Constellation de printemps (2) : Johan Faerber, Charles Reznikoff, Josef von Sternberg & Marlene Dietrich

© Alix Rosset

Comment nomme-t-on aujourd’hui ce qu’on appelait un “papier” au temps où les frappes des machines étaient vraiment sonores ? Écrivant ces mots, je me désole d’entendre ces petits sons produits par le clavier d’ordinateur et les recouvre aussitôt d’une musique qui a la propriété de se mêler agréablement aux sons du dehors, aujourd’hui printaniers, et aux bruits des pages qu’on tourne. Parfois, c’est Schubert (Rosamunde) ; d’autres fois, Morton Feldman (Rothko Chapel) ; ou encore Cat Power, mais cette dernière en solo : Speaking for Trees, délicat bruissement, au bord du silence (pour ne pas dire : du précipice), où la voix semble d’autant plus juste qu’elle s’avère fragile. Une fois ces matériaux sonores et musicaux correctement mixés, c’est-à-dire se faisant oublier tout en apportant cette énergie mystérieuse qui permet d’avancer sans se rendre compte que le temps passe, des voix surgissent – prennent corps. Et quand leur présence devient manifeste, on est aussitôt téléporté sur le Terrain vague, cette autre scène où l’on touche concrètement les matières, comme on ramasse des morceaux de poterie ou des flèches brisées à terre.

1.

Le Grand écrivain, cette névrose française est un essai de Johan Faerber publié chez Pauvert. L’ayant lu sans précipitation, toujours à la nuit tombée, j’ai vite cessé de compter le nombre d’éclats de rire qu’il m’aura procuré. Car une de ses forces est sa constante tonicité alliée à son mordant, ce dernier mot me faisant imaginer (effet de mon addiction au “mineur’” probablement) une horde de schtroumpfs noirs croquant – gnap ! gnap ! – les postérieurs des “Grands écrivains contemporains” dont il est question dans cet essai ; ou plutôt de ces pseudos-grands-écrivains qui tentent de survivre à la mort du Grand écrivain.

“Ce livre ne racontera ainsi qu’une seule histoire, comme une ligne critique à suivre, celle qui modèle le Grand écrivain selon le désir mondain, la violence réactionnaire ou encore la fureur belliciste qui habite notre contemporain. Et cette histoire, ce sera celle d’un temps présent qui, comme toute époque, est une somme de temps, qui n’est jamais un temps univoque, mais un temps pris dans ses contradictions, l’épaisseur trouble de retentissements, de ressentiments et de retombées qu’il faudrait nommer histoire mobile contre tout académisme historique : une histoire qui, elle-même, fait des histoires (p.25).”

Première remarque : c’est très étonnant d’être ainsi tenu en haleine, entraîné sur une aussi longue distance par cette voix timbrée (non blanche) qui parle avec force variations de ces pénibles “phares” de la littérature convoqués à tout bout de champ par ceux qui font la pluie et le beau temps dans les médias : ceux-là même qu’on aimerait oublier, tant la plupart d’entre eux ont obliqué là où ça sent de plus en plus mauvais.

Le rire est l’arme ultime ; nous crevons de l’absence d’humour qui pourrit nos terrains de jeu, comme les réseaux sociaux où l’esprit de sérieux (qui ne faut pas confondre avec le sérieux) le dispute à ce qui se prétend drôle et incisif – l’alchimie qui en résulte s’avérant le plus souvent navrante, voire désespérante. Mais bien entendu, le travail de l’essayiste est, lui, porteur d’un véritable enjeu qui est de “traverser légèrement la nuit réactionnaire”. Comme le marque fortement Johan Faerber dès l’épigraphe, le Roland Barthes du Plaisir du texte (comme de Mythologies) est encore et toujours à relire. Et si notre auteur ne cesse de prendre acte de la mort du Grand écrivain, il ne le fait pas en fossoyeur (il serait plutôt un virtuose de la dissection), mais en observateur éclairé de ce qui surgit avec plus ou moins de discrétion du côté de la littérature vivante, c’est-à-dire, selon ses propres termes, “enfin débarrassée des oripeaux du Grand écrivain”. Aussi trouvera-t-on, en fin de volume surtout, ce qu’on relevait déjà dans Après la littérature (un des précédents opus de Johan Faerber dont Le Grand écrivain forme une sorte de suite) : une constellation d’auteur(e)s qui, selon lui, ne seraient aucunement des réparateurs ou des réparatrices d’effondrements tragiques, mais plus simplement (ou plus humblement) des créatrices et des créateurs au travail, tenant parfois leur établi à l’écart des grandes villes, même si certain(e)s d’entre eux bénéficient d’une relative reconnaissance.

