectateur, d’auditeur et l’activité d’avoir des arrière-pensées. […] Tous les traducteurs vous le diront : l’activité de traduction recouvre un grand sens des responsabilités. Et puisqu’ils prennent la responsabilité d’un texte qui n’est pas le leur, on peut leur accorder qu’ils savent de quoi ils parlent. Cela ne doit pas empêcher de les soupçonner d’exagérer un peu.” Exemple : “Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, etc.” / “La somnolence me regagnait gentiment et il pouvait m’arriver de m’en rappeler par sursauts, histoire de saisir encore quelques bribes de paysage sonore, de scruter les nuances que pouvaient laisser imaginer les déceptions visuelles, etc.” D’une insolence espiègle revendiquée, cet exercice de style (au sens oulipien) est-il écrit dans une sorte de langue étrangère ? Un livre à lire avant de s’endormir.
2.
Dans le numéro 133-134 (hiver 1993-94), la revue Action poétique, dirigée par Henri Deluy, proposait à une cinquantaine de poètes de répondre à cette question : “La forme-poésie va-t-elle, peut-elle, doit-elle disparaître ?” Martine Broda avait alors envoyé cette réponse cinglante : “Quelle question à la fois imbécile, journalistique et arrogante ! La poésie existe depuis des milliers d’années et vous enterrera tous. Elle survivra à sa crise actuelle, qui n’est que l’effet de l’absence d’une vraie pensée. La poésie survivra à ceux qui croient que le langage peut être libéré du sens, et l’écriture de la charge de produire le sens, même dans son sens le plus grave, celui du sens de la vie, pour chacun chaque fois autre. Elle survivra aux galipettes formalistes, aux calembredaines de l’humour débile, à la blancheur squelettique, exténuée, par laquelle on s’efforce d’imiter l’abstraction minimale picturale, […] alors que la poésie ne peut aller dans le dépouillement aussi loin que la peinture, en raison du lien du langage au désir, qu’on ne tranche qu’au risque de tout perdre.” On n’est pas obligé d’être d’accord avec tout, mais quelle santé… J’ai du mal à accepter que Martine Broda soit morte depuis déjà 14 ans, même si je sais qu’elle avait traversé quelques périodes difficiles, tant j’ai le souvenir de quelqu’un de jeune, d’assez drôle parfois, pouvant échanger sur autre chose que le travail en cours.
Deux ans auparavant – le 16 novembre 1991 –, Martine Broda était venue en studio à la Maison de la Radio pour parler de Paul Celan, dont elle aura été une des plus remarquable traductrices. Comme elle savait que je venais d’être chargé d’une émission autour du poète de Lit de neige (qu’André Boucourechliev avait “mis en musique”), Martine m’avait dit : “Tu ne peux la faire sans moi”. C’était sans appel. Ce jour-là, je l’écoute affirmer que “Paul Celan est sans nul doute le plus grand poète européen de la seconde moitié du vingtième siècle.” Comme je lui demande si ce n’est pas un peu excessif, elle précise : “Je sais bien qu’il y a quelque chose de déplaisant dans les palmarès, mais je pense qu’un poète de cette ampleur, on n’en trouve que tous les trois ou quatre siècles dans l’histoire de la littérature. C’est mon avis personnel ; mais c’est aussi l’avis de beaucoup de gens.” Me repassant cet enregistrement pour le scripter, j’écoute sa voix – son timbre grave, sa lenteur – que j’avais parfaitement mémorisée depuis l’époque où Action poétique tenait ses réunions à la librairie “La répétition” rue St André-des-arts (soit dans la deuxième moitié des années 1970, ce qui peut sembler aujourd’hui très lointain – pas loin d’un demi-siècle ; mais ce dont je me souviens avant tout, c’est de la jeunesse des personnes qu’on y rencontrait, notamment de celles qui sont mortes trop jeunes, comme Danielle Collobert, insaisissable, ou Mitsou Ronat, plus proche).
