Choses vues, choses lues (21) : brocante de fin d’été, deuxième partie

Léos Carax, Annette © UGC Distribution / capture d’écran CR

Fritz Lang dit à la fin du Mépris qu’“il faut toujours terminer ce qu’on a commencé”. Gaston Planet, peintre dont l’œuvre et la personnalité restent présentes chez celles et ceux qui l’ont rencontré (il est mort en 1981 à l’âge de 43 ans), disait qu’“il y a des abandons qui sont doux, très doux. Il y a des renoncements aussi qui sont satisfaisants.” J’ai annoncé à la fin de l’épisode précédent que la deuxième partie de cette “brocante de fin d’été” serait une “session de rattrapage” consacrée à un petit nombre d’ouvrages, de poésie, de bande dessinée, ainsi qu’à trois films et une exposition. Du coup, à moins de succomber à la douceur de l’abandon (ce qui ne serait pas une mauvaise idée : la canicule régressant, le temps enfin clément incite à la promenade), il faut y aller, en pleine conscience que cette “session” ne rattrapera qu’imparfaitement ce qui n’aura pas été “oublié”. So May We Start ?

Certains se seront aperçu que je viens de citer le titre de la chanson des Sparks qui ouvre Annette de Léos Carax. Depuis que j’ai vu ce film pour la première fois – c’était le 9 juillet 2021 à 19h30 –, il ne s’est quasiment pas passé un jour sans que je ne me dise : ce sera le sujet de mon prochain “papier”. Mais voilà, même si après coup j’ai ruminé ce film des heures entières, forgeant dans mes rêves éveillés, ou dans mes insomnies, quantité de propositions à son sujet ; même si, m’en repassant presque quotidiennement une ou deux scènes depuis que j’ai acquis un fichier du film (Blu-ray américain, dépourvu de sous-titres, ce qui fait que l’image n’est pas gâchée par du texte), je n’en m’en suis toujours pas lassé – bien au contraire : j’y retrouve à chaque fois force détails plus ou moins mémorisés [(en aparté) : je me rends compte que je finis par connaître Annette quasiment par cœur ; le fait que ce soit un film musical n’y est sans doute pas pour rien, même si je suis encore plus sensible au soin porté à l’image : son inventivité, sa justesse, son sens de la ligne, du mouvement, de la lumière, des couleurs, des objets, des décors, qui vaut largement celui apporté au son ; et n’oublions pas la direction d’acteurs et le montage] ; même si j’ai revu, en contrepoint de cette projection intermittente d’Annette, les cinq précédents longs métrages de Léos Carax, toujours ébloui par le deuxième, Mauvais Sang (qui fut le premier pour moi), et appréciant de plus en plus le mal aimé Pola X (que Rivette trouvait à juste titre sublime) ; je n’ai jamais ressenti la nécessité de prendre la moindre note à son sujet, même sur une feuille volante, comme si la force de ce film m’avait intimé l’ordre de faire taire tout commentaire, afin de laisser vivre le plus librement possible ce flot d’images et de sons, tant dans ma tête que sur l’écran de mon ordinateur.