En aparté : À l’écart des grandes villes est le titre d’une conversation qui eut lieu en 1967 entre le très jeune compositeur Jean-Yves Bosseur (20 ans) et son aîné Morton Feldman (41 ans). Ce dernier ouvrait ainsi les échanges : “Pour la plupart des compositeurs, Boulez, c’est Napoléon, non ?” Comme son interlocuteur lui faisait aussitôt remarquer que “tous ne vivent pas sous l’emprise de Boulez, il y a aussi celle de Stockhausen”, Feldman répondit : “Bah ! Stockhausen, c’est Bismarck, voilà tout !” Ce qui me fait réfléchir aujourd’hui à ce que pourrait donner ce projet parallèle : Le Grand compositeur, cette névrose… française ? Oui, sans doute, mais aussi allemande – et en fin de compte européenne. À la fin de cette conversation, Feldman affirmait de manière assez drôle et inattendue (venant d’un des musiciens les plus fameux de “l’École de New-York”) : “Je trouve que, plus on se rapproche des grandes villes, plus on constate que l’intelligentsia y est rigide, blasée. Vivre à Paris, ou à New-York, c’est avoir un passeport pour la stupidité. (…) C’est pourquoi il faut se tenir à l’écart des grandes villes.”

Johan Faerber © DK

“À la croisée d’une névrose d’impuissance qui laisse le sexe national ballant et d’une exaltation viriliste qui voudrait relever tous les torts, la Réaction doit se trouver un Grand écrivain comme on trouve un héros contre toutes les tyrannies, toutes les barbaries. Pour les années 10 et les années 20, Michel Houellebecq incarnera ce génie ethnique que, l’écume aux lèvres, la France de la Réaction attendait (p.134).”

S’il ne cesse de rire à la lecture de cet essai de Johan Faerber, le lecteur est toujours au bord de la sidération, découvrant des pages insensées commises par ces fameux Grands écrivains contemporains (et certains de leurs exégètes) dont, par méfiance envers ce que les médias nous imposent à grands coup de matraque, je n’ai encore pas encore lu la moindre ligne (à de rares exceptions, comme les premiers romans d’Emmanuel Carrère ou le tout premier de Virginie Despentes qui m’ont laissé un souvenir plutôt positif – mais cela se passait au siècle dernier, alors que cet essai traite surtout des deux premières décennies du nouveau millénaire). Faerber, lui, s’y est collé, il a tout lu ! Y compris le plus terrifiant dont on ne dressera pas ici la liste, puisque tout le monde connaît les noms et les titres de ces têtes de gondoles, parfois en “Une” de Libé avant de se retrouver en pile chez Auchan. “De nos jours, les poètes qui, à l’instar de l’auteur de Soumission, se croient encore maudits, et font perdurer ce folklore indigne même de Lagarde & Michard, sont désormais les mondains les plus avertis et les publicitaires d’eux-mêmes les plus aguerris”. Et du coup il s’est donné les moyens d’autopsier le Grand cadavre, frottant quelques membres (de phrase) du temps ou ce dernier était encore vivant (celui de Zola ou d’Hugo au sujet duquel Faerber s’amuse à reprendre le mot de Cocteau : “Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo”) avec d’autres, dûes à nos prétendues légendes vivantes toujours, même si parfois bien décaties, en tenue de parade médiatique. Il relève les indices manifestes de régression, de narcissisme, de tribunite aiguë, fait revenir de manière obsessionnelle ses têtes de turc à la manière de “la poupée de sang, Chucky” dans le film d’horreur du même nom, et j’en passe… Le mieux, pour donner un avant-goût de ce livre, est d’enchaîner les sous-titres de chapitres (puisque seuls les titres du Préambule, des sept chapitres et de l’Épilogue sont repris dans la Table des matières). Voici : “Le dernier Grand écrivain / Le double assassinat du Grand écrivain / Comment être un Grand écrivain vivant ? // Une France nationaliste en guerre / La sorbonocratie au secours de la Nation / Un héros viriliste et raciste // Le Grand écrivain est une autofiction / Le petit récit chrétien du Grand écrivain / De la nécrophilie littéraire // Le Grand écrivain comme hyper média / Une écriture performante / La parodie néonaturaliste // Le Grand écrivain comme hybris de la modernité / Le Grand écrivain comme hantise féconde ? // En finir avec la France / Pour une littérature sociale / En défense de la vie démocratique // Une littérature du scribe / De la grandiloquence à l’antiloquence / Une littérature du chant.”

