Steven Spielberg : « L’homme qui aimait les fables » (The Fabelmans)

The Fabelmans © Storyteller Distribution Co., LLC. All Rights Reserved

C’est sûrement le mouvement de caméra le plus raté de Steven Spielberg et probablement le plus beau… Le jeune héros s’en va au loin, au milieu des studios comme Chaplin au milieu de la route, la ligne d’horizon est au centre. Alors un mouvement aussi brutal que voyant réaxe la caméra, comme une maladresse de cadreur. La ligne d’horizon n’est plus au centre, et l’on comprend : un réalisateur est né, celui qui incarnera le mieux le cinéma aux yeux du grand public, à travers le monde…

Si The Fabelmans restera comme l’un des sommets (le sommet ?) de la carrière de Spielberg, il y a quelque chose d’agaçant dans la façon dont certains décident de l’adouber pour avoir réalisé un film intimiste, peu spectaculaire et bien sûr très personnel. Cela fait très longtemps que l’on sait que Spielberg n’est pas qu’un cinéaste à succès mais bel et bien un maître : par sa maîtrise technique, la finesse de ses scénarios faussement classiques et pour son influence sur une génération de jeunes cinéastes — et pas seulement le copycat J.J. Abrams. Du nouvel Hollywood, Spielberg fut longtemps le plus méprisé : à Scorsese le génie, à De Palma le savoir-faire, à Cimino la légende — Spielberg tint le rôle du vendu. Il aura fallu attendre La Liste de Schindler pour que beaucoup le prennent au sérieux, The Fabelmans devrait même lui valoir le label « auteur » de la part de la petite triade des critiques germanopratins français (un label que quiconque ayant la moindre idée de ce qu’est le cinéma lui aura décerné depuis 1971 et Duel, cela dit…). Alors qu’aux États-Unis Spielberg essuie avec ce film un deuxième bide commercial d’affilée, après celui déjà très injuste du virtuose West Side Story, il serait de bon ton que la France offre à l’ex-golden boy l’asile cinématographique…

Après Armageddon Time de James Gray et le début des années 80, les années 70 avec Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, c’est maintenant des années 50 aux années 60 que nous découvrons le quotidien d’une famille juive dans l’Amérique triomphante. Ode au cinéma, The Fabelmans est également une bouleversante chronique familiale, un nouveau chapitre du grand roman américain qui, comme souvent chez le cinéaste, fait mine de présenter une certaine idée de l’Amérique pour mieux en gratter le vernis, avec pudeur et délicatesse. Pour qui a grandi avec les œuvres du réalisateur d’E.T., le film se double d’un délicieux jeu de pistes où l’on retrouve origines supposées (le film reste une fiction) et figures imposées qui se retrouveront dans toute l’œuvre de l’auteur : la mère s’enfermant dans un placard similaire à celui d’E.T., le passage chez les scouts déjà dans l’ouverture d’Indiana Jones et la dernière croisade…. Et ce qui pourrait n’apparaître que comme un jeu ou un exercice de style mégalomane est en fait le cœur du film : The Fabelmans raconte la naissance d’une passion et le cinéaste ne pouvait pas se contenter d’une autobiographie classique, même romancée. Le plaisir ressenti devant ce film assez unique réside d’abord dans sa forme, qui raconte Spielberg autant que le scénario. En multipliant les autocitations, le cinéaste impose la primauté du plan sur le scénario. Enfermée dans le placard, qui sera donc celui d’E.T., la mère visionne… un film, ainsi le lieu du drame qui se noue devient une salle de projection, un refuge où la fiction l’emporte sur la réalité, ou plutôt où la fiction permet de supporter la réalité. Le jeune Sam y cachera son secret comme le jeune Eliott, le héros du blockbuster de 1982, dissimulera son propre secret, l’Extra-terrestre.

Ce que raconte Spielberg c’est le traumatisme de l’enfance, et en ce sens, le film ressemble à l’essentiel de la filmographie du cinéaste : se donner les apparences du rêve, du cinéma commercial, pour qu’apparaisse en négatif la vision du monde, sombre, d’un cinéaste bien plus pessimiste qu’on ne le pense. On se souviendra ainsi d’une séquence assez révélatrice du « style Spielberg » dans Empire du Soleil (1986) : le jeune héros, à la toute fin du film, a survécu à la guerre, au camp de prisonnier, à la solitude, il retourne à vélo vers une vie ordinaire, vers sa famille. Un happy end parfait, jusqu’à ce que, très lointaine, une lueur apparaisse dans le ciel : l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima. Le happy end spielbergien est souvent contaminé par la réalité — les survivants de la Shoah dans La Liste de Schindler, le monde en cendres de La Guerre des mondes, la fuite nécessaire d’E.T. face à l’hostilité des adultes, la mort de tous les héros du film dans Il Faut sauver le soldat Ryan, etc. — et c’est tout l’enjeu de The Fabelmans, raconter comment un enfant découvre avec l’adolescence la réalité du monde (le mensonge, un divorce, l’antisémitisme) et trouve dans le cinéma une échappatoire qui lui permet non pas tant de fuir la réalité que de la réécrire.