Léos Carax, Annette © UGC Distribution / capture d’écran CR

Quand on se sent en plein accord avec quelque chose (un film par exemple), on n’a pas nécessairement besoin d’en creuser le “pourquoi”, ni même de chercher à convaincre qui que ce soit (on devient indifférent aux divergences d’opinion), et encore moins de “recadrer” la critique, professionnelle ou non (mais il est vrai que cette dernière a finalement plutôt défendu ce film). Inutile d’ajouter un article de plus ; plutôt se lancer dans l’écriture d’un livre en forme d’“entretien infini” ; ou d’un long poème objectiviste, composé de notations sur des choses de peu : la couleur d’un drap ou d’une couverture ; ou la forme d’un jouet. J’ai parlé de “plein accord”, mais il me faut préciser qu’il ne s’est pas fait via l’approbation d’un “sujet”. D’ailleurs, y en a-t-il vraiment un ? L’histoire d’un “mauvais père” ? Si ce n’était que ça, on passerait vite au film suivant. Relevons, même s’il s’agit d’une évidence, que le titre du film reprend le prénom d’un personnage, donc d’un “sujet”, auquel certains spectateurs ne manqueront pas de s’identifier, se glissant dans la peau de cette marionnette en devenir-chair ; et l’on ne peut ignorer la dédicace du cinéaste à sa fille (que l’on aperçoit au début et à la toute fin du film), ce qui me touche personnellement – la personne la plus fervente avec qui j’ai pu échanger à propos d’Annette étant ma propre fille, qui n’a qu’un an de plus que Nastya Golubeva Carax. L’accord ne s’est pas fait non plus via la musique, même si les chansons des Sparks – groupe dont j’ai découvert comme Carax la singularité en 1974 (Kimono My House, Propaganda), avant de le perdre de vue (et d’oreille) – sont dans l’ensemble plutôt réussies, y compris celles, comme We Love Each Other So Much, qui m’avaient fait tiquer à première écoute par leur côté convenu (mais avec les Sparks il convient de ne rien prendre au premier degré, et de relever l’ironie sous-jacente qui anime les meilleures de leurs chansons, comme Stravinsky’s Only Hit). Enfin cet accord ne vient pas non plus d’une sensibilité toujours partagée pour ce qui nourrit le cinéma de Léos Carax (comme ces scories de romantisme juvénile, cependant toujours bien “cuisinés” ; ou cette chanson horriblement chargée de pathos à la fin de Holy Motors). Carax est un homme assez mystérieux, ce qui est une qualité ; on sait tellement “tout” sur tant d’artistes au sujet desquels on aurait préféré ne rien savoir qu’il est appréciable d’en rencontrer un qui refuse de se montrer – et notamment de monter sur scène pour récupérer les prix attribués à ses films.

C’est physiquement, sensuellement, que ça (se) passe : on reconnaît soudain que ça nous a traversé, opérant en nous des dépôts difficiles à saisir par le langage verbal (mieux vaut faire des dessins, ou des montages de captures d’écran). Mais, histoire ne de pas céder à l’emprise du “comment taire”, apportons une simple indication : la couleur verte est associée au personnage joué par Adam Driver. À la première apparition de l’acteur, son nom s’inscrit en lettres vertes sur l’écran (celui de Marion Cotillard le sera sitôt après en lettres jaunes). À la fin de la séquence d’ouverture (qui dure le temps de cette chanson déjà citée So May We Start), les deux acteurs principaux, qui étaient vêtus de noir, changent de “peau” : revêtent des habits neufs, blouson de cuir vert (sombre) pour le premier, et imper jaune (clair) pour la seconde. Je note ces liens entre personnages et couleurs, facilement repérable pour qui sait regarder, afin de privilégier autre chose que “l’histoire”. Je pourrais continuer en relevant l’irruption du rouge (couleur complémentaire) dans les dix dernières minutes du film : couleur de l’uniforme de prisonnier, recouvrant un corps, une peau, en mutation permanente (passion du cinéaste pour les corps, les visages, les regards, les gestes, les voix, et leurs rapports aux objets). Annette est un film dont la couleur est génératrice, même si le cinéma en noir et blanc (muet – ou non) ne cesse de le hanter. Magnifique travail de la directrice de la photographie Caroline Champetier, au sommet de son art (on pourrait saluer de même toute l’équipe : image son costumes décors marionnette montage). On continue ? Un autre jour peut-être. Pour aujourd’hui “c’est la fin et nous vous souhaitons bonne nuit”.

