Constellation de printemps 1: Majeur / mineur – collection Beautés, Josef Albers, Noyau, Gideon Defoe, Aurélia Declercq

© Alix Rosset

Et une fois de plus, écrivant non au fil de la plume, mais au crayon et à la gomme, le prétendu critique s’aventure du côté de la chronique. Il note en passant que ces deux mots ont six lettres en commun : crique, soit le lieu d’abordage qui ouvre sur les sentiers du terrain vague. Il fait attention de bien écrire crique, et non cirque – ou alors en accordant à ce dernier mot un sens lunaire, notre chroniqueur l’étant forcément un peu (dans la lune), surtout quand il esquisse ses “papiers” en marchant, ou en rêvant. Cet inactuel résiste à l’emprise de la nostalgie, tout en ferraillant avec la mélancolie, cette maladie que l’on dit nécessaire – la lutte qu’elle génère nourrissant favorablement son affaire –, à condition de ne pas céder à la tentation de déposer les outils. Plus confiné que jamais, il regarde avec curiosité ce qui lui parvient, puis s’absorbe dans la lecture du jour – de la semaine, et parfois bien davantage –, se demandant si quelque chose, comme une trace non effacée, pourrait témoigner de cet acte simple et sans autre enjeu que de traverser le temps, entretenant la mémoire et relançant les dés.

1. Nous avons déjà eu l’occasion ici-même de rendre compte de la “collection Beautés”, publiée sous la direction de Camille Saint-Jacques et Éric Suchère aux éditions Lienart (2009-2012), puis à la galerie Jean Fournier en coédition avec le FRAC Auvergne (jusqu’en 2018), et aujourd’hui à L’Atelier contemporain (toujours en coédition avec le FRAC Auvergne). Seize volumes au total, le dernier ayant pour titre MAJEUR/MINEUR et pour sous-titre Vers une déhiérarchisation de la culture. Outre celles d’Éric Suchère (écrivain et enseignant) et de Camille Saint-Jacques (peintre), il propose des contributions de Guillaume Kosmicki (musicologue), Arnaud Labelle-Rojoux (artiste), Fabrice Lauterjung (cinéaste et enseignant), Bertrand Tillier (professeur d’histoire contemporaine à Paris I), Jean-Charles Vergne (directeur du FRAC Auvergne), Hugo Vitrani (critique et commissaire d’exposition) et Jacques Lang qui, interrogé sur cette fameuse “déhiérarchisation des pratiques artistiques”, répond : “J’ai souvent contesté la distinction entre art majeur et art mineur. La vraie distinction est à établir entre la beauté et la laideur, mais qui peut en être l’arbitre suprême ?”

Partant de ce dernier volume dont la lecture est comme toujours recommandable, et histoire, non de répondre à toutes les interrogations qu’il soulève, mais d’en ouvrir quelques autres, voici quelques lignes hâtives, probablement décalées : en marge, même si en résonance – en hommage, ou en contradiction –, à partir de de ce qui me semble être encore un sujet passionnant, car à la fois dépassé (pour qui croit que cette affaire est réglée) et toujours à reprendre, peut-être pour arriver enfin à s’en débarrasser – majeur/mineur étant peut-être ce qu’il y a écrit à l’encre sympathique sur le sparadrap du capitaine Haddock.

Krazy Kat © Herriman / Les Rêveurs

La lecture de bande dessinée, que ce soit une suite de strips de Krazy Kat ou de José Parrondo, ou encore un album de 48 pages en couleurs cartonné (un Lucky Luke du duo Morris-Goscinny, par exemple), ne me divertit pas davantage que celle de Wittgenstein, Charles Reznikoff ou Marguerite Duras. Et c’est la même chose du côté de l’écoute musicale. Quand je passe du Stockhausen ou du György Kurtág sur ma platine, il m’arrive d’être pris d’une irrésistible envie de bouger, tandis qu’avec des chansons de Jerry Lee Lewis ou de Neil Young, je demeure le plus souvent immobile.