La collection Poésie/Flammarion publie en ce printemps 2023 Toute la poésie (1970-2009) de Martine Broda, avec une préface d’Esther Tellermann. Elle avait déjà rassemblé en 2000 et 2003, donc du vivant de l’autrice, l’essentiel de cette œuvre, mais de manière désordonnée. La chronologie est aujourd’hui respectée, ce qui ne nous empêche pas de sillonner ces 350 pages de poèmes assez librement, en commençant par la dernière séquence d’Éblouissements :
“je nais au pied d’un lit obscur
de la côte d’un ange
une exposition
ou bien mise-à-mort
déshabille l’amour de son crime
//
contre l’ange
y penser
je ne peux pas
sans mourir
d’un éclat de joie
sans mourir de joie
à l’instant
moment de la naissance
haute
fusion
//
réveil-fracture
avec ange saignant :
dans la déception
le corps gire ébloui bouche cherchant le bleu
l’affreuse douceur du possible”
Ou encore (avec cette fois, selon les règles habituelles, un petit arrangement quant à la disposition des vers dans la page) ce Poème d’été (de la brève section toujours) : “c’est mon poème que tu aimes ce / n’est pas moi /// je (me) / te ferai violence / brisant le cercle enchanté /// (l’âme) / la maladie incurable nommée / disait celle marine // et l’amour / l’amour hait le poète /// mais le poète est // l’amour /// je te dirai un non / brûlant / il coûtera bien plus que le oui /// je dirai non jusqu’à me taire / jusqu’à ce que ceux qui m’aiment prennent / (corps) // que se défasse la tresse des voix // que les mains se déprennent /// et que le vent la vague / brise le cercle de /// lirons-nous plus avant /// j’ai faim et soif / étanche / moi / maintenant /// (douce) / ce que je veux / de toi / (violence)”
Dans sa préface, intitulée Une mise à nu, Esther Tellermann écrit : “Nous pensions n’avoir jamais besoin de souvenirs. Il y eut en nous ce rêve, cette férocité. Nous ne serions plus victimes. Comme nos parents avaient fui les pogroms d’Europe de l’Est, trouvé la France, survécu à l’occupation nazie, à la collaboration du régime de Vichy, nous avions trouvé un lieu pour être. Là, en cette vie intellectuelle des années soixante-dix, dont Martine fut actrice, dont elle multipliait les amis prestigieux.” […] “Je me rappelle : dis-moi, que vois-tu dans les astres, dans les mains ? Quel amour perdu, quelle épreuve, quel ange, quelle rencontre ? Martine lisait dans l’âme – Saturne – aussi le plus noir.” […] “Chaque poème est Ce recommencement, recommencement de la mise à nu. Car chaque vers de Martine Broda révèle une écorchure. À même la page, à même la peau, s’écrit le risque qu’est l’écriture poétique faisant surgir sur fond d’absence le réel de la présence. Et « c’est l’amour incroyable », l’amour réel qui voudrait guérir des désaccords, mais échoue.” […] “Les éblouissement de Martine Broda [sont] « inondés de blancheur » mais [exigent] un corps démembré et offert.”
Prenons congé de cette relecture, encore et toujours inachevée, de Toute la poésie de Martine Broda, avec un fragment de Passage, livre publié en 1985 aux éditions Lettres de Casse, dont j’ai la chance de posséder un exemplaire de tête (avec une aquatinte de Patrick Rosiu) :
“un mot lent comme un sourire
est passé
l’ange du pont sanglant
dans la boue sa bouche d’extase”
Esther Tellermann a signé à ce jour une vingtaine de livres, essentiellement de poésie (mais aussi quelques essais et récits), dont 9 dans la collection “Poésie/Flammarion”. Ciel sans prise est son 6e aux Éditions Unes. Il bénéficie dans son édition courante d’une vignette de couverture de Bernard Moninot ; et dans son édition de tête d’une peinture acrylique sur papier du même artiste (22 différentes, au total). Composé de 109 poèmes, tous en vers courts (entre 8 et 18 par poème, si je compte bien), forme pratiquée depuis assez longtemps, au point de faire signature, Ciel sans prise se lit en continuité avec plaisir, sans pour autant nous inciter à déposer à son sujet quelque assertion (un de ses éditeurs, Yves di Manno, a parlé au sujet d’Un versant l’autre, paru chez Flammarion en 2019, de poésie “semblant désormais chercher une lumière plus immédiate, une paix moins morcelée, renouant avec un lyrisme moins heurté – le mystère du poème restant entier.”) La disposition des vers dans la page ne se laissant pas facilement dompter sur internet (qui aime tout aligner), un de nos artifices habituels nous permettra (du moins je l’espère) d’en reprendre le 57e poème sans trop de dommage : “Fallait-il que la neige / traverse / l’été / votre paume où je lisais / les nombres / la pensée d’un / autre espace dans / le même / un murmure derrière la / parole ? / Ceux qui naviguent / et meurent ceux / que happe / le commencement ?”