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul est, après Annette, le deuxième film projeté au Festival de Cannes 2021 que je suis allé voir en salle, profitant d’une avant-première au Centre Pompidou. J’ai regardé par la suite (mais en vidéo) bien d’autres films de cette compétition (dont la palme d’or et quelques oubliés du jury). Mais restons-en à ces deux-là : ils étaient l’an dernier, à Cannes (et bien au-delà), les seuls vraiment bouleversants. J’ai – certes assez peu, même si déjà trop – parlé de celui qui s’est inscrit en premier dans mon “hantologie” ; faisons de même – privilégiant la gomme à l’encre indélébile – pour le second. Apichatpong Weerasethakul (qu’il convient d’appeler “Joe”) nous dit que “tout commence vraiment quand on se met à essayer des choses”. Donc, engager le travail, sans savoir d’avance où ça nous mènera : “Nous avons tourné dans l’ordre chronologique et il m’a fallu de temps pour comprendre ce film (Entretien aux Cahiers).” Je me répète : il faut revoir de nombreuses fois les films qui nous ont fait signe, comme il faut réécouter les musiques, relire les textes, retourner voir les expositions, etc. Je suis sorti ébloui de la première projection de Memoria ; mais, contrairement au film de Carax, assez vite retrouvé en vidéo, je n’ai pu me repasser celui de Weerasethakul que six ou sept mois plus tard, au moment de sa sortie en DVD. Je suis donc loin de prétendre le connaître par cœur. Lui aussi me hante cependant. Certaines images, certains sons, et ce que j’ai retenu de leurs combinaisons, surgissent régulièrement en moi – mais de manière le plus souvent lacunaire, “trouée”. Il faut en permanence colmater les brèches : réinventer ce qui échappe. Rien de plus illusoire que de (croire) tout saisir à première rencontre. Il me faudra encore plus de temps qu’au réalisateur pour comprendre son film (je me demande d’ailleurs si j’ai réellement envie de le comprendre). Alors, comme pour Annette, je me contenterai de déposer une simple indication : le personnage interprété par Tilda Swinton (actrice, tout comme Adam Driver, “jarmuschienne”) que Joe a baptisé Jessica Holland (en hommage à Jacques Tourneur, avec qui il partage “une attention au corps, à la vie organique, aux soins” et un certain intérêt pour l’animisme) entend intérieurement un bruit sourd, résonant, aussi bref que perturbant, qui la réveille ou la surprend dans sa vie éveillée. Cherchant à en faire réaliser une empreinte audionumérique, elle prend contact avec un jeune et mystérieux ingénieur du son de Bogota qui est aussi musicien. La première fois qu’elle pénètre le studio où travaille le jeune homme, elle le surprend en train de réécouter une de ses compositions. Il lui demande d’attendre en silence la fin de cette écoute. Du coup, nous, spectateurs, devons comme elle la subir passivement. Comme on pouvait s’y attendre, cette musique est d’une grande platitude, dépourvue de toute marque d’ironie (on est au plus loin des Sparks). Puis s’opère, presque “en direct”, le travail très concret de reconstitution du son qui mine intérieurement Jessica. Suivant les indications de cette dernière, l’ingénieur du son donne progressivement corps à cette intériorité a priori non partageable. Séquence magnifique, passionnante – qui efface ce qui a précédé –, apportant un côté documentaire (sur la fabrique du sonore au temps du numérique) à cette fiction. Une fois encore, ça frotte : entre “réalisme” et “artificialité” – une artificialité assez différente de celle, formidablement assumée, d’Annette.

Apichatpong Weerasethakul, Memoria © Kick the Machine Films/Burning/Anna Sanders Films/Match Factory Productions/ZDF/Arte/Piano / Capture d’écran CR

J’en connais qui préfèrent ce film colombien du cinéaste thaïlandais au film californien (tourné en grande partie en Belgique et en Allemagne) du cinéaste français, sous prétexte qu’il serait plus “profond.”  Mais “avec Joe – dit Tilda Swinton –, il s’agit de pur cinéma, ce n’est pas le scénario qui compte” (ce que certains vieux grincheux de la critique déplorent). “C’est de la haute voltige, car il n’y a pas de garanties, on n’est pas en terrain balisé. Tout est imprévisible.” Ce que Carax et lui partagent : cette forme de virtuosité propre aux “ingénus savants” qui contrôlent tout, tout en ne maîtrisant rien (artistes-artisans qui, bien que très éclairés, continuent de tâtonner dans l’obscurité ; et non producteurs de contenus usinés).

