Stanley Cavell : déni de savoir, plaisir de penser

Shakespeare, Le roi Lear (détail couverture © éditions Folio

N’étant jamais ni leur préoccupation centrale, ni un point critique dans leurs systèmes, les philosophes depuis Platon et Aristote se sont souvent intéressés à la littérature pour la traiter en petite sœur étourdie. Une perspective qui trouve avec Hegel son achèvement : pour lui, si la littérature pense et doit en tirer la dignité de toute activité ayant un certain commerce avec le vrai, c’est malgré tout en ne présentant (comme l’art en général, dont elle est un produit tardif) l’idée que sous une forme sensible — soit un stade élémentaire de l’histoire de l’esprit, destiné à se dépasser dans le face-à-face conscient avec la vérité, dramatisé par l’avènement du concept. Reviendrait donc au philosophe glorieux de ressaisir en l’explicitant ce que les pauvres écrivains pensent sans savoir qu’ils le pensent.

Il en va différemment depuis que les métaphysiciens, Pères Ubu autant ridiculisés par l’excès de leur revendication à l’hégémonie qu’acculés par les sciences à reconnaître leur ignorance, en rabattent sur leurs prétentions et acceptent de se reconvertir dans l’épistémologie, les sciences humaines, l’histoire des idées et/ou la théorisation du cul-de-sac de leur propre discipline. Et ce, au moment même (disons, dans les deux cents dernières années : après Hegel) où la littérature, dopée par une confiance déroutante en ses propres pouvoirs, connaissait des développements impressionnants. Entre les années 1820 et les années 2020, un retournement impressionnant a donc interverti leur hiérarchie, la philosophie n’étant plus tolérée ou bien, en sa dimension discursive, que comme un sous-genre de la littérature (perdant sa prétention à la vérité), ou bien, dans sa prétention conceptuelle, que comme un sous-genre de la critique (perdant toute visée de la chose même). Il devint alors courant de voir les « grands philosophes » de jadis descendre de leur estrade universelle, qui en assumant la part subjective de son écriture, qui en s’agenouillant devant tel poème ou tel roman comme s’il s’agissait là d’inépuisables oracles que leurs concepts se contentaient, servilement, de cirer. Bien sûr (un littérateur nous l’apprend) tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, et un tel retournement comprenait son moment sournois : il s’agissait aussi  (et parfois : d’abord) pour les philosophes, en prêtant leur voix à telle ou telle œuvre, de faire la preuve de leurs concepts — donc retrouver, dissimulée sous la scène littéraire, l’ontologie fondamentale dont ils possédaient, eux saussuriens, freudiens, heideggeriens, marxistes ou deleuziens, la mystérieuse clé. Mais il n’empêche : guéris de l’ambition de dévoiler le réel du réel, ils étaient devenus ou des littérateurs maladroits, ou des critiques grandiloquents.

Le livre de Stanley Cavell, Le Déni de savoir dans sept pièces de Shakespeare, n’échappe pas complètement à cette double attitude : s’il ne se prive pas de noter que « quand on se réfère à l’idée de la pièce-bien-faite pour décider de ce qu’est le théâtre, force est de reconnaître que les intrigues de Shakespeare sont plutôt mauvaises » (p. 116-117), il loue aussi abondamment le génie des pièces de Shakespeare ; et l’enjeu général du livre reste de les arrimer à sa théorie du scepticisme (élaborée ailleurs, dans des ouvrages de philosophie dont les chapitres qui composent le Déni de savoir sont pour plusieurs d’entre eux des conclusions et des épilogues), même s’il se défend de les traiter comme de simples cas d’école :

je n’« applique » pas la philosophie à la littérature, ce qui reviendrait à considérer les œuvres qu’on appelle littéraires comme de simples exemples destinés à illustrer une matière philosophique déjà connue, indépendamment de la littérature. Si je devais caractériser ma démarche, je dirais plutôt qu’elle a été, invariablement, de considérer les œuvres dont j’ai été amené à faire, en quelque sorte, une lecture publique […] comme traitant de sujets que notre philosophie, livrée à elle-même, ne nous permet pas de cerner, dans la mesure où elle les intellectualise globalement sous l’appellation de scepticisme […] (p. 231).