Mais, histoire de nous montrer plus fidèle, photographions une page (le 31e poème), même si, du papier imprimé à l’écran, l’échelle ne sera pas la même :

Dans sa présentation, comme toujours généreuse et précise, l’éditeur note qu’“Entre suspension et recueillement, Ciel sans prise s’ouvre sur le repli d’une humanité réduite à ses chambres, persiennes et portes fermées, rues vides” (on relève aussi en toute fin du livre que son écriture a été entreprise en juillet 2020, soit peu après le premier confinement). “Ciel sans prise est un « long ensevelissement à travers les saisons du souvenir ».” Qu’ajouter, alors qu’on préfèrerait se taire (lutte permanente entre la nécessité de trouver quelques mots pour faire passer ce qui nous a physiquement touché et le désir de retrouver au plus vite le silence pour relire – activité sans fin qui est au fond la raison d’être de ce travail de non-spécialiste) ? Peut-être que l’essentiel aura été de faire côtoyer dans cette chronique à la frontière Martine Broda et Esther Tellermann : de les associer là où ouverture et partage règnent. “Je me souviens / soudain / les vieux mondes / dérivent vers / les constellations. / Faudra-t-il / que tout soit la terre ? / Qui soudain / ferme les persiennes / et les fleuves / qui à nouveau / ouvre les paumes ?”
Parmi d’autres publications récentes chez Unes, Habiter bouche bée de Yann Miralles, un auteur faisant partie des 139 ou 196 poètes qui me sont encore à découvrir (à moins qu’il n’y en ait, tout compte fait, que 2 ou 4 – ou encore 31). C’est avec curiosité que je commence à lire la première partie, intitulée OP(P)EN, où il est question de sommeil, de “rumeur anonyme multiple / par la fenêtre / entrouverte”, de silence, de “cris / des enfants / qui montent dans les ramures […] / et soudain le sentiment d’être en multitude.” Où, à la toute fin de la troisième partie, FOND(s) D’ÉCRAN, on peut lire : “en tel écran tu habites et j’habite aussi. je vais dans cette image, je m’y fonds. j’y fais une demeure aussi souple et réversible qu’UNE TENTE. j’y entre et j’en sors. je la plante et la laisse traversée. j’adopte le tien mouvement, te laisse entrer et sortir à loisir. et sortir est manière de parler, tant l’image m’occupe. tant tu es en train d’y être. tant je laisse ce verbe à bloc décharger sa mesure d’inaccompli.” Et ce vers, sans doute arbitrairement découpé dans un poème de huit pages, HISTOIRE[S] AVEC LA BOUCHE : “de bouche à oreille, et quelque chose comme les variations du vivant sur les lèvres et descendant vers ton corps tout entier tout ouïe” – de quoi parler au musicien qui s’essaie, non à la critique, mais à l’écoute de la poésie.
Notons, toujours aux Éditions Unes, la sortie de Le Grand Vivier. Journal : récolte (2020-2021), dernier opus d’un auteur “maison” assez prolifique, Jean-Louis Giovannoni (nous avions chroniqué l’an dernier Au présent de tous les temps, sa correspondance avec Bernard Noël). Sa lecture étant toujours en cours, je n’en relèverais pour l’instant qu’un court fragment : “On a supprimé l’espace entre les corps… Rien n’est plus prononçable.” [Repentir de dernière minute : “6 mai (2020 probablement – toujours ces temps de, ou d’après, confinement). Y a-t-il autant de morts que de volets fermés ? Où sont-ils passés ? Les a-t-on cachés ? Les passe-t-on en contrebande la nuit pour qu’ils rejoignent des carrés d’éternité dans les cimetières abandonnés ? Prière de pelles et de pioches avec pour seuls compagnons des fossoyeurs, leurs épaules et leurs mains. Derniers mouvements dans l’air au bout d’une corde qui vous descend, descend… suivi d’un bruit sourd de caisse, étouffé aussitôt par des pelletées de terre. Le silence rétabli, chacun range ses outils.”]