Troisième et dernier film, lui-aussi en compétition au Festival de Cannes, mais en 2022 : Crimes of the Future de David Cronenberg, mise en œuvre tardive d’un projet écrit il y a un peu plus de vingt ans, donc vers la toute fin du vingtième siècle (entre eXistenZ et Spider nous dit-on). Projet infiniment plus personnel que les cinq derniers films du cinéaste (qui s’était offert une pause de huit ans après la sortie de Maps to the Stars), Crimes of the Future pourrait être projeté avec profit dans la foulée de Memoria et Annette – tous trois énonçant d’une certaine manière que Body Is Reality et s’inscrivant ainsi dans les courants incertains, mais bien vivants, de l’art contemporain.

David Cronenberg, Crimes of the Future © Productions Inc. Argonauts Crimes Productions S.A., / Nikos Nikolopoulos / capture d’écran CR

En attente d’une opération, bien que l’état de mon corps recommandait de ne pas quitter la maison, je n’ai pu m’empêcher d’aller voir Crimes of the Future dès sa sortie en salle. Je ne l’ai pas regretté. L’ayant revu plus d’une fois, fasciné par certaines scènes, j’ai pris goût à la BO de Howard Shore (je l’écoute en ce moment même tout en frappant ces lignes sur le clavier), un des rares compositeurs de “musique de cinéma” qui n’a pas sombré dans le ressassement d’une routine musicale (son côté Bernard Herrmann : comme lui non-avant-gardiste, mais aussi non-restaurateur, s’accordant avec la plus grande honnêteté, et un authentique savoir-faire, au projet du cinéaste qui l’a engagé). Pour des raisons liées à la production, Cronenberg a déplacé le tournage de ce film conçu à (et pour) Toronto en Grèce, ce qui lui a plutôt réussi. Doué d’un regard acéré, il a tiré profit de ce qu’il y a trouvé. Il est dit-on un grand décideur de dernière minute, n’hésitant pas à emprunter les voies du hasard, ne multipliant pas les prises et se montrant assez avare d’indications.

Crimes of the Future est le film dansé et somptueusement éclairé d’un réalisateur d’un certain âge qui doit, lui aussi, subir de temps en temps des opérations chirurgicales. Combien de films lui reste-t-il à réaliser ? Il affirme accepter l’idée que son travail s’inscrive aujourd’hui dans ce qu’on entend par “post-cinéma”. Et s’acharne à décliner ses obsessions, sans faire état de nostalgie, avec l’intuition solidement éprouvée que le vieillissement puisse être une chance, continuant de montrer des choses dérangeantes : corps incisés d’où l’on extrait des organes – des tumeurs – tatoué(e)s (Surgery is the new sex : nouvelle forme – l’ultime ? – d’art contemporain, fusionnant clinique et galerie) ; crimes perturbants : le meurtre d’un enfant par sa mère ; ou l’assassinat brutal d’un homme effondré (le père de cet enfant) par deux femmes armées de perceuses électriques. Il a aussi le “génie” de faire entendre des choses non moins dérangeantes (du moins pour certains), comme les voix de la sidérante Kristen Stewart ou de l’impeccable Vigo Mortensen, s’articulant, donc sonnant, de manière résolument non-naturelle (complimentons de même les autres acteurs : Léa Seydoux, Don McKellar, Welket Bungé, etc.). Merveilleuse artificialité, une fois encore, qui s’adresse d’abord aux sens, avant de devoir faire passer un quelconque message (même s’il y en a peut-être un qui se profile, sur lequel les commentateurs gloseront plus facilement que sur ce dont je viens de parler – mais laissons-les s’activer à cette tâche “critique” aussi vaine que peu éclairante).

David Cronenberg, Crimes of the Future © Productions Inc. Argonauts Crimes Productions S.A., / Nikos Nikolopoulos / capture d’écran CR

Trois films donc, qui auront autant compté, au cours de cette dernière saison (un peu plus d’un an à partir du début de l’été 2021), que les livres que cette chronique à suivre a défendus (mais pour les écrits, c’est plus simple : on peut au moins en citer quelques fragments, comme on peut reproduire, même si non sans dommage, des photographies d’œuvres d’art ou des planches de bande dessinée ; en ce qui concerne la musique – je viens de passer à l’intégrale de l’œuvre pour piano d’Arnold Schoenberg par Maurizio Pollini –, je me retiens, étant assez peu favorable aux compressions en usage). Cette session de rattrapage doit maintenant subir un sérieux coup d’accélérateur. Que reste-t-il de nos amours de printemps tardif et d’été précoce ? Ou de nos réticences envers ce qu’on aura soumis à notre “jugement critique” ? Sans doute bien davantage que ce que ces quelques recensions ne pourront dévoiler. Mais voici (bis repetita) : “il faut toujours terminer ce qu’on a commencé”.