Le mouvement est clair et net. Inutile d’en rajouter – sinon le citer une dernière fois : “La « crapulerie romanesque » comme disait encore Pierre Michon [dans Corps du roi] se réveille quand la vie est un roman vidé de tout. Après s’être surexposé, il [Le Grand écrivain] ne peut que difficilement arguer de disparaître sous prétexte de sécurité personnelle : l’argument a de quoi faire largement sourire. On n’a jamais vu Lady Gaga aspirer à devenir Robert Bresson.” Je ne sais quelle volée de bois vert va recevoir notre “méchant critique”, ni de la part de qui, mais il me semble que cet essai a le mérite, non seulement de dégonfler certaines baudruches, mais aussi de mettre l’accent sur le vivant, l’encore – où l’à-nouveau – moderne, sans avoir besoin de porte-voix pour le faire. De notre côté, le choix est fait : seuls les non-Grands, voire les anti-Grands écrivains comptent, et ce depuis – et pour – toujours, que ce soit dans le domaine littéraire, ou dans tel ou tel autre. Il n’y a plus de Grand musicien aujourd’hui, ni de Grand peintre, ni même de Grand cinéaste, etc. Par contre, la beauté, l’ironie, le charme, l’esprit de combat – parfois extrêmes et lumineux (pour reprendre un titre de Christophe Manon) – surgissent, et débordent même, de partout. C’est ce sur quoi il nous faut insister aujourd’hui, sans se faire trop d’illusion en ce qui concerne leur rayonnement dans un monde tristement confiné, et pas seulement par l’effet d’un certain virus.

2.

“Tu me briserais les os
et, de ta langue souple
avalerais ma moelle jusqu’à la moindre goutte,
à la fin, tu lèverais ta bouche sanglante et tu dirais :
ah, ces petits animaux :
comme ils me font perdre mon temps !”