Peut-être ne sais-je plus trop ce que signifie ce mot “divertissement”. Signe de vieillissement ? Va savoir… Quand le corps s’use, il faut compenser, chercher d’autres positions, au risque de se trouver parfois bloqué. La seule chose qui compte, c’est continuer : ne jamais laisser tomber ce qui nous conduit à traverser le temps en être vivant. Découvrant des choses, sinon nouvelles, disons neuves, nous prenons (ou non) un plein d’énergie, retrouvant momentanément quelque souffle. Et quand il nous arrive de relire, de réécouter, de regarder à nouveau ce que nous croyions parfaitement connaître, accordant pour cela nos sens tout en les laissant libres de se contredire, ce qui toujours surgit, c’est du pur présent : nul projet de retrouver – de récupérer – du perdu. Comme la mémoire s’altère, encombrée de trop de souvenirs, il faut sans cesse faire le ménage – mais au nom de quoi ? Que devons-nous préserver ? Ce qui nous paraît “majeur” ?

Jouons avec les mots. Par exemple : du temps où nous étions mineurs, nous n’avions pas hâte de devenir majeurs. Un souvenir : en 1969, soit un an après mai 1968, alors que j’avais 13 ans, tout m’est arrivé d’un seul coup, en particulier dans le domaine musical : John Coltrane et Frank Zappa, Pierre Boulez et Les Stooges, les musiques d’Extrême-Orient et l’électroacoustique. Je n’avais pas envie, non seulement de faire le tri (il se fait de lui-même, souvent inconsciemment, à force d’en épuiser l’écoute), mais surtout de me priver de quoi que soit. Et encore moins d’établir des classements. S’il y a des œuvres que je ne réécoute plus trop aujourd’hui, comme celles de Boulez et de Zappa (malgré quelques pépites dans leur production dont je ne saurais me passer), je dois reconnaître que ces musiciens m’ont marqué pour la vie. Rien que de très banal – sinon l’époque qui était, il faut le reconnaître, assez particulière.

Enlightenment pour 3 basses de viole © Christian Rosset

Ma relation à l’écriture musicale, même si elle ne passe pas systématiquement par le papier, est particulière, car je suis – en termes de métier – compositeur. Et ce clairement du côté des pratiques dites “savantes” de la musique, c’est-à-dire ayant requis pour être exercées certains apprentissages, ne serait-ce que pour pouvoir les remettre en jeu. Avec le temps, les partitions que j’ai écrites sont devenues assez complexes, sans complaisance avec l’air du temps, celui qu’on siffle sous la douche. Il m’est impossible de revenir en arrière : de retrouver comme certains le font aujourd’hui les bonnes vieilles armatures tonales (en majeur ou en mineur), fabriquant “comme au bon vieux temps” des pièces consonantes d’accès facile. Mais je n’ai jamais pour autant cessé d’écouter – et même de vivement apprécier – certaines musiques dites populaires. Par exemple celles qui relèvent de ce que Jean-Michel Espitallier a nommé : le rock et autres trucs. M’aventurant régulièrement de ce côté, j’ai une préférence pour les productions les plus simples, les plus épurées, les plus efficaces, qui parlent directement au corps : les Rolling Stones de Beggars Banquet, les Sex Pistols de Never Mind the Bollocks, quasiment tout Nirvana ou Sonic Youth, plutôt que les bavardages virtuoses des prétendus savants de la pop qui véhiculent l’illusion du progressisme. Si on peut envisager quelques modes de hiérarchisation dans la production musicale (c’est la même chose pour tous les domaines de création), ils ne passeront pas par les genres, mais par les œuvres. Il y a des albums rock majeurs et des partitions postsérielles ou spectrales (ou ce que vous voulez parmi qui s’affiche “savant”) mineures. L’éternel problème, c’est le suivisme (le grand malheur du contemporain, c’est la prolifération des épigones). Et ce qui nous fait toujours le plus horreur, c’est le chantage – au “majeur” comme au “mineur”. Chantons contre le chantage, question de vie ou de mort.