Et enfin une nouvelle traduction d’Ultimatum de Fernando Pessoa, due à Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade (qui en a écrit la préface) et Fabienne Valin. L’édition, bilingue, tient compte des derniers travaux de transcription des manuscrits du poète portugais. Les Éditions Unes ont à leur catalogue nombre d’ouvrages de Pessoa, dont une première traduction d’Ultimatum, publiée en 1993 (qui avait laissé grand souvenir). Impossible de se lancer dans une exégèse de ce texte sidérant, à l’allure de manifeste (celui d’un mouvement mort-né, mais cependant débordant de vie), qui est une “charge féroce contre son époque”. En 1917, ce poème est “le dernier écrit par Pessoa sous le nom d’Alvaro de Campos avant de plonger son hétéronyme dans un long silence qui prendra fin avec notamment la parution du célèbre Bureau de tabac en 1928”.
“Hommes, nations, desseins, tout est nul !
Faillite de tout à cause de tous !
Faillite de tous à cause de tout !
Complètement, totalement, intégralement :
MERDE !”
P.S. (Alvaro de Campos) : “Les théories politiques et esthétiques, entièrement originales et nouvelles, que je propose dans cette proclamation sont, pour une raison logique, entièrement irrationnelles, exactement comme la vie”
3.
Bien d’autres livres de poésie sont en cours de lecture ; on y reviendra dans semaines qui viennent (je pense notamment au réjouissant s&lfies d’Anne Portugal, chez P.O.L ; mais il n’est pas le seul). J’ai déjà proposé quelques nombres de poètes(ses) qui me restent à découvrir. En voici deux autres : 55 et 67. Parmi eux : Jean-Claude Caër et Marjorie Micucci. Le premier pour un bref recueil que je viens de relire, non (je me répète) pour m’exercer à telle ou telle forme d’exégèse savante, mais pour me décider à en extraire deux ou trois poèmes (ce qui est peut-être le plus juste des commentaires – en tous cas le mieux accordé à l’ignorance du chroniqueur). La seconde pour un livre de petit format, assez épais, imprimé en petits caractères et truffé de photographies – le montage texte/image se montrant assez inventif et, bien entendu, impossible à recenser en quelques mots.
Sur la voie abrupte de Jean-Claude Caër, publié au Bruit du temps, a été “pensé durant cet étrange printemps 2020 où le gouvernement nous intimait de nous claquemurer et de déplacer nos déplacements à l’essentiel.” Né à Plounévez-Lochrist, en Bretagne (est-il nécessaire de le préciser ?), Jean-Claude Caër s’y est confiné [notons au passage que c’est déjà la troisième fois que le mot confinement revient, trois ans après cette expérience partagée où “le monde devient désert”].
Petit montage – du jour (mais celui du lendemain pourrait être le même) :
“Je vivais, enfant déjà, ici, en retrait –
confiné dans la chambre où je suis né –
déchirant les tapisseries bleu fané,
les papiers journaux qu’on me donnait,
L’Étincelle du Finistère, Le Paysan breton,
Le Miroir des sports…
Serai-je encore vivant ?
Incertitude…”
[…]
[trois fragments :] 1. En hommage à Jin Shengtan. “Après la pluie, les amis, / Après les amis, / La neige. / Ah quel délice !” 2. “Sur la voie abrupte, le monde ne reviendra pas. / Il s’éloigne” 3. “4 Janvier 2015. Pour m’endormir / Je me récite les mois de l’année en langue bretonne / En rejetant l’air de mes poumons / Le plus que je peux.”
[…]
[et cette très belle page :] “Maintenant je voudrais te dire cette sensation de l’évaporation du temps durant mon hiver avec les bernaches. À la limite des rochers nus, écorchés, j’entends comme des rires, j’entends cacarder les petites oies de Sibérie. Nos amies se rassemblent pour le départ.
