1.
Comment aborder Poésies d’Herman Melville, ce recueil “monstre” que viennent de publier les éditions Unes ? Peut-être en commençant par lire la longue et éclairante préface de son traducteur, Thierry Gillybœuf : “C’est vraisemblablement cette démesure du souffle melvillien qui n’a cessé d’alimenter, de son vivant, l’incompréhension entourant son œuvre”. Puis l’ouvrir au hasard. Page102, par exemple, Tableaux et aspects de la guerre, LE TOIT DE LA MAISON, Nocturne (juillet 1963) :
“Insomnie. La touffeur imprègne l’air
Et crispe le cerveau – cette lourde oppression
Que ressentent les tigres fauves dans les maquis d’ombres,
Qui échauffe leur sang et les rend prêts au carnage.
Sous les étoiles, le désert des toits s’étend
Aussi vide que la Libye. Tout est silencieux alentour.
Mais par à-coups déferle au loin le flot confus
D’une sourde rumeur, le grondement impie de l’émeute.
Là où la brûlante Sirius a déclenché la sécheresse,
Sinistre, l’Incendie rougeoie ; là, et plus loin.
Les rats ont envahi la Ville – rats de navire
Et rats des quais. Tous les charmes civiques et les incantations
Des prêtres qui, hier encore, maintenaient les cœurs
Dans la crainte, soumis à une emprise plus haute
Que l’emprise du moi, se dissipent comme en songe
Et l’homme dégringole dans la nature d’éons entiers
Loué soit le bourdon faible et étouffé, étouffé et mort,
Et le puissant tressaut qui ébranle le mur.
Le sage Dacon s’en vient, dans le roulement nocturne
D’une noire artillerie ; il vient, mais sur le tard ;
Son code corrobore le credo de Calvin
Et les cyniques tyrannies des honnêtes rois ;
Il vient, sans négocier ; et la Ville rachetée
Rend grâce avec ferveur, sans se soucier, dans sa gratitude,
Du vil affront fait à la foi de la République,
Qui soutient que l’Homme est bon par nature,
Et que, de surcroit, ce Romain de la Nature ne doit pas être châtié.”
“Pour le lecteur francophone, la poésie de Melville est sans aucun doute son chef-d’œuvre inconnu”. Son écriture constitue “le troisième « acte » de l’œuvre” après les romans et les nouvelles. Rappelons qu’Herman Melville est né à New York en 1819, que Taïpi est paru en 1846, Moby Dick en 1851, Pierre ou les ambiguïtés en 1852 et Bartleby en 1853. Après avoir publié un dernier roman (The Confidence-Man) en 1857, le jeune romancier, tout d’abord à succès, puis vertement critiqué, jusqu’à être oublié de ses contemporains (du moins aux États-Unis, quelques veilleurs demeuraient en Angleterre), cède la place au non moins jeune poète, lui aussi en veine de reconnaissance, avant de ne se résigner à écrire que pour lui et quelques amis.
Tableaux et aspects de la guerre, publié chez Harper and Brothers en 1866 (l’année où, pour gagner sa vie, il devient jusqu’à la toute fin1885 inspecteur des douanes au port de New York), a pour objet la guerre de Sécession. Thierry Gillybœuf écrit que Melville “compose sa propre Iliade. […] Les descriptions d’affrontements abondent dans le recueil. Il semble accorder la priorité aux batailles navales par rapport aux combats de terre. […] Aussi brève qu’ait été sa carrière en mer, de l’eau salée coule dans ses veines.” Ce que confirme John Marr et autres marins, avec quelques marines (1888), deuxième ouvrage repris dans cette première traduction intégrale en français des recueils poétiques de Herman Melville (à l’exception de Clarel, long poème de dix-huit mille vers publié en 1976 – “son Odyssée” – qui devrait bénéficier prochainement d’un volume à lui seul), tiré à seulement vingt-cinq exemplaires sans nom d’auteur, “soit le nombre de lecteurs potentiels qu’estimait encore avoir Melville” trente-sept ans après la publication de Moby Dick. Premier personnage de cette suite de dix-neuf poèmes, John Marr est passé de l’océan à la prairie – de la navigation à l’épluchage des maïs : “Silence et immobilité complets régnaient pendant des heures sur cette prairie sans que rien ne vienne y mettre un terme. « C’est le lit d’une mer asséchée » se disait le marin solitaire – qui n’était pas géologue – en songeant, au crépuscule, aux ondoiements figés de cette immense étendue alluviale uniquement bordée par l’horizon, d’où était absent le mouvement qui, pour des yeux et des oreilles éveillés, anime à chaque instant les solitudes apparentes du grand large.” Quelques histoires de fantômes se succèdent : marins disparus, navires engloutis – “La mer sorcière les enchantant / Où jamais pétrels n’ont volé.”