© Jochen Gerner / Galerie Anne Barrault

Il ne s’agit pas de renverser les hiérarchies (ce qui, lit-on sur la 4e de couverture de ce seizième volume de la “collection Beautés”, serait “autant porteur d’émancipation que d’une idéologie libérale”), mais de s’en passer, tout en faisant montre de rigueur – d’une rigueur non rigoriste, non fermée sur elle-même au nom de tel ou tel principe, mais au contraire à l’écoute des échanges naissant simultanément en et hors nous. Certains écrits en disent plus long sur leurs auteurs que sur les sujets qu’ils abordent. Je pense à ceux qui partent des goûts de leur auteur (cette fois sans “.e”, ce volume étant exclusivement rédigé au masculin) – ou disons de l’histoire de leurs goûts, ou encore de ce qu’ils retiennent des moments où ils se sont immergés dans une œuvre visuelle et/ou sonore et/ou verbale – peu importe qu’on la caractérise de majeure ou de mineure (ou encore : pour public restreint ou pour grand public ; et ne nous trompons pas : nombre de bandes dessinées, par exemple, sont publiées avec un tirage équivalent à celui des livres de poésie). Ces écrits, plutôt subjectifs et non autoritaires, nous parlent, non parce qu’ils égrènent des sentences définitives, mais parce que divers dialogues, comme entre amis, sont ainsi amorcés.

Il est toujours problématique de parler de ce que nous ne connaissons pas, même s’il est relativement facile aujourd’hui d’y parvenir (ce ne sont pas les antisèches qui manquent dans le monde virtuel) ; et surtout de parler de ce que nous n’aimons pas – du moins avec compétence, goût, intelligence. Dans le meilleur des cas, nous faisons seulement mine d’accorder une oreille assourdie à ce qui nous procure des hauts le cœur. Et puis, il y a cette erreur courante qui consiste à privilégier le genre à la forme : de ne retenir de ce qui échappe à notre entendement que ce qui fait grand bruit. Or c’est ce qui se manifeste à l’écart, dans le silence bruissant du terrain vague, là où ne paradent pas les icônes éphémères de l’air du temps, qui attire en premier lieu les vrais curieux. Oublions les stars du marché – sauf quand il leur arrive de nous toucher concrètement, mais encore faut-il qu’elles se dépouillent de leurs oripeaux pour se montrer nues, ne serait-ce qu’un bref instant et le plus souvent par surprise. Avec un peu de travail – associant en toute liberté sensibilité et réflexion – le sparadrap du capitaine commence à se décoller de notre peau.

Une dernière remarque au sujet de la question de la légitimation des arts dits “mineurs”. À mon sens, elle n’est que de peu d’importance : c’est l’exploration de l’objet qui compte, entre contemplation, confrontation et immersion, et non sa position dans tel ou tel système de classement. Admettons que ce soit une bonne idée de re-hiérarchiser parce qu’on aurait trop abusé du contraire. Il est vrai que l’absurde “tout se vaut” sonne comme une insupportable démission. Mais décloisonner demeure toujours nécessaire. Quoi qu’il en soit, il faut s’intéresser en premier lieu à ce qui fait la singularité – plus que la nouveauté – d’une forme, et laisser s’exprimer le corps qui, comme le disait très justement Barthes, n’a pas les mêmes idées que nous. Seuls les professionnels du jugement critique ou de l’enseignement des genres dits mineurs ont un désir de légitimation de leur objet d’étude, ne serait-ce que pour apporter un peu de plus-value à leurs travaux. Les autres éviteront ces deux écueils que sont la fausse exégèse savante – celle qui ferait d’une histoire de schtroumpfs l’équivalent d’un combat pour la langue – et la naïveté qui conduit à tirer par avance les fils des nostalgies à venir.