À la source du vivre et du voir de Charles Reznikoff (suivi de Le cinquième livre des Macchabées) vient de paraître aux Éditions Unes dans une traduction d’André Marcowicz. Présentant ce livre, ce dernier affirme très justement que By the Well of Living and Seeing, “réellement, c’est une somme, la somme de toute sa vie” – une somme d’abord photocopiée “à quelque chose comme 400 exemplaires en 1969”, puis revue “quand, en 1974 [deux ans avant sa mort], les éditions Black Sparrow ont proposé à Reznikoff de publier l’ensemble, non pas de son œuvre, mais de sa poésie”. La première fois que j’ai pris connaissance de fragments de cette somme (en traduction française), c’était dans le n°16 de la revue if (codirigée par Liliane Giraudon, Henri Deluy et Jean-Jacques Viton), sortie au printemps 2000 et entièrement consacrée à Charles Reznikoff. C’était à la fois merveilleux – cette revue était belle, à tout point de vue – et frustrant, car on désirait du coup tout lire de ce poète (qui écrivait en 1971 : “Je fus toujours – et je le suis encore – plus intéressé par les vers que par la prose”), alors que n’étaient accessibles en français que deux livres publiés par P.O.L : Témoignage, Les États-Unis (1885-1890), première partie de Testimony (The United-States 1885-1915), traduite par Jacques Roubaud en 1981 ; et Le Musicien (The Manner Music), son deuxième roman, paru en 1977 chez Black Sparrow Press (soit un an après sa mort), puis en français en 1986 dans une traduction d’Emmanuel Hocquard et Claude Richard. Notons au passage que Reznikoff avait déjà écrit un remarquable premier roman, Sur les rives de Manhattan (1930). Héros Limite en a publié en 2014 une traduction (due à Eva Antonnikov ; notons rapidement qu’il en existe une autre, à ce jour inédite, celle de Marc Cholodenko, par ailleurs traducteur de l’intégrale de Testimony : 560 pages en assez grand format – P.O.L, 2012). Depuis ces années pionnières, la France rattrape son retard, ce qui nous permet d’avoir enfin une plus large vision du travail de ce prodigieux auteur longtemps méconnu, malgré les efforts de quelques-uns, comme Serge Fauchereau qu’il convient de saluer à chaque fois qu’on évoque les Objectivistes américains. Quelques titres : Holocauste (trad. Auxeméry, Prétexte éditeur, 2007), Rythmes 1&2 (trad. Eva Antonnikov et Jil Silberstein, Héros-Limite, 2013), In memoriam : 1933 (trad. Eva Antonnikov, Héros-Limite, 2016), Inscriptions (trad. Thierry Gillibœuf, Nous, 2018). Et bien entendu les trois livres publiés chez Unes dans des traductions d’André Marcowicz – les deux premiers étant Holocauste en 2017 et La Jérusalem d’or en 2018.

Je ne reviendrais pas sur la puissance de travail d’André Marcowicz, qu’il soit traducteur du russe comme de l’anglais ou auteur d’une œuvre très personnelle (publiée notamment par les éditions Inculte), qui fait que je suis loin encore d’en avoir pris connaissance dans sa totalité, même si, ayant eu la présence d’esprit de commander les productions de l’année 2020 des Éditions Mesures qu’il a créées avec Françoise Morvan, j’ai pu découvrir dernièrement ses traductions de Daniil Harms, un auteur que j’apprécie particulièrement, ou d’Iliazd que je ne connaissais qu’à travers sa relation avec les peintres – pour n’en citer que deux parmi tant d’autres. À la source du vivre et du voir est donc une somme, et il est difficile d’en extraire tel ou tel fragment (certains poèmes pouvant faire une bonne dizaine de pages, je fais volontairement mon choix parmi les plus brefs d’entre eux) :

“La jeune Chinoise dans la salle d’attente d’une gare très animée,
écrivant sur un carnet,
en colonnes
comme si elle ajoutait des images
à la place des mots –
des mots à l’encre bleue
qui ont l’air de petites fleurs
stylisées en carré :
elle plante son propre petit jardin.”

L’idée de chantier, au sens fort : mener de front plusieurs tâches durant de longues années, avant, non de les laisser tomber, mais d’accepter d’en faire passer tel ou tel état, quitte à devoir le retoucher un peu plus tard. Dans sa présentation du livre (récupérée sur sa page Facebook), André Marcowicz nous révèle que “ses traductions de Reznikoff, commencées à la fin des années 80 [pour Clémence Hiver], et laissées depuis en déshérence, ont trouvé un « havre de paix » chez Unes” au moment où François Heusbourg en reprenait les rênes. Puis il cède la parole à ce dernier (“parce que – dit-il – je souscris à chaque mot de la présentation qu’il fait de ce livre sur le site des éditions”) : “Plus qu’une autobiographie, ce livre central dans l’œuvre de Charles Reznikoff est un art poétique. Il y a là une forme de résurgence, ou de permanence de la vie naturelle, une capacité d’émerveillement intacte quoique jamais naïve, presque une innocence dans le regard posé sur la ville. Reznikoff arpente les rues de New York avec le passé en écho, en observateur de cette civilisation nouvelle, effervescente, bâtie sur le souvenir ou le mythe lointain des légendes disparues : aussi bien grecques qu’hébraïques. Cette superposition de la réalité et de la fable donne son épaisseur au poème, qui transcende la réalité sans pourtant jamais s’écarter du réalisme le plus simple, le plus proche. Car ce sont les êtres les plus familiers qui peuplent ces pages ; des concierges, des serveurs, des mendiants, des blanchisseurs, tous ceux qui ont un travail – ou une vie – visible à même la rue. […] Nous lisons la chronique d’une époque de crise économique, de migration, de précarité, d’emplois mal payés, de racisme et de ghettos. […] C’est un livre qui avance vers le passé, et après avoir traversé de son regard d’adulte ce creuset vivant, Reznikoff en vient à se raconter lui-même. L’enfance de quartier en quartier, de Brownsville le ghetto juif, puis Harlem, et enfin Brooklyn à mesure de la modeste ascension sociale des parents. Une croissance dans un univers désordonné, chaotique, coloré, sale et bruyant, fait de solitude et de découvertes. […] Et soudain on oublie qu’on lit un livre, on finit par voir la vie véritable par les yeux d’un petit enfant juif dans les rues de New-York en 1915, dans une intrication totale des souvenirs et du présent.”