Partons de trois livres – de poésie. Le premier est signé Christine Lapostolle, une autrice dont j’ignorais tout du travail (pourtant déjà consistant) avant réception de Temps permettant (publié par les éditions MF, envoyé suite à une suggestion du peintre et poète Pierre Mabille, ce qui est pour moi bon signe). Il s’agit d’un ouvrage dont les pages, imprimées en gris bleu, assez clair (un peu trop pour des yeux fatigués), ne sont pas numérotées. Recopions tout d’abord ce qu’on lit sur la jaquette de couverture : “La ville, c’est Brest. Le poste d’observation, ce sont les fenêtres d’un appartement donnant sur la gare, le port. Le spectacle, c’est celui de la vie ordinaire dans son va et vient, ses tout petits changements. Le chorégraphe, c’est le temps qu’il fait.” Christine Lapostolle est, nous dit-on, l’“auteure d’une thèse sur les images du désert dans la peinture de manuscrits du Moyen Age. Elle a vécu dans plusieurs endroits du Finistère avec qui (avec quoi ?) elle entretient des relations étroites depuis plus de trente ans.” J’ai lu Temps permettant cet été en Bretagne, dans une maison des Côtes d’Armor proche de la mer où soufflait étrangement un vent brûlant, saharien (ce climat intenable nous encourageant à ne faire que lire). Je ne sais si j’ai “reconnu” Brest, mais j’ai noté que :

“Nuages cachent ciel et terre. Bouchent
le présent”

avant de poursuivre ma lecture :

“J’ouvre et le vent entre / feuillette un cahier / agite sur le sol l’ombre des platanes / On entend au loin comme un bruit d’usine / pourtant c’est dimanche / Le soleil est chaud / Les promeneurs ne passent pas sur le boulevard Gambetta / en ce début d’après-midi / ils sont ailleurs, ils sont partis se baigner / Seules quelques voitures s’écoulent une à une / Un goéland et une corneille se regardent de travers / à cause d’un bout de pain mouillé qu’ils ne veulent pas se partager / On entend aussi le bruit sec des feuilles tôt tombées qui grattent l’asphalte / et le vent, le vent puissant qui ridule la mer au loin / Une femme passe, elle est en blanc / Un bus, il est vide / Les quatre citernes d’Arctic-Lady sont presque oranges en ce début d’après-midi / Je pense au bruit / que font / de toutes petites vagues quand on est au bord de la plage la nuit”,

m’intéressant à “Un paysage qui lutte pour ne pas se faire effacer”, où les choses les plus banales en côtoient d’autres, parfois violentes : liées au climat social, comme aux caprices du temps…

“ – Tu as vu le ciel ?
Un orange rosé qui évoque le feu mais plus doux
– C’est la couleur des ibis rouges
– Il paraît que c’est à cause des crevettes qu’ils mangent que leurs plumes ont cette intensité
Un garçon sur un skate, chaussures orange fluo
Les lumières du port s’éteignent.”