Le cinéma n’est effectivement pas vu comme une simple évasion. Le jeune Sammy est traumatisé par le premier film qu’il voit : Sous le plus grand chapiteau du monde. De façon assez ambiguë, Spielberg mélange l’image romantique de l’enfant conquis par le spectacle (comme pouvait l’être le jeune héros de The Long Day Close de Terence Davies par exemple) avec un sentiment d’angoisse. Ainsi ce n’est pas tant le cinéma qui sera un refuge que la création. D’ailleurs, si l’ouverture se fait autour du film de DeMille, on est finalement assez surpris du peu de scènes de projections dans le film, ou même du peu de références à des films. La première projection de sa vie ne donne pas à Sammy l’envie de retourner au cinéma, pas plus que d’acheter une caméra (passion qui ne tardera pas) mais de reconstituer l’accident de train spectaculaire du film. Une des premières « projections » des œuvres de l’enfant se déroule d’ailleurs sur… la paume de ses mains : l’image est belle et la métaphore assez claire, si le monde vous traumatise, il suffit de le recréer, de le réinventer.

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Un film pourtant revient sans cesse : L’Homme qui tua Liberty Valance, une projection avec des scouts (où il est surtout question de filles et de timidité), une affiche dans la rue, une autre dans le bureau de John Ford, la référence est évidente. La phrase que John Wayne prononce est sûrement la meilleure définition du cinéma hollywoodien : « When the legend becomes facts, print the legend ! ». Spielberg a fait de cette phrase le moteur même de son cinéma. Sans jamais que cette célèbre réplique soit prononcée dans le film d’ailleurs, elle plane sur le spectateur fan de John Ford, dont Spielberg a toujours assumé volontiers l’héritage, jusqu’à le revendiquer aujourd’hui. Bien entendu, en dehors du génie de la mise en scène, on ne pourra que faire le parallèle entre les deux cinéastes, longtemps considérés comme des réalisateurs commerciaux uniquement, avant d’être reconsidérés comme deux des auteurs les plus importants de leur art.

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Réalité et fiction se côtoient donc sans cesse dans le film pour bâtir la légende du cinéaste. Le film ne se veut pas un jeu de piste entre le vrai et le faux, il préfère mêler souvenirs et cinéma. Le cinéma contamine la réalité au fur et à mesure que Sammy découvre le monde réel : la mort, douloureuse, d’une grand-mère, d’abord filmée très sobrement, d’un point de vue réaliste dirons-nous, devient un moment de cinéma dès lors que le point de vue adopte celui de Sammy ; il focalise, littéralement, son regard sur le battement d’une veine de la grand-mère agonisante, la veine ne bouge plus, la mort est passée. Comme une maladie, Sammy se met à tout regarder comme s’il s’agissait d’un plan de cinéma. La séquence qui suit va plus loin encore : l’arrivée, déjà mythique, d’un vieil oncle, avec l’apparition surréaliste de Judd Hirsch, absolument génial, qui vient perturber le deuil et la vie de la famille. Ce personnage haut en couleur exerce le métier improbable de dompteur de fauves. « Mettre sa tête dans la gueule d’un lion c’est juste avoir des couilles, la ressortir, ça c’est de l’art ». Il bouscule le jeune Sammy et sera le premier à lui annoncer la malédiction qui le poursuivra toute sa vie : il sera un artiste, il souffrira et fera souffrir ses proches, le plan dérangeant de la veine s’explique, le diagnostic est posé. Sammy ne pourra plus reculer… Cette apparition, unique, tient autant du souvenir que du fantasme, la création semble l’emporter sur la réalité.