On aimerait tout citer de ce texte de François Heusbourg tant il est est impeccablement formulé. Il faut dire que tout au long de la lecture d’À la source du vivre et du voir, on sent à quel point ce travail conjoint d’un traducteur et d’un éditeur a été irrigué par cette passion que Reznikoff a su comme nul autre transmettre : celle de la poésie, ainsi définie par un poète chinois du XIe siècle : “La poésie présente l’objet afin de susciter la sensation. Elle doit être précise sur l’objet et réticente sur l’émotion”. Bien entendu, si l’on suit à la lettre ce précepte, “l’émotion est là dans le choix du matériau” (entretien non daté avec Charles Reznikoff, paru dans la revue Europe en 1977 – traduction Claude Grimal). “Si on écrit, c’est pour être compris, et si l’on n’est pas compris, on a échoué. Je crois beaucoup à la clarté, et j’essaie de la pratiquer. C’est pourquoi je m’attache beaucoup à la précision dans l’usage des mots, ce qui fait partie de la clarté. Je pense que la seule chose importante quand on écrit, c’est de faire passer un sens ou une émotion (id.)”. Et c’est aussi pour cela que cette “version française” de By the Well of Living and Seeing est une vraie belle réussite :

“Le parc s’enfonce dans la nuit et le calme
et des lumières commencent à poindre entre les arbres ;
ici et là, près d’une lumière
les feuilles et le gazon retrouvent leur verdure.”

À la source du vivre et du voir est de ces livres, très rares, où il ne semble pas y avoir un mot de trop. Pour ma part, j’y trouve une grande singularité, mâtinée d’une familiarité inattendue, retrouvant dans ces poèmes, à travers des sensations précises dans l’espace-temps biographique de leur auteur – et au fond universelles, immédiatement partageables par qui veut bien s’y frotter sans préjugés, se fiant à son ouïe et sollicitant sa mémoire, donc en musicien rêveur sensible aux bruits du monde, de la nature comme des humains, et doué de regard – ce que nous ne savions pas encore avoir vécu :

Un vent froid soufflait en rafales dans la rue ;
les réverbères n’étaient que fils et points de lumière.
Le matin, j’avais l’esprit comme une bobine de coton ;
à présent, tout le fil avait été débobiné au travail
et il ne restait plus que la bobine de bois.

La rue droite montait et descendait réellement par vagues
et seul le marcheur fatigué savait
combien de fois elle s’élevait, offerte au vent.”

3.