Autrement dit, Stanley Cavell, tout en partant d’une idée moderne, dévaluée de la philosophie (impuissante à penser le « déni de savoir » parce qu’elle le recode sous la forme du scepticisme — demandant : qu’est-ce qui me prouve qu’autrui existe ? que le monde existe ? que ce n’est pas simplement un rêve que je fais ?), voit paradoxalement la littérature avec des lunettes hégéliennes — simplement, si l’on peut dire, mises à l’envers : le théâtre de Shakespeare penserait correctement (sous une forme concrète) ce que la philosophie conçoit mal et de manière trop abstraite. La tragédie serait ainsi la dramatisation d’une réponse aux bouleversements générés par les révolutions scientifiques en Europe aux XVIe et XVIIe siècles, dont on retrouve une autre formulation dans les œuvres de Montaigne ou Descartes. Pour Cavell, ce déni de savoir par lequel nous déclarons que ne nous apparaît plus comme évident ce sur quoi était pourtant fondée la vie ordinaire, revient à un problème de reconnaissance. Être sceptique, en effet, cela signifierait refuser à la fois la finitude (prendre prétexte qu’on ne peut pas tout fonder pour prétendre ne rien connaître) et autrui (parce qu’on ne saurait démontrer son existence) — la finitude et autrui, objets même de la tragédie.

Le Déni de savoir s’attache à sept pièces : Antoine et Cléopâtre, Le Roi Lear, Othello, Coriolan, Hamlet, Le Conte d’hiver et Macbeth. Des thèmes tracent des diagonales : la jalousie, les rapports entre politique et érotique, la reconnaissance filiale. Le tout entrecoupé de digressions plus ou moins directement reliées à la pièce étudiée. Il s’agit en effet de proposer, selon les mots de Cavell dans la citation que j’ai donnée plus haut, une « lecture publique » : plutôt qu’un commentaire argumenté et proprement construit, à chaque fois penser à voix haute, devant son lecteur. C’est la raison pour laquelle l’intérêt du livre, quoi qu’il en ait, tient moins à telle ou telle thèse qu’on aurait profit à résumer (comme je viens de le faire), qu’à sa grande liberté et surtout, à l’intelligence qui s’y déploie de manière parfois vraiment stupéfiante — dans ces moments de liberté où l’horizon de la grosse démonstration s’éloigne. Qu’il se laisse porter par des rapprochements de mots ou qu’il dialogue avec la psychanalyse, qu’il trace un parallèle avec le cinéma hollywoodien ou qu’il lise Shakespeare selon les catégories du féminisme, Stanley Cavell fait feu de tout bois — au point qu’en refermant ce livre, on se dit que les rapports entre littérature et philosophie doivent moins ressortir à une compétition théorétique (qui touche au vrai ?) qu’à une complémentarité esthétique (comment le plaisir donné par l’un est augmenté par le travail de l’autre ?) La magie réside dans leur alliance : la littérature peut certes donner beaucoup à penser, mais encore faut-il penser cette pensée, être capable d’activer ce que le texte contenait en puissance.  Cavell, en cela, est redoutable d’inventivité : il voit des rapports, entend des étymologies, déchiffre des symboles qui (pertinents ou loufoques) nous avaient parfaitement échappé. Antoine et Cléopâtre devient la parabole d’une catastrophe, Le Roi Lear une tragédie de la honte, Coriolan un évangile du cannibalisme. Plus encore, tel détail épate : quelques pages sur la magie dans Lear, sur le rapport de l’anus à la bouche dans Coriolan. Tout se passe comme si, nos facultés réceptrices n’étant pas par elles-mêmes suffisamment sensibles pour la subtilité des figures offertes par les pièces, la philosophie agissait alors comme un puissant exhausteur, à même de les révéler enfin à l’organe de notre plaisir sidéré.

Stanley Cavell, Le Déni de savoir dans sept pièces de Shakespeare, traduit de l’anglais par J.-P. Maquerlot, textes inédits traduits par A. Galateau, éditions Unes, 2021, 330 p., 25 €