Mara ou Tu peux en vouloir au soleil est un livre du poète américain Robinson Jeffers (1887–1962) publié en juin dernier aux Éditions Unes, dans une traduction de Cédric Barnaud. De cet auteur, une fois encore, je ne savais rien avant de découvrir ce livre inattendu au Marché de la poésie. Son éditeur le caractérise comme étant une “figure solitaire et sauvage, altière et radicale, des lettres américaines” (ce qui peut suffire à éveiller la curiosité) dont “la défiance vis-à-vis de la société humaine” a été qualifiée “d’inhumanisme” (ce qui n’est pas pour nous déplaire). Mara, écrit en 1941, est nous dit-on le “point culminant” de l’œuvre. Commençons par reprendre (as usual) ce qui est imprimé en 4e de couverture : “Avez-vous remarqué le curieux accroissement de l’exaspération / Des nerfs humains ces dernière années ?” Il y a de l’orage dans l’air. Le premier poème, d’essence narrative (“un ample roman en vers en 12 chapitres de Bruce Ferguson, éleveur et vendeur de bétail sur la côte californienne”), s’étend sur 46 pages et s’achève par ce vers : “Veillez à ça : préparez-vous à un long hiver : le printemps est vraiment loin.” Veiller à quoi ? À entretenir certaines flammes. “L’esprit qui vacille et blesse l’humanité / Resplendit de plus belle dans les meilleures lampes ; mais dans toutes resplendit.” C’est souvent lyrique, ce qui peut avoir pour conséquence de tenir à distance, mais aussi d’attirer fortement (on oscille sans cesse, à la lecture, d’un état à l’autre). “« Personne ne connaît la différence entre le bien et le mal » dit Jeffers dans ce livre qui questionne la folie, la morale et la chute de l’occident, peuplé de spectres, d’apparitions et d’oracles.”

“Ce n’est pas mal. Laissons-les jouer.
Laissons les fusils aboyer et les bombardiers
Prononcer leurs prodigieux blasphèmes.
Ce n’est pas mal, c’est un temps, fort,
L’extrême violence est toujours créatrice des valeurs du monde.”

Nil et autres poèmes de István Kemény, traduit du hongrois et préfacé par Guillaume Métayer, a paru juste avant l’été dans la collection “Centrale/poésie” à La Rumeur Libre Éditions (nous avions déjà relevé les grandes qualités de cette collection à la mi-juin dernier). István Kemény est né à Budapest en 1961. C’est la deuxième fois que ses poèmes bénéficient d’une traduction française, après Deux fois deux, traduit par le même Guillaume Métayer, publié en 2008 chez Caractères. Après avoir raté cette première occasion, je me suis d’autant plus plongé dans ce nouveau recueil où – nous dit-on – l’on “retrouve la voix singulière du grand représentant d’un postmodernisme lyrique et critique des marges intérieures de l’Europe, dont l’imaginaire teinté d’ironie se plaît à recueillir et exalter la profondeur dissonante et émouvante des mythes de notre quotidien” :

“SCÈNE POSTHUMAINE

De son enclos un animal m’aperçoit,
il court vers moi, va jusqu’au bord,
me regarde, me regarde, puis prudent
flaire le miroir”

Ou (plus court encore) :

“ÉCLAT D’UNE VIEILLE CONTROVERSE,
LE SUJET ÉTAIT PEUT-ÊTRE LA CHINE
Pourquoi, toi tu comprends le verre ?
Non, moi je ne comprends pas le verre non plus”

Bien entendu, il y a des poèmes nettement plus longs, dont un dialogué, et un autre en prose ; mais j’aime en premier lieu ceux que je viens de reprendre dans leur version française. N’ayant aucune connaissance de la langue hongroise, je suis fasciné par cette édition bilingue (j’avais déjà noté, au sujet d’un livre d’Ágnes Nemes Nagy publié précédemment dans cette collection, le plaisir de lire cet “illisible” visuellement intrigant – parlant pour les yeux –, mais nullement inaudible, pour qui est nourri du souvenir de pièces pour voix chantées de Ligeti ou Kurtág) : “és jöttek / jöttek / az események : / esmény / újabb esmény / újabb esmény / újabb esmény / és egy / karavánra / hasonlítottak.”

“et ils arrivaient / arrivaient / les événements : / événement / nouvel événement / nouvel événement / nouvel événement / ils ressemblaient / à une / caravane.” (début de LA DANSE DU PLUS LENT CHAMEAU)