Josef von Sternberg. Les jungles hallucinées est un livre de Mathieu Macheret publié aux Éditions Capricci. Et s’il y a une chose dont je me souviens, c’est bien de ma découverte du cinéma de Sternberg qui eut lieu au ciné-club du lycée – l’inévitable porte d’entrée étant L’Ange bleu, avec ces irruptions et extinctions sensibles du son par le jeu des ouvertures et fermetures de portes, justement (première initiation au mixage). Puis du désir de tout voir, guettant les projections à la Cinémathèque, trouvant en occasion les Souvenirs d’un montreur d’ombres pour douze francs, achetant au passage quelques vinyles de Marlène Dietrich, et surtout le numéro 168 des Cahiers du Cinéma de juillet 1965 où, dans un remarquable dossier sur le cinéaste, était publié un texte de Claude Ollier, Une aventure de la lumière, consacré à son dernier film, The Saga of Anatahan, que nombre de critiques considèrent (Mathieu Macheret l’écrit à son tour dans son essai) comme étant “le plus beau texte jamais consacré au cinéma de Sternberg”. Je me souviens aussi que, rencontrant Ollier pour la première fois, on avait rapidement échangé sur ce papier des Cahiers, à la fin duquel l’écrivain-critique de cinéma recommande aux spectateurs de se “laisser captiver par cette lumière aventureuse tandis qu’elle frappe, cerne, réfléchit et transperce cet étrange objet mouvant, l’un des plus finement ciselé, des plus inattaquables aussi, que les nouvelles lanternes magiques aient projetés sur la toile blanche.”

Au début de son second essai sur Sternberg, Aquarium, Ollier relève ce beau passage du livre déjà nommé du cinéaste, Souvenirs d’un montreur d’ombres : “Chaque rayon de lumière a un point d’extrême brillance et un point d’extrême faiblesse. Il s’agit donc de l’intercepter, on ne peut pas le faire fonctionner dans le vide. On peut le faire tomber en droite ligne, le réfléchir et le défléchir, le rassembler et l’étaler, l’arrondir comme une bulle de savon, le faire briller et le bloquer. À son point d’ultime faiblesse, c’est l’obscurité ; et c’est à son point de départ que se situe le centre de brillance. Le voyage des rayons entre ce noyau central et les avant-postes de l’obscurité représente l’aventure et le drame de la lumière.” Non plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture…

“La filmographie de Sternberg ressemble à certains de ces vestiges sublimes qui se dressent au milieu d’un champ de ruines” : bel incipit de cet essai dense et précis de Mathieu Macheret – critique de cinéma au Monde et membre du comité de rédaction des Cahiers du cinéma –, animé par une véritable connaissance de ce cinéma qu’il scrute avec passion, sans jamais tomber dans les ornières de l’exégèse cinématographie repliée sur elle-même, proposant une lecture éblouie de ces aventures de la lumière qui le traversent (et pas seulement le film ultime, testamentaire), ce qui ne signifie évidemment pas que l’éblouissement initial ait pu altérer l’acuité du regard et donc de la pensée de qui l’a reçu, peut-être davantage dans le corps que dans les yeux. Mais avant cet incipit, on peut lire une introduction de l’auteur qui, entre autres choses, insiste sur une des questions essentielles qui animent cette œuvre “altière, risquée, fragile aussi, car brisée de l’intérieur, redécouverte lors d’une rétrospective à la Cinémathèque française à la rentrée 2016, [qui] m’a paru mériter le temps long de l’essai, non seulement pour son originalité radicale, mais surtout pour son geste de création unique, intégralement et obstinément concentré vers l’invention d’une forme.”

Josef von Sternberg. Les jungles hallucinées est construit selon une alternance non régulière entre des chapitres traitant d’un ou de plusieurs films – du premier (The Salvation Hunters, 1925), au dernier déjà nommé (The Saga of Anatahan, 1953) – et d’autres traitant de telle ou telle particularité de ce cinéma : Voir les comédiens, Le corps et le fouet ou Onde et particule. Il serait plaisant d’en parler en détail, mais le propos ici n’est autre qu’inciter les lecteurs de passage à prendre connaissance de ce livre (et c’est la même chose, bien entendu, pour les précédents). Il nous faut donc chausser les bottes de sept lieues pour tomber sur ces lignes aussi justes que frappantes au sujet de Dishonored (1931), son troisième film avec Marlène : “Ce qu’il y a de plus beau, dans la mise en scène de Sternberg, c’est […] la façon dont les corps se tournent autour dans des intérieurs nus (le cinéaste ne verse pas systématiquement dans le « baroquisme » qu’on lui attribue), lors de scènes calfeutrées ouvertes et tendues vers le regard du spectateur, dans de fascinantes parades d’évitement et de précaution, d’attraction et de méfiance.” Puis, un peu plus loin : “Intensément matérielle, la pluie qui tombe dans les tout premiers plans, les gouttes faisant sonner la ferronnerie d’une lanterne et éclaboussant les escarpins de Marie [la prostituée devenue agent X27 jouée par Marlène Dietrich]. Intensément matériel, le visage démaquillé de Marie en paysanne polonaise, dont le modelé surprenant et la nudité soudaine ne sont jamais qu’une autre forme de maquillage, un déguisement ultime, si audacieux qu’on se demande un instant s’il s’agit bien de la même personne.” Etc. Soulignons ce bien trouvé Intensément matériel(le), comme nous nous sommes déjà permis de le faire avec l’invention d’une forme.