Alors que l’on assiste à la naissance d’une passion, la photographie du film raconte, elle, l’histoire du rapport du cinéaste à la lumière qui est une des signatures de son œuvre, que l’on pense aux extra-terrestres de rencontre du troisième type, aux éclairages du camp dans La Liste de Schindler, à la lune d’E.T. Son cinéma est un perpétuel jeu sur la lumière, aveuglante ou rare, et The Fabelmans remonte à « la source des sources » : elle vient d’abord de l’écran de cinéma sur lequel Sammy découvre son premier film, puis des projections qu’il organise dans sa chambre… Le directeur de la photographie Janusz Kaminski modifie l’éclairage au fur et à mesure que Sam grandit et découvre la vie : éclairé comme un conte hollywoodien au début, le film s’assombrit, jusqu’à des séquences presque expressionnistes lorsque l’enfant, devenu adolescent, découvre le secret de famille qui lui fera perdre toutes ses illusions quant au monde réel. Là encore, le réalisateur entremêle organiquement le cinéma et l’existence : c’est un geste de cinéma qui fait perdre son innocence au jeune homme, le montage.

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C’est en montant un film familial que le jeune Fabelman découvre l’invraisemblable vérité — la technique qui a fait du réalisateur un maître du rythme aura précipité la perte des illusions. Mais c’est aussi le montage qui lui permettra de survivre à l’antisémitisme ordinaire d’un lycée huppé de Californie. Comme James Gray dans Armageddon Time, Spielberg filme ce qu’était (ce qu’est ?) la condition du juif minoritaire dans un monde de bourgeois wasp, les petits caïds antisémites du lycée qui repèrent « la différence » chez le jeune juif timide, il montre la bêtise ordinaire, les lâchetés, la violence dont triomphera le cinéma : Kolachov contre Bully, si la réalité est insupportable, il suffit parfois de la remonter pour la modifier. Au cinéma, le sens vient du montage, il est alors logique que celui-ci puisse triompher d’un monde absurde. Fable ou réalité ? The Fabelmans préfère retenir la légende…

Dans ce stupéfiant inventaire de l’art du maître, on pourrait aussi oser un hors-champ notable : celui de la Shoah. Non pas que cela soit un passage obligé pour un ado juif ayant grandi dans l’Amérique de l’après-guerre, mais les références au passé européen de la famille Fabelman et surtout l’accent yiddish de l’oncle rappellent ce que Spielberg racontait sur la place de la Shoah dans sa famille : un non-dit. Au moment de La Liste de Schindler, le cinéaste a expliqué qu’il n’y prêtait aucune attention dans sa jeunesse car personne n’en parlait, seul le tatouage d’un vieil oncle lui avait fait faire le lien entre la Shoah et sa famille. Le non-dit est-il le ciment du bonheur familial ?

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La famille idéale présentée au début du film vole vite en éclat : un père aimant mais sans fantaisie et d’un sérieux assommant, une mère qui, en bonne épouse américaine modèle de l’après-guerre, s’est sacrifiée pour sa famille… Tout cela ne pouvait être qu’illusion. En humaniste convaincu, Spielberg ne cesse pourtant de filmer son amour pour ses parents, aussi imparfaits soient-ils, ou justement parce qu’ils sont imparfaits : l’impossibilité de communiquer avec son père qui prend la passion du cinéma de son fils pour un hobby n’y change rien. Quant à la mère, elle est la véritable héroïne du film, c’est curieusement le seul grand rôle féminin d’un Spielberg dont on comprend désormais mieux la timidité vis-à-vis des femmes mais aussi le goût pour les personnages de femmes fortes, hélas secondaires, dans ses films. Michelle Williams est ainsi la première grande héroïne spielbergienne : la véritable artiste, c’est elle, mais une artiste maudite, sacrifiée sur l’autel de l’american way of life. C’est elle qui comprendra le mieux le rapport de son fils au cinéma, c’est elle qui a l’humour, le grain de folie, c’est elle qui est malheureuse… La malédiction dont parlait l’oncle fou l’a frappée, mais qu’elle n’a pas pu faire le choix de l’art. The Fabelmans est un film sur la famille, sur Spielberg, sur le cinéma bien sûr mais peut-être plus encore sur la mère, Virginia Woolf version juive du New Jersey … Il aura fallu attendre 50 ans pour que Steven Spielberg fasse enfin un grand film sur une femme : cela valait le coup d’attendre.


The Fabelmans
de Steven Spielberg, 2023, 2 h 31 – Scénario : Steven Spielberg et Tony Kusher – Directeur de la Photographie : Janusz Kaminski – Montage : Michael Kahn – Musique : John Williams – John Ford : David Lynch – Avec Michelle Williams, Gabriel Labelle, Paul Dano, Seth Rodgen, Judd Hirsch.