Les rochers Mean Melen, Roc’h Vran et celui de Saint-Guévroc sont nos pyramides.
Tu me dis : « Écris sur la lumière ! » Écris quelque chose de lumineux comme cette lumière qui glisse sur les grains de sable, miroite sur la mer, à l’horizon, cette lumière qui éclaire violemment nos vies, ou qui, surgie entre les arbres le soir, répand sur nous sa douceur comme une brume. S’étire. Mais aussi cette lumière qui point quand nous fermons les yeux.”
Avec La baleine noire de Marjorie Micucci (The Contemporary Erratum Press), impossible de composer un montage – ou alors une variation minimale sur le thème de l’océan : “Blanc. Excès. Blanc d’excès. Excès de blanc.” Les mots reviennent sans cesse. Parfois aussi, les images. Ce livre, sur lequel je reviens au gré des humeurs du jour, je ne sais comment en parler. Peut-être faut-il, pour commencer, prendre une photo d’une double page (tout en disant qu’elle n’est pas censée représenter à elle seule toutes les autres) :

“La baleine noire. The black whale – impératif du poème. C’est l’histoire d’un poème qui s’est modelé par strates formelles, typographiques et visuelles dans les temps croisés mêlés d’une décennie. Une histoire temporelle pour un poème temporel. Une histoire paysage pour un poème paysage. Persistante et dilatée. Mobile et singulière, qui se veut aussi enquête poétique enchâssée dans les rais encore disponibles de la vie sensible. C’est un poème surface entre les espaces de la page.” Quelques dates : 2014/2025-2022/2023. Quelques états précédents ont paru chez divers éditeurs et avec diverses collaborations (dont Mâkhi Xenakis chez Tarabuste).
Quelques ombres passent çà et là : entre autres, Emily Dickinson, John Donne, Herman Melville, Virginia Woolf, Roberto Rossellini, William Turner, via “empreintes-surfaces et souffles revenants”. Et forte présence de la photographie (384, nous dit-on, prises par l’autrice avec divers téléphones portables). La baleine noire. The black whale – impératif du poème est le quatrième livre (sur sept) d’un projet éditorial initié en 2001. Marjorie Micucci nous dit qu’il s’agit d’un “geste performatif”. On le trouvera dans certains lieux de diffusion de l’art contemporain, ainsi que chez quelques libraires téméraires. “Elle avait quitté la fenêtre du matin. / Elle avait quitté une rive puis une autre rive. / Elle avait quitté les terres puis d’autres terres. / Elle avait quitté les îles et les villes. / Elle avait quitté les chambres vides. Elle avait laissé les lits intacts. […] // Le voyage est lent, qui se souvient de l’ancienne forêt obscure. […] // Vers l’horizon insatisfait. / Elle se souvient des folies et des sagesses. […] // Elle reprend tous les voyages, /Dans son vers discontinu. / Le vers doit se faire immense, comme au matin de chaque poète. / Le vers doit se faire modeste.”
Marie de Quatrebarbes, Vanités, Éric Pesty Éditeur, avril 2023, 40 p., 10 €
David Christoffel, De mémoire, j’aurais voulu être plus précis, Éric Pesty Éditeur, avril 2023, 16 p., 10 €
Martine Broda, Toute la poésie (1970-2009), Flammarion, avril 2023, 376 p., 25 €
Esther Tellermann, Ciel sans prise, Éditions Unes, avril 2023, 120 p., 20 €
Yann Miralles, Habiter bouche bée, Éditions Unes, mars 2023, 88 p., 18 €
Jean-Louis Giovannoni, Le Grand Vivier. Journal : récolte (2020-2021), Éditions Unes, avril 2023, 176 p., 23 €
Fernando Pessoa, Ultimatum, édition bilingue, traduction nouvelle par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, Préface de Pierre Hourcade, Éditions Unes, mai 2023, 56 pages, 14 €
Jean-Claude Caër, Sur la voie abrupte, Le Bruit du temps, avril 2023, 72 p., 17 €
Marjorie Micucci, La baleine noire, The Contemporary Erratum Press, février 2023, 594 pages, 15 €