Et, pour revenir à ce qui a précipité ces notes trop rapides, et pour fournir un exemple du contenu de ce volume collectif, quelques lignes d’Arnaud Labelle-Rojoux : “Sonic Youth se situe de plain-pied dans mon imaginaire, au même titre que Robert Rauschenberg ou William Burroughs ou Andy Warhol ou Jean-Luc Godard. Au même titre […] que toute une mythologie rock liée à mon adolescence, le rock anglais des Kinks, la découverte des girly groups de Phil Spector, et remontant le temps le rock’n’roll d’Elvis ou de Bo Diddley. J’ai pourtant du mal à définir d’emblée où se situe le point d’aimantation commun. À bien y réfléchir, finalement, est-ce tout simplement ce dont parle Mick Kelley : le « bruit ». Le bruit comme une sorte de désobéissance instinctive.” Et non le bruit médiatique prétendument rassembleur (intergénérationnel et consensuel) dont je parlais plus haut.

Donnons enfin l’avant-dernier mot à John Cage (fort peu convoqué en ce volume) : “Je tente de ne pas développer « favoris » et « préférences ». De cette manière je vois que je reste curieux et attentif à ce qu’il m’arrive de rencontrer.” Et le tout dernier à Morton Feldman, au sujet justement de la musique de Cage : “C’est comme si j’avais été jeté du jardin d’Eden ; sa musique avait quelque chose ; je pensais ne plus jamais pourvoir écrire de la musique prestigieuse, « glamorous ». Qu’est-ce que la musique élégante ? Monteverdi, c’est de la musique élégante. / Sur le plan de la composition, j’ai toujours voulu être Fred Astaire. / Cette histoire d’être rejeté ou chassé du paradis, c’est le cadeau qu’il m’a fait. Je suis content d’en être sorti ; cela devenait trop chaud là-dedans (Propos tenus à Darmstadt, 1986).”

2. Poèmes et dessins est le titre d’un ouvrage de Josef Albers publié en 1958. Principalement reconnu pour son travail sur la couleur, que ce soit par sa série de peintures Hommage au carré ou par ses écrits (L’interaction des couleurs reparaît ces jours-ci chez Hazan), illustre professeur, au Bauhaus, au Black Mountain College et à Yale, Albers reste en partie méconnu, notamment en ce qui concerne son écriture poétique. Aussi faut-il saluer cette nouvelle édition d’un livre conçu de A à Z par son auteur, la première offrant une traduction française (mais pas seulement – car sa rigoureuse fidélité au projet initial n’a pas empêché l’apport d’un appendice de plus de cinquante pages, comprenant des Poèmes épars et un solide appareil critique), aux Éditions Unes.

“Le but de la vie :
des créatures vivantes

Le but de l’art :
Des créations vivantes”

Le plus souvent brefs et aussi simples (du moins en apparence) que percutants, les poèmes de Josef Albers sont impeccablement traduits par Pierre Mabille qui est peintre et poète et Andrew Seguin qui est poète et photographe. Les deux hommes se sont “rencontrés par hasard un matin d’août 2016” à la Fondation Josef et Anni Albers [à Bethany dans le Connecticut] où Pierre Mabille était en résidence artistique : “À l’insu l’un de l’autre, nous avions chacun entrepris un travail sur les poèmes de Josef, afin qu’ils touchent un plus large public. C’est Nicholas Fox Weber, directeur exécutif de la fondation, qui nous a suggéré de travailler ensemble en vue d’une quatrième édition.” Ce dernier a écrit une postface très éclairante où est notamment racontée une anecdote du temps de sa rencontre (en 1971) avec le couple Albers qui vivait “dans une ville du Connecticut nommée Orange.” “Le théoricien de la couleur mondialement connu s’émerveillait devant le panneau qui marquait la limite de la ville. Peint en vert, en lettres blanches, il disait : « This is Orange » ; il considérait que c’était un parfait exemple du piège inhérent au nom des couleurs. Il était enchanté par le caractère trompeur des mots et le principe des significations multiples, visuelles ou verbales.” Nicholas Fox Weber relève aussi que “la poésie était une partie essentielle de la vie d’Albers. Il aimait Schiller et Goethe ; il aimait aussi le haïku.”