Timoléon etc., troisième recueil publié en 1991, peu avant son décès, bénéficie lui aussi d’un tirage confidentiel aux frais du poète : “Il est un art de la mémoire, disent-ils : / Mais oublier ! Oublier la clairière / Où le Destin a tendu une embuscade à l’Amour, / Pour railler les pâles années de vie cloîtrée / Et m’enfiévrer dans ce conflit des sens.” Melville laisse à sa mort plusieurs manuscrits, comme Herbes folles et sauvageons, avec Une rose ou deux qui ne sera publié qu’en 1924, ou Parthénope (id.), dans un “état d’inachèvement plus ou moins prononcé”. Une brassée de poèmes épars et inédits complète cet épais volume, dont Billy aux fers, une “ébauche” du dernier grand livre de Melville, Billy Budd, “manuscrit-palimpseste auquel il travaillait encore quand la mort l’a surpris, et dont la publication, en 1924, plus de trente ans après la disparition de l’auteur, devait constituer le véritable acte de naissance littéraire de Melville” :
“[…] Je me souviens de Taff le Gallois quand il a fait le grand saut.
Et sa joue était jaune comme un bouton de rose.
Mais ils m’arrimeront dans un hamac, m’enverront par le fond.
À des brasses et des brasses, comme je rêverai dans mon sommeil.
Je le sens qui approche maintenant. Sentinelle es-tu là ?
Desserre juste ces fers à mon poignet,
Et roule-moi bien sur le côté.
J’ai sommeil et les algues visqueuses s’enroulent autour de moi.”
La traduction de ce poème par Gillybœuf est plus proche de celle de Jean-Jacques Mayoux dans son Melville par lui-même au Seuil : “Je le sens venir. Sentinelle es-tu là ? / Desserre un peu ce fer à mon poignet, / Et roule-moi bien sur l’autre flanc. / J’ai sommeil, et les algues des fonds s’enroulent autour de moi.” que de celle de Pierre Leyris dans sa dernière version de Billy Budd, marin chez Gallimard : “Je me rappelle Taff le Gallois au moment qu’il a fait l’plongeon / Même qu’il avait la joue comme une rose en bouton…”
Relevons enfin, parmi ces poèmes épars et inédits, quatre vers intitulés : Fragment d’un poème gnostique du XIIe siècle :
Les fleurs sont illusions et meurent
Emportez le cadavre d’une rose
Car se putréfie son odeur
À sa fin se reconnaît une chose.”
… je songe soudain à Léos Carax qui, au moment de la sortie de son film Pola X, avait affirmé qu’il relisait Pierre ou les ambiguïtés tous les ans. J’enverrai bien balader quelques semaines ces chroniques chronophages pour prendre le temps de relire les grands écrits en prose d’Herman Melville… Mais la dictature du présent n’étant pas non plus sans attrait, il nous reste encore – sous le signe de “la poésie” – quelques publications récentes à explorer :
2.
Et maintenant le noir est le quatrième livre de poèmes de Peter Gizzi aux Éditions Corti dans leur formidable “série américaine” (tous quatre traduits par Stéphane Bouquet). C’est une passion fort ancienne pour Jack Spicer, poète californien né en 1925 et mort à 40 ans, qui m’a révélé le nom de Peter Gizzi, éditeur, commentateur, et aussi transcripteur de certaines communications orales enregistrées de Spicer, telles les Trois leçons de poétique données à Vancouver en 1965. Héritier de William Carlos Williams ou George Open, attiré par la scène Punk à l’âge où on n’est pas sérieux (il est né en 1959), publiant ses propres recueils de poèmes depuis une trentaine d’années, Gizzi a bénéficié du soutien de grands aînés comme Robert Creeley, Charles Bernstein ou Suzan Howe. Et maintenant le noir, publié aux États-Unis en 2020 sous le titre Now it’s Dark, est dédié à son frère Tom qui “s’en est allé”, lui aussi, quelques années après son autre frère, le poète Michael Gizzi. Son épigraphe – Je te rejoins où l’on survit – est de Jason Molina. Le premier poème de la première section (“Lyrique”) s’intitule : Actes de langage pour un monde mourant. On y trouve des séquences assez sidérantes, comme : “je pensais en avoir fini / avec ce si aigu monde / de merde // fini avec sa voix et sa / bouillie constitutive // en appeler au monde / phénoménal hérité / quand il pleut dans le livre, / perdu pour le monde / dans une abondance de monde / comme d’écouter un violon / quand la figure n’est pas indigène / mais que l’émotion si”