Trois bandes dessinées maintenant : deux muettes et une plutôt bavarde auxquelles je n’ai pas spontanément adhéré (mais dans lesquelles on se laisse volontiers embarquer) publiées par des éditeurs dont j’apprécie le courage, le goût du risque, et la cohérence des choix. Commençons par le premier volume de Extra-Végétalia de Gwenola Carrère, coédité par Super Loto Éditions & Les Requins Marteaux. Il s’agit d’un “conte plantureux inspiré du roman féministe Herland de Charlotte Perkins Gilman (1915)”. Extra-Végétalia est le nom d’une planète qui “héberge une faune étrange, une flore luxurieuse et un peuple de femmes vivant en harmonie avec la nature et les secrets du cosmos. Un jour, le ciel s’est ouvert au-dessus de leur tête et un homme est tombé.” Ce qui me frappe dans cette bande dessinée “muette”, ce sont les contradictions qui l’animent : entre le dessin et la couleur ; entre l’image (à contempler pour elle-même) et le récit (le déploiement séquentiel des images). J’ai besoin, pour entrer dans cette histoire, de me concentrer sur la couleur et la tourne les pages. Ce n’est qu’après avoir éprouvé ce mouvement, et ressenti une certaine finesse dans le dépôt des couleurs (qui va au-delà d’une simple opération de coloriage d’un dessin qui pourrait se suffire à lui-même) que je suis arrivé à établir une forme de dialogue avec l’autrice, Gwenola Carrère (dont j’ignorais, une fois encore, le travail, pourtant varié). Les pages que je préfère sont celles où s’opère une sorte de “fusion” entre ce qui relève de la représentation des corps et de celle de la nature. Mais le mieux est d’en faire passer une double page mettant en évidence les contradictions dont j’ai parlé :

Gwenola Carrère, Extra-Végétalia © Super Loto Éditions & Les Requins Marteaux

On affinera probablement ce qui vient d’être à peine amorcé au moment de la parution de la deuxième partie d’Extra-Végétalia (annoncée pour 2023).

Deuxième livre de bande dessinée “muette” paru en juin dernier, Parallélisme de Nicolas Nadé, aux Éditions Matière dont il agréable de rappeler l’exigence graphique. J’ai été plutôt sensible à la forme de cette bande dessinée, même si je cultive de nombreuses réticences envers la “représentation 3D” (mais je tente de me corriger). Du coup, mon regard a privilégié certaines pages (mais quelle importance puisque c’est la tourne qui agit). L’éditeur présente Parallélisme ainsi : “Noir. Blanc. Trames. Points. Machine. Traits. Règle. Mécanique. Axonométrie. Noir. Vue dessus. Vue face. Vue dos. Vue côté. Dessin. Technique. Action. Précision. Noir. […] Géométrie. Espace. Fluides. Séquences. Bandes. Parallélisme. Dessin. Bandes. Dessins. Bandes. Dessins. Bandes. Dessins. Bandes. Dessins. Bandes. Dessins…” Plaisir partagé de la liste. Et en fin de parcours, comme pour rompre le silence des mots, une longue postface “où l’auteur expose sa démarche créative, son rapport à la musique, au dessin, à la bande dessinée, à l’imagerie 3D, à la photographie, à l’art contemporain…” On peut notamment y découvrir que c’est Jochen Gerner qui a fait “sauter le pas” à Nicolas Nadé, l’invitant à publier quelques planches de bande dessinée dans Mon Lapin Quotidien (à L’Association), alors qu’il “ne pratiquait le dessin que pour lui-même” (il a bien fait de céder).

Nicolas Nadé, Parallélisme © Éditions Matière

Aussi (reprise) convient-il de relancer le regard que l’on porte sur une série (une suite ordonnée) de pages, afin de pénétrer dans ce qui est d’abord un lieu (ici celui d’une expérience graphique ; ailleurs celui d’une expérience narrative ; les deux ayant le pouvoir de se frotter l’un l’autre).