Josef Albers, Poèmes et dessins © Éditions Unes

Poèmes et dessins, comme son titre l’indique, est composé de poèmes et de dessins. “Ce livre contient une grande partie de ce que l’artiste aimait : une quiétude et un regard plein de modestie, le mélange du visuel et du verbal. Il oppose des dessins mystérieux, tout à fait épurés et simples, mais aux significations multiples, à des vers dotés des mêmes qualités. Par cette combinaison particulière d’éléments, il avait réalisé quelque chose de musical : où le phrasé et les blancs comptent autant que les thèmes centraux, où la pesanteur se dissipe et le rythme est constant (Nicholas Fox Weber).” Si effectivement le positionnement des poèmes dans la page – cette fois en trois langues : allemand, anglais et français – est pensé sur le plan graphique, s’adressant aux facultés visuelles de ses lecteurs, s’il y a donc des poèmes et des dessins, les deux ne retrouvent jamais simultanément, ne serait-ce que sur une seule double page. Incitation à exercer sa mémoire pour réaliser ses propres mixages ?

“L’un marche
l’autre se tient là
qui a la priorité
sur le chemin”

Comme l’écrit justement Andrew Seguin, les dessins “sont ceux qu’Albers a commencés autour de 1949 et qu’il a intitulés Constellations structurelles. Ce sont des dessins en noir et blanc constitués entièrement de lignes droites parallèles. En variant la force et l’épaisseur du trait, les lignes d’Albers semblent trahir leur symétrie : l’espace entre elles se déplace et se transforme […], à se demander si, en fait, les dessins ne sont bien constitués que de lignes droites, parallèles. Ils le sont.” Après avoir remarqué que l’artiste “réussit à s’émanciper de la forme dans les Constellations structurelles en traçant dans ses dessins des lignes aux épaisseurs variées”, il constate que “sa méthode est comparable dans ses poèmes.”

Josef Albers, Poèmes et dessins © Éditions Unes

Incertitude et précision – trompeuse –, simultanément cette fois, à l’œuvre. Pas de tricherie, ni de ton péremptoire. Mono no aware. “Quand les jours sont / colorés de fleurs / et parfumés de chant d’oiseaux // alors je me languis / de revenir / mais je me demande – où aller”. En attendant que l’exposition Anni + Josef Albers : l’art et la vie s’ouvre en juin au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, on ne peut que recommander ce très beau fac simile intégral de l’ultime édition réalisée par Josef Albers lui-même, fruit d’une belle collaboration entre les Éditions Unes et The Josef and Anni Albers Foundation. Notons le prix plus que raisonnable de cette quatrième édition, et apprécions à sa juste valeur le travail de ses concepteurs qui ont su préserver l’exigence de l’artiste germano-américain quant à l’impression – couverture en sérigraphie avec jaquette transparente la recouvrant ; mise en page intérieure au cordeau. Et aussi ces poèmes épars (offerts en “supplément”, ce qui rend cette édition plus que précieuse) qui valent le détour, tel celui-ci intitulé CÉZANNE :

“Tu vois
mais tu ne vois
pas
Ou
plus tard
que presque tout
revient au même
comme l’un
et le même
sont nombreux
bien plus tard
cet émerveillement
que le même
– est tout”

3.1 Les livres de Noyau, pseudonyme du dessinateur suisse Yves Nussbaum, sont en bonne place dans ma bibliothèque au rayon “Cahiers dessinés”, l’entreprise éditoriale de son ami Frédéric Pajak, forte aujourd’hui d’un grand nombre de volumes et quasiment tous dignes d’intérêt. Je dois avouer que si j’ai été immédiatement frappé par ses dessins aux doigts trempés dans la gouache noire, son approche de la couleur m’a longtemps tenu à distance. Mais ce qui est formidable dans ces constellations plus ou moins éphémères que nous tentons de bâtir au jour le jour, ce sont ces rapprochements fortuits qui nous font passer d’un coup, par exemple, d’Albers à Noyau – c’est-à-dire, non pas du majeur au mineur comme on voudrait nous le faire croire, mais d’une pratique spécifique, précise, personnelle, à une autre, non moins spécifique, précise et personnelle.