Le noir, c’est l’encre, la nuit, l’humeur… Dans cette même section, on trouve une Lettre au monde fantôme : “Des ruisselets d’air nocturne expriment leur volumétrie dans le parc, les enchantements défilent à travers l’asphalte sous une lumière cobalt. Rien de plus réel qu’une ligne électrique dans le ciel de mi-été, la brise du soir courant sur membres et buissons. La vie est-elle l’arbre dont le faîte est écartelé, élagué, déformé pour permettre la ligne de tailler son chemin sans encombre, ou la vie est-elle l’intruse, somnolente, calme, et le monde autour d’elle, les branches, métamorphosés par sa présence ? Une corde anonyme bouge toute la journée et reste éveillée la nuit songeant mais quoi et si alors quoi. la tête oscille sous le vent, la ligne se détend un peu. Quoique solidement fixée, l’air reste l’air.” Lignes de tension : signes de lutte contre la mélancolie. Le mot “tristesse” se retrouve dans le titre du poème qui fait office de Coda :
“De ce côté
de la tristesse
il n’y a rien
que je veuille
et je songe
y a-t-il quelque chose
ici dont j’ai besoin ?”
Et revenant en arrière (au deuxième poème d’Et maintenant le noir), on trouve ces vers magnifiques : “Que toute note de musique est une flamme, indigène en sa propre langue. / Qu’entre pain et cendre, il y a feu. […] / Que le fantôme du texte est inconnu. / Que je vis près d’une base aérienne et le bruit dans le ciel est la mort. / Que le bruit comme la poésie de jadis peut nous tuer. […] / Que je vis ici dehors, seul dans ma tête et dans un poème près d’un arbre magique. […] / Qu’aujourd’hui la lumière est une caméra obscura, courbant les arbres. / Que je chante ceci au scintillement métallique, chante le ciel, la chanson, tous ensemble et m’interroge si je devais mourir revendrais-tu pour moi ?”
Chanson – mot-clef pour une lecture juste ? Dans le poème-titre, on relève ceci : “Mais la vieille chanson / usée d’avoir servi, / m’accompagne à nouveau” ; et, une vingtaine de vers plus tard : “Je remanie le langage dans l’espoir / de retrouver le chêne rouge / que mes voisins ont abattu. / Il vécut plus d’un siècle, ardent. / Et maintenant, non plus musique ni rime, / juste la nuit, l’étain et le ciel.”
3.
La Masse forêt est le premier livre de Luc Bénazet publié chez P.O.L (quatre de ses précédents l’avaient été par Nous, entre 2009 et 2018). Sur la 4e de couverture de ce nouvel opus, on lit : “L’apprentissage de la langue parentale est matrice de l’obéissance.” L’ouvrant, on constate qu’il commence, de manière non conventionnelle, par un Envoi : “Nous sommes qui aura été assez fou pour vouloir parler. // C’est écouter ce que je dis au moment où je le dis et former ainsi la matière des mots. // Si les langues inventées n’avaient pas existé, avec quoi aurais-je attaqué la vie, dans laquelle on m’avait coincé ?” Je continue à faire du montage, en bon ignorant des choses de la poésie (c’est probablement ce qui échappe à mon entendement qui m’intrigue et me pousse à persévérer), prélevant maintenant quelques lignes, non signées, sur le site de l’éditeur : “Comment introduire la mésentente entre le monde des enfants et le monde des personnes adultes ? Luc Bénazet, auteur d’une œuvre déjà importante, propose un livre manifeste sur la langue et l’acte poétique.” Un livre manifeste, il convient de le lire de la première à la dernière ligne, évitant d’en tirer des assertions prétendument imparables (laisser lentement mûrir intérieurement ce qu’on a lu). Plutôt que de produire du blabla critique, on préférerait dessiner quelques lignes entrecroisées en écho, avant de tenter de les interpréter via un instrument de musique.
Page 11 : “Par où le silence sans phrases entre dans le corps et par où le corps entre dans le silence sans phrases, je suis l’oreille.”
[…]
“La masse forêt n’appelle pas.
Si je suis massif moi-même, moindre mesure, je n’appelle pas non plus.”