“Le cinéma de Sternberg – nous dit Macheret dans un chapitre intitulé Marlene transfert – regorge de ces créatures dotées d’une attractivité sexuelle surpuissante qui s’avère autant une force qu’une malédiction.” C’est visible, c’est le moins que l’on puisse dire, mais l’important demeure ceci : “Cette tyrannie pulsionnelle et ses renversements de pouvoir constituent à proprement parler le véritable objet du cinéma de Sternberg, bien plus en tout cas que l’invention du glamour, la fabrication d’une star, ou le jeu esthétique gratuit entre surfaces et reflets, comme on l’a beaucoup dit.”

À propos de star, notons que les mêmes éditions Capricci publient simultanément, dans leur collection “stories”, un petit livre écrit par Camille Larbey, Marlène Dietrich. Celle qui avait la voix. Plus journalistique, faisant le tour de son sujet par une suite de scènes de la vie de l’artiste, truffé d’anecdotes parfois drôles, parfois pathétiques et de remarques pertinentes, il se lit vite et agréablement. Son principal mérite de de nous rafraîchir la mémoire, car Marlène s’éloigne un peu plus chaque jour de cette aventure de la lumière qui en avait fait la grande rivale de Garbo. Devenue plus que jamais ombre parmi les ombres. C’est donc une idée qui se défend d’insister sur sa voix – son principal atout : “grave, inimitable, suave et cajoleuse” – plutôt que sur ces jambes dont elle avait été si fière et au sujet desquelles, suite à une chute qui aura provoqué une fracture ouverte de son fémur gauche, ce qui l’incitera à entreprendre une longue auto-réclusion, elle écrivit ce bref poème : “N’est-ce pas étrange : / Ces jambes / Qui ont fait / Mon ascension et ma gloire, / Facile, non ? / Ont causé / Ma chute / Dans la misère / Étrange, non ?” Ne reste plus qu’à composer la musique adéquate pour le transformer en “petite chanson”.

Et pour revenir une dernière fois à Sternberg, relevons encore quelques lignes du livre de Mathieu Macheret : “Faire écran, barrer le passage du visible, ne pas montrer trop vite, mais faire sentir le cœur qui palpite, le cœur qui bat en-dessous, la pulsation des veines et des artères, ce cœur révélateur de l’individu brûlant de toute sa solitude : voilà tout l’art de Josef von Sternberg”, qui devraient inciter à aller voir au plus près ce livre sans images (en dehors de la couverture et de la toute première page) qui répond brillamment aux attentes des admirateurs du cinéaste d’Underworld, de Morocco, ou de The Shanghai Gesture.

Johan Faerber, Le Grand écrivain, cette névrose nationale, Pauvert, mars 2021, 304 p., 20 € — Lire un extraitLire ici son entretien avec Christine Marcandier
Charles Reznikoff, À la source du vivre et du voir, traduit par André Marcowicz, Éditions Unes, mars 2021, 160 p., 22 €
Mathieu Macheret, Josef von Sternberg. Les Jungles hallucinées, Capricci, mars 2021, 216 p., 20 €
Camille Larbey, Marlène Dietrich. Celle qui avait la voix, Capricci, mars 2021, 112 p., 11 € 50