Troisième et dernier ouvrage de bande dessinée à se trouver dans la pile des “lectures en retard”, L’Enfant prodige de Michael Kupperman à La Cinquième Couche (traduit de l’anglais – États-Unis – par Gaia Lassaube). Ce “récit biographique” écrit par un fils (auteur de bande dessinée) au sujet d’un père (l’enfant prodige, c’est lui), m’a posé un problème (récurrent dans mon parcours de lecteur de bande dessinée) : celui d’une assez faible adhésion au dessin – le trait de Michael Kupperman n’incitant guère à une longue exploration. Plusieurs mois ayant passé après première lecture de cet ouvrage d’un auteur lauréat du Prix Eisner (ce qui n’est pas rien), il me faut rectifier : ce dessin, relativement neutre, non-virtuose, dépourvu de prétention artistique, convient à ce récit : “Juin 2015. Je suis seul dans une maison au milieu des bois. C’est la maison où j’ai grandi. Ma femme et mon fils sont retournés en ville et m’ont laissé ici. J’ai des choses à faire. C’est à quelques kilomètres de l’université du Connecticut, où mon père a enseigné pendant 50 ans. Après avoir habité tant d’années à New York, j’apprécie le calme. Enfant, je pensais que nous étions enfermés ici. Comme si nous étions cachés.” C’est parti, on ne racontera pas la suite de l’histoire, se contentant de rapporter qu’elle est construite comme une enquête. L’ex-enfant prodige – qui, après avoir sidéré l’Amérique par sa prodigieuse capacité à résoudre très rapidement des problèmes de mathématiques, ou de culture générale (dans l’émission de télévision Quiz Kids), commence à être atteint, au moment où son propre fils entreprend sa biographie dessinée, de “démence sénile” – est l’inconnu familier par excellence : si loin, si proche. Au-delà du caractère intime de cette narration, ce portrait d’un père est aussi celui de l’Amérique du temps de la jeunesse de Joel Jay Kupperman (né en 1936) : une Amérique volontiers raciste et antisémite qui aura eu besoin pour justifier l’entrée en guerre des USA de se fabriquer un jeune héros juif, afin d’“inverser l’image des Juifs dans l’inconscient américain” : “La seconde guerre mondiale conféra à toute chose un sens tragique. Les Américains étaient plus unis qu’ils ne l’avaient jamais été et qu’ils ne le seraient plus ensuite. Liés ensemble dans une cause commune : vaincre le mal.” Notons les derniers mots de ce récit : “Je pense que je me devais le faire. S’il ne vaut mieux pas vivre dans le passé, ce n’est pas mieux de l’ignorer. Pour moi-même, pour ma famille, et pour lui aussi. Cette histoire devait être racontée. N’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu en penses, toi, l’enfant prodige ?”

Michael Kupperman, L’Enfant prodige © La Cinquième Couche

Pour finir, je tiens à signaler une belle exposition de Jean-Michel Meurice, Habiter la peinture (Donation Françoise Marquet-Zao), qui se tient du 10 juin 2022 au 25 février 2023 dans une grande salle du Musée d’Art moderne Paris, dans le cadre des “nouveaux parcours contemporains dans les collections permanentes”. L’entrée est libre. Jean-Michel Meurice est un des peintres marquants de sa génération (celle de Supports/Surfaces). Il est aussi un remarquable réalisateur de documentaires audiovisuels. Le fait qu’il se soit aventuré au plus loin, et simultanément, dans ces deux activités m’est particulièrement cher : c’est assez peu fréquent (et mal vu des esprits étroits). Nous aurons probablement l’occasion de revenir sur son travail (nous l’avons déjà rapidement évoqué ici-même, à l’occasion de la publication des Textes et entretiens de Simon Hantaï – Meurice ayant réalisé plusieurs films à son sujet). Je recommande fortement cette visite – d’autres artistes étant exposés simultanément (tous ne valant pas le détour, mais notons la présence de Pierrette Bloch, Niele Toroni et Jean Dewasne).

Vinyle Navajo II (Rose et bleu) 1969 © Jean-Michel Meurice

Christine Lapostolle, Temps permettant, éditions MF, janvier 2022, 208 p., 15 €
Robinson Jeffers, Mara ou Tu peux en vouloir au soleil, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cédric Barnaud, éditions Unes, juin 2022, 128 p., 21 €
István Kemény, Nil et autres poèmes, traduit du hongrois et préfacé par Guillaume Métayer, Rumeurs Éditions, juin 2022, 208 p., 19 €
Gwénola Carrère, Extra-Végétalia (partie 1), Super Loto Éditions & Les Requins marteaux, juin 2022, 80 p. couleurs, 26 €
Nicolas Nadé, Parallélisme, Éditions Matière, juin 2022, 112 p., 21
Michael Kupperman, L’enfant prodige, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gaia Lassaube, La Cinquième Couche, juin 2022, 228 p., 25 €