Page 89 :
“il se trouve uen
uen
ueh
uhen
une sorte d’apa
d’aooar
d’apparition sonore ui
qui fait signe dans une ceta
certaine dirdc
directionet me donn e des frissons à l’idée ue
ue
que je suis presque à entendre”
J’ai visionné la captation d’une performance du poète sur scène accompagné par un trompettiste (accompagnement réciproque, l’instrumentiste prenant un certain nombre d’initiatives) qui m’a conduit à penser que certaines pages de La Masse forêt ont pu être écrites pour une lecture à voix haute. Mais ni par une voix de comédien, ni par une voix d’enfant, ni par une voix d’adulte : peut-être par une voix qui mixerait à elle seule les trois, simultanément, se cherchant et, mieux encore, ne se trouvant pas, tout en s’affirmant dans sa singularité. Mais je dois avouer avoir pris plaisir à intérioriser ma lecture dans le silence (une voix se déploie alors dans ma tête – celle du livre ?) Je trouve cette phrase assez bien formulée sur le site d’Éric Pesty (qui a publié Rainal ! en 2019 dans sa collection dite des “agrafés”) : “Une œuvre radicale, qui marque par sa cohérence et l’insistance avec laquelle Luc Bénazet cherche à saisir les paroles : matières composées de souffles et de lettres, dont la page et l’oralité sont les deux horizons sur lesquels elles apparaissent et se désagrègent.”
Une indication, toujours par montage : “L’apprentissage de la langue parentale vise à réaliser une entente entre les enfants et les personnes adultes, c’est-à-dire entre deux mondes. […] Comment introduire la mésentente au principe des rapports entre les enfants et les personnes adultes en tant que mondes ? – Afin de ne pas répéter l’uniformisation des mondes avec les générations” (me revient alors le titre d’un livre de Dominique Fourcade que j’ai eu la chance de pourvoir interpréter en musicien : Est-ce que j’peux placer un mot ?)
[…]
“de ses oeilkles
de szers
de ses oreilles . le,
Le riche mange de l’or et chi e du plomb”
(…et enfin – dernière citation, page 19 : “Notre imaginaire est tout de destruction.”)
4.
Du livre de Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, publié lui aussi chez P.O.L (c’est le douzième ouvrage de cette autrice chez cet éditeur – les deux premiers en collaboration avec Pierre Alferi et avec Anne Portugal, les dix suivants “en solo”), la première chose qui me vient à l’esprit est de conseiller de faire un saut du côté du grand entretien de Johan Faerber à son sujet avec son autrice, car rien ne remplace la voix de qui écrit (ou construit des images ; ou mieux encore construit des montages entre images et mots) – en voici un fragment : “Des images il y en a depuis le premier livre, mais de moins en moins, elles tendent à disparaitre, j’imaginais qu’après la bulle de savon de Rien à cette magie, il n’y en aurait peut-être plus, une bulle sur le point d’exploser, une dernière image sur le point de s’effacer, mais j’aime me rappeler que Paul Otchakovsky-Laurens me disait de surtout continuer à en fabriquer, je l’ai reçu comme une douce injonction. / C’est je crois un des effets de plus de ma perplexité, voilà encore un espace intermédiaire où se tenir, entre le texte et l’image, les deux louchant l’un vers l’autre mais conservant leur distance, là se jouent une forme de tension, des renvois, une temporalité particulière, un voisinage qui définit d’autres niveaux de sens ou de non-sens, un système d’échos, dans le texte clignotent des images et dans les images se lit du texte et éventuellement un récit supplémentaire, un récit muet à sa façon si on les considère, ces photographies, comme une sorte de petit clip. Peut-être ont elles en outre pour fonction de me donner l’illusoire réconfort d’un dédoublement.”
Et tout soudain en rien est dédié à Michelangelo Antonioni (pour Blow up), Julio Cortázar (pour Les fils de la vierge) et Witold Gombrowicz (pour La pornographie). Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’une fois de plus son format est de 12,5 X 16,5 cm, sa pagination de 80 (soit cinq cahiers de 16) pages, et que ces pages ne sont pas numérotées. Cette équivalence formelle entre divers titres permet de découvrir de sensibles différences (grand plaisir de les sortir de la bibliothèque pour le vérifier – donc d’en relire au passage quelques pages). Je tenais à le noter (à chacun ses manies, ses obsessions). Et aussi à insister sur le fait que le travail de Suzanne Doppelt – ces tensions très singulières entre texte et image – n’a aucun équivalent. Ayant lu d’une traite, il y a quelques jours, ce dernier opus, j’avais, je ne sais plus pourquoi, glissé un signet entre deux pages. Le retrouvant, je prélève ce fragment : “c’est un jour ordinaire au milieu d’un parc, entre deux ponts, dans la campagne profonde ou de nulle part, chaque fois un flâneur est au spectacle, un théâtre de plein air qui montre une très petite comédie de mœurs, mine de rien un badinage piquant et silencieux, un homme plus une femme et entre eux une drôle d’affaire qui modifie l’espace jusqu’à l’horizon. Presque rien une danse légère, un tête à tête fiévreux, une pose contre nature mettent le flâneur en mouvement continu […]” Ce n’est qu’en recopiant ces phrases que je me rends compte qu’au fond, je sais parfaitement pourquoi ce signet. Il m’a suffi pour le comprendre de souligner certains mots : jour ordinaire, flâneur, silencieux, modifie l’espace, presque rien, mouvement continu… Mais se souvient-on d’un nuage – ou d’une image, ou d’un montage (ou d’un mirage…)

5.