Poèmes et dessins et Au suivant – c’est le titre du livre que Noyau vient de faire paraitre chez Atrabile – se défendent par eux-mêmes, sans devoir chercher querelle. Leur apparent désaccord m’incite, non à les rapprocher, mais à les faire se suivre dans cette constellation. On ne cesse de tourner des pages et parfois c’est le corps qui décide, parfois non. D’ailleurs, c’est mon corps qui résiste à l’esthétique de Noyau, alors qu’il se sent parfaitement à l’aise chez Albers. Par ailleurs, ma tête me souffle que les deux ont une forme d’intelligence non dépourvue d’humour en commun – un humour certes relativement discret chez l’homme du Bauhaus (même si clairement repérable), mais irrésistible chez le zurichois. Dans sa préface au livre de Noyau, Le bon goût (Les Cahiers dessinés, 2018), composé de grandes images muettes en couleurs, Michel Thévoz écrit : “Tel est l’enjeu pour Noyau : la « réalité » s’arrange pour produire une fiction crédible, qu’il s’agit par conséquent de déjouer. C’est dire que la monstruosité, ordinairement diffuse, n’a de chance de se dessiner qu’à la faveur d’un subtil désordre narratif, comme une anagramme de la banalité. Elle ne peut se manifester que sous la forme d’un lapsus graphique en l’occurrence. Or, tout ce que nous trouvons à faire, c’est éclater de rire !” Au sujet du livre précédent, L’art de vivre, (Les Cahiers dessinés, 2015), Philippe Garnier affirme que “Noyau ne veut pas être profond, il ne veut pas être artiste. Est-il seulement certain de vouloir être drôle ? S’il introduit dans le dessin populaire une autre dimension, il la récuse aussitôt. Il marche le long d’une frontière qu’il a tracée. Avec une insouciante ironie sur lui-même et sur les moyens du dessin, il invente un art de la fuite.” Ces remarques s’appliquent à une série de dessins d’ordre “autobiographique” intitulée Je me souviens dont le premier est Je me souviens qu’il ne se passait jamais rien ; et le dernier, Je me souviens d’un trou béant et muet. Entre les deux on trouve Je me souviens d’avoir traqué l’odeur des vieux ; ou encore Je me souviens avoir envisagé ma disparition comme seule issue au ridicule.

© Noyau : Atrabile

Au suivant est composé d’une suite de 62 séquences dessinées et légendées de quatre cases sur deux pages. Chacune d’entre elles a pour titre un prénom, d’Agathe à Zoé, alternant les personnages féminins et masculins. Prenons-en un au hasard. Melvin, par exemple : “Melvin s’offre le luxe absolu : l’abstinence. / Il ne veut plus d’automobile, d’habits de marque ou de vacances. / Melvin se fiche du succès, d’une carrière ou d’une simple reconnaissance sociale. / Il n’y a qu’au soutien financier de ses parents qu’il refuse de renoncer.” Ou (double page précédente) : “L’éprouvante puberté enfin dépassée, Maude constate avec amertume… / …qu’elle ne sera jamais une jolie femme. / les visages harmonieux et séduisants de ses parents lui paraissent une cruelle injustice. / Maude apprend qu’ils se sont rencontrés après leur remodelage facial. Les gènes sont impitoyables.” Bien entendu les dessins manquent quand on recopie ces légendes. C’est alors qu’il nous faut reconnaître que lire – si on apprécie ce qu’on lit, y trouvant du plaisir, riant par intermittence, tout en amorçant un dialogue réflexif, comme malgré nous –, c’est peut-être davantage faire tomber des réserves que chercher à confirmer ce qu’on sait déjà. Aucun intérêt à s’esbaudir de son bon goût ou de recommencer éternellement le même jeu relationnel avec ce qui nous arrive par tel ou tel chemin – officiel ou de traverse. Ou peut-être est-ce simplement la cruauté de ces microportraits qui nous touche parce que nous avons mauvais esprit que leur auteur. Cela vaut bien une mise en sourdine provisoire de notre addiction graphique à l’épure

© Noyau / Atrabile

3.2 Autre entreprise réjouissante, venant cette fois d’outre-Manche : Le sexe tout bête de Gideon Defoe, illustré par Florence Cestac et publié dans la collection “Les insensés” dirigée par Frédéric Brument aux éditions Wombat. L’humour anglo-saxon, on y est ou non sensible. L’étant à celui des Monty Python ou de Wallace et Gromit (relevons au passage que les studios Aardman ont adapté en animation The Pirates ! In an Adventure with Scientists ! de Gideon Defoe), je me suis lancé dans la lecture de cette suite de fiches zoologiques sur la sexualité des animaux sans imaginer que je le ferais d’une seule traite. Ce livre assez ironique et très divertissant qui relève d’un de ces arts dits mineurs dont on ne saurait se passer (le volontairement idiot) est une mine. Pas étonnant que Florence Cestac, par ailleurs biographe en bande dessinée de Charlie Schlingo, se soit amusée à enrichir ces fiches de quelques cabochons. Dès l’introduction, l’auteur ne nous “promet pas que ce livre nous enseignera la moindre vérité fondamentale sur la théorie de l’évolution, ni qu’il puise dans la sociobiologie d’autres espèces pour jeter la moindre lumière sur la sexualité humaine. Les animaux font des choses stupides. Les humains font des choses stupides. En réalité, vous allez surtout apprendre qu’en ce bas monde nous sommes tous d’une stupidité à peu près équivalente. Si vous avez plus de huit ans, vous le savez déjà. Et si vous n’avez pas encore cet âge, vous ne devriez pas lire d’ouvrages dont le titre évoque la copulation des animaux.” Cela devrait suffire à donner envie aux lectrices et aux lecteurs de cette chronique de découvrir ce petit livre dont l’éditeur nous précise que son auteur a fait des études d’anthropologie et de zoologie avant d’obtenir un certain succès en devenant “auteur comique”, comme quoi les études mènent à tout. Et ce n’est pas plus mal qu’un écrivain finalement assez savant nous révèle ainsi la raison principale pour laquelle on doit lire ce livre traitant de la sexualité animale, tant des insectes les plus repoussants que des valorisés grands mammifères : “Je ne vois pas pourquoi je devrais connaître ces choses horribles et pas vous”.

4. Dernière étape pour cette première constellation marquant le retour du printemps : RIKIKI d’Aurélia Declercq, un livre inclassable, d’une singularité absolue, que les éditions de L’Attente viennent de publier dans leur collection “Ré/velles” (“entre récit et nouvelle, cette collection tente de fusionner des genres préétablis en infiltrant des onces de poésie”). Aurélia Declercq est née à Bruxelles en 1993 et vit à Paris. “Après un diplôme en psychologie clinique et des recherches sur la fonction du néologisme dans les processus langagiers dits psychotiques à l’Université Libre de Bruxelles, elle rejoint l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris afin de poursuivre ses réflexions sur la matérialité du langage.” RIKIKI, son premier livre, bénéficie d’une brève mais percutante préface de Pierre Alferi qui s’achève ainsi : “La voix qui nous guide est déjà reconnaissable entre toutes.” Quelle voix ? Celle d’un oiseau ? D’un personnage ? D’une autrice ? Celle du livre. “C’est qu’Aurélia Declercq, avec des mots tour à tour tranchants et veloutés, une syntaxe acérée mais un phrasé soyeux, nous entraîne dans la petite grotte, la gorge derrière la glotte, où la nature physique abdique ses lois devant celles de la profération et de la projection, de la lecture et de la rature, d’une métamorphose verbale continue et néanmoins brutale. Il vaut la peine de la suivre dans ce détroit de tissu et de chair déchirés (Pierre Alferi).”