“À ce moment précis, le bruit fait du silence et le silence du bruit
[…]
Acte I : Tout se tait, même l’ennui.
[…]
Du silence s’engouffre, un arrêt. D’abord, il n’y avait pas d’images
[…]
Et je lui dis : Je préfèrerais ne pas”
Par elle se blesse, publié dans la collection “Poésie / Flammarion”, est le deuxième livre de Julia Lepère (après Je ressemble à une cérémonie au Corridor bleu en 2029). Il est dédié “à L.” – cet “L.” qui court d’un chant à l’autre :
“L. lui dit qu’enfant, le vent / Lui obéissait // Je le crois”
[…]
“L. m’écrit les mots
Brise
À la craie ou l’autre amour faillit
Brise
Qui veut dire, le vent casse
Et fragments
J’efface ments”
D’un récit que l’on ne pourrait (ne devrait) pas raconter, on peut saisir certaines choses partageables ouvrant la possibilité d’un dialogue. L’éditeur résume l’affaire en quelques mots bien choisis : “Une femme parle et Par elle se blesse, évoquant un amour éteint et des scènes plus lointaines, des images secrètes, des rêveries parfois cruelles. Mais d’autres voix (de femmes) viennent se mêler à la sienne et l’histoire déserte très vite la banalité du réel pour se dérouler sur un autre plan, une scène où se joue un drame moins personnel.” Julia Lepère est comédienne. Je ne dirais pas que ça se devine, mais le savoir n’est pas indifférent. Duras, Purcell – L’homme atlantique, King Arthur –, T.S. Eliot, sont convoqués. “On ne sait pas si on suit le soleil ou si le soleil nous suit / Dans une scène nue pour lui / mes ongles peints / Disparaissent apparaissent je suis une autre qui soupire […] À présent // Des voitures s’avalent dans une lumière fantôme / Je vais, je pars d’un être comme si j’étais un homme, c’est ce qu’il dit // Infligeant mon sort au hasard”
Parce que je ne saurais mieux dire, je reprends ces mots de l’éditeur (que j’attribue donc, bien qu’ils ne soient pas signés, à Yves di Manno) : “Julia Lepère a trouvé le ton juste dans ce long poème en trois chants qui est aussi un récit impossible, lacunaire, dispersé. Évitant tout pathos, son écriture à la fois hiératique et brisée, d’une sombre beauté, dessine une figure de femme, digne de l’ancienne tragédie, dans le paysage épuisé d’aujourd’hui.” On n’entre pas innocemment dans cette maison (que n’a pas bâti Jack) ou dans ce train (fantôme ? “Dis à la foudre qu’elle m’éclaire / Un mois entier / Comme la pluie raye les vitres du train je me sens / Disparaître”).
Lisant, je tempère la théâtralité (question de tempérament), retenant certains murmures –certains silences.
“Elle sur le ponton moi dans la mer
Évitant les méduses
Sans territoire
Ses bleus virant au rivage de mes cernes
Ayant bu les écumes les planches
De demi-dieux leurs longs cheveux de sable souviens-toi
Presque pour morte
Il te laissa
Et hors de moi
J’ai joui tant de fois pour oublier que quelque part
J’attends encore de me réveiller”
Herman Melville, Poésies, traduit de l’anglais (États-Unis), préfacé et annoté par Thierry Gillybœuf, Éditions Unes, novembre 2022, 592 p., 37 €
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduit par Stéphane Bouquet, Éditions Corti, novembre 2022, 110 p., 19 €
Luc Bénazet, La Masse forêt, P.O.L, novembre 2022, 96 p., 17 €
Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, P.O.L, novembre 2022, 80 p., 13 €
Julia Lepère, Par elle se blesse, Poésie / Flammarion, octobre 2022, 138 p., 17 €