Cette singularité se ressent en permanence par le son, le rythme, le sens de la variation, le mouvement jamais forcé et toujours inventif des agencements. “Je dors le jabot night sur moi, j’ai mis certains sommeils en file. Tu te réveilles et tu dis fort que le bec est en train de s’ouvrir, il s’ouvre alors que c’est la nuit. Je ne sens rien, je ne vois pas la fenêtre becquée. Je me tends, toi tu te rassures de la férule racine tu la sens en dessous, elle se délie elle fait jaune. J’ai la tête dans mon oreiller, ‘tu es où Elsa’. Pas d’écho, tu es où Elsa, Elsa n’est pas là, pas dans le jabot, tête back dans le tissu, complètement dessus partout sur la face.”

C’est toujours un bonheur de lire un ouvrage peu épais, mais d’une grande densité, qui nous entraîne du premier au dernier mot, et que l’on peut reprendre aussitôt, comme on replace la tête de lecture sur la première plage d’un vinyle après le lockgroove final. Je me souviens d’un texte de Marc Graciano, Le Soufi, publié par l’an dernier par Le Cadran Ligné : moins de soixante pages tout aussi singulières, fortement rythmées et requérant un certain souffle. Difficile d’en parler, car il faudrait trouver un équivalent dans l’écriture critique de ce travail du corps. C’est la même chose pour RIKIKI. On ne peut que recopier ce dont on ne saurait produire une sorte de résumé (entreprise absurde s’il en est – on peut à peine dire qu’on y retrouve le nom de Buster Keaton et que ce n’est pas par hasard), et qu’il n’est pas aisé de commenter (même s’il est possible de le préfacer comme on l’a vu).

(page 35). “Le bec s’ouvre un peu revient et ouvre les paupières. Nous regardons, encore le jabot total recouvre nos débuts de cous. Il peut accueillir les trois quarts, soixante-quinze pour cent des roucoulés du réveil. Ensemble debout bien réveillés bien becquetés toi et moi on lui dit : ‘Elsa quel est ton romantisme ?’. Elsa se tait ça ne fait pas écho. Elsa préfère ses tissus, Elsa préfère toujours ses tissus ‘mes tissus ne trahissent pas même s’ils se transforment’. P. 40 : “On s’accompagne toi et moi. On se calme un peu. On va dans la poche creuse. On met des pas en file. Je vois le léopard un peu plus loin c’est difficile. Tu me dis de penser à nouveau à la glissade. De se rassurer de ça. On glisse encore. On ne se la raconte par trop haut, pas trop grand, on glisse. Je t’écoute.”

Lecture à l’écoute d’une voix de poète, donc une voix minoritaire, qui entretient en (et avec) nous un plaisir majeur. 

Majeur/Mineur, Collectif sous la direction de Camille Saint-Jacques et Éric Suchère, collection “Beautés”, L’Atelier contemporain & le FRAC Auvergne, mars 2021, 224 p., 25 €
Josef Albers, Poèmes et dessins, Éditions Unes, février 2021, 128 p., 25 €
Noyau, Au suivant, Atrabile, mars 2021, 128 p., 19 €
Gideon Defoe, Le sexe tout bête, traduit par Thierry Beauchamp et illustré par Florence Cestac, Wombat, mars 2021, 160 p., 16 €
Aurélia Declercq, RIKIKI, Éditions de L’Attente, mars 2021, 92 p., 12 €