Choses lues, choses vues (25) – poésie, etc.

© Virginie Vincienne

Après une semaine de pause, vingt-cinquième constellation de l’année, avec cinq (ou neuf) livres (tout dépend comment on compte) dont la pagination n’est pas excessive : lus dans les intervalles du travail, parfois à la maison, parfois dehors (en particulier dans les transports) – le bonheur étant de s’installer dans un dedans du dehors : une véranda par exemple, où Internet serait coupé (comme dans le troisième Conte du hasard de Ryusuke Hamaguchi). Quand on n’a pas de smartphone (combien de temps aura-t-on encore le droit de s’en dispenser ?), lisant, ce sont les batteries intérieures que l’on recharge – en complément de la marche quotidienne (mais on peut lire en marchant, j’en ai surpris plus d’un à le faire). Cette petite pile de livres est posée à droite, sur la table de travail, selon un certain ordre. De l’autre côté, une autre pile : de disques à écouter, tout en écrivant – la lecture se faisant plutôt “en silence”. Est-ce utile de le noter ? Nous habitons un monde sonore. Quand la musique se tait, les oiseaux n’interrompent pas leur chant, le vent souffle (nous sommes en automne), la pluie frappe le sol, de ciment ou d’herbe, un avion passe un peu trop bas, un chien aboie au loin. Si tout cela cessait brutalement, il deviendrait impossible d’écrire, de lire, et même de vivre. Comme si, ne se vouant plus au hasard, on se noyait dans l’affreux monde des intentions programmées… Le plus écrit, le mieux pensé, le plus médité, le mieux retravaillé, le plus drôle, le plus humble, le plus exigeant, le plus léger, le plus agréable à lire, surgit comme on ne l’attend pas. En en découvrant la substance, en en ressentant la matière singulière, il nous fait prendre conscience qu’au même moment d’autres choses nous traversent : un chat miaule dans le jardin, les pneus d’une vieille voiture crissent en prenant le tournant de la rue en pente. Moments de recharge où on oublie (aussi) le temps qui passe : où on se déconnecte des agendas. [Musique d’accompagnement de la frappe de ce paragraphe : Claudio Monteverdi, ‘Avoce sola’ Se i languidi miei sguardi / Ardo / Mentre Vaga Angioletta, transcrit pour violoncelle(s) par Sonia Wieder-Atherton et interprété par Sarah Iancu, Matthieu Lejeune et elle-même.]

1.

Passons au livre en haut de la pile, tandis qu’une nouvelle plage musicale – Dithome de Giacinto Scelsi, toujours par Sonia Wieder-Atherton – démarre, nous projetant de la première moitié du dix-septième siècle au début de la seconde moitié du vingtième : Je voulais écrire un poème (autobiographie d’un poète par ses livres) de William Carlos Williams aux Éditions Unes (traduction révisée de l’anglais – États-Unis – par Valérie Rouzeau, avec la collaboration de François Heusbourg). Quel bonheur… Il s’agit d’une nouvelle édition, revue et corrigée, d’un livre paru aux mêmes éditions en 2000 – la version originale datant de 1958, elle-même révisée en 1976 par Edith Heal qui en avait eu l’initiative – longue histoire… : “Une intense histoire intime, orageuse, tendre, douce-amère, qui retrace une bonne partie [du] parcours [de William Carlos Williams]. Cela raconte la naissance d’une poésie, sans ancêtres littéraires identifiés, aussi indépendante que l’idiome américain auquel il croyait si passionnément (Edith Heal, Introduction).” L’idée est simple : ne pas poser de questions (ou très rarement), mais “prendre des notes” – le poète ayant “fait ses propres recherches”, plus bibliographiques que biographiques (mais les deux sont nécessairement liées), l’épouse de Williams, Florence (nommée familièrement par ce dernier Floss ou Flossie), étant aussi présente et manifestant cette présence par des “observations précises.” Même lors de légers dérapages où Williams s’emballe en vieil homme, comme on dit, encore vert, l’oral habilement transcrit fait passer quelque chose de l’ordre du ton : non trafiqué, aussi sympathique qu’intransigeant, aussi expansif que retenu. Valérie Rouzeau – qui avait déjà effectué un beau travail de traduction, révisé (de même) vingt ans après, pour Le Printemps et le reste (Spring and all, Unes, 2021) – a tenté de “rendre autant que possible l’oralité de l’interview originale” en français.

William Carlos Williams : “Quand le désir m’est venu d’écrire des poèmes, j’étais tout à fait le gamin américain indépendant, qui a confiance en lui. Dès le début j’ai bien senti que je n’étais pas anglais. Si je devais écrire de la poésie, il faudrait le faire à ma façon. Tout cela est arrivé très vite. Je ne sais trop pourquoi mais la poésie et le sexe féminin étaient unis dans mon esprit. La beauté des jeunes filles me semblait similaire à la beauté des poèmes. Je n’y connaissais rien en matière d’approche sexuelle mais il fallait que je fasse quelque chose de tout ça. Je l’ai fait de la seule façon que je connaisse, par la poésie.”

Auteur d’une Autobiographie (1951), écrite assez vite et semée de quelques inexactitudes, le Dr Williams, écrivain et pédiatre, ne refuse pas de faire quelques incursions dans sa “mémoire privée”. S’il se retient souvent, s’il ne se montre pas trop expansif, il ne s’autocensure pas : “Ce livre a rendu pas mal de gens furieux. Mais il a été pour moi une bonne thérapie. Il m’a ramené enthousiaste, plein d’entrain à ma machine à écrire.” (Williams n’a pas le goût d’écrire à la main ; quand ça lui arrive, le résultat lui semble peu probant). On pourrait citer de nombreux fragments de ces moments de parole recueillis par une bonne auditrice. Par exemple (au sujet de Sour Grapes, 1921) : “Quand l’humeur me prenait, j’écrivais. Que j’aie en tête une femme, un arbre ou un oiseau, il fallait que cette humeur se traduise par une forme. Coucher le vers sur le papier.” Ou relever son enthousiasme à l’idée d’écrire “un livre sur un bébé” (Mule blanche, 1937, peut-être son plus beau roman) : “J’étais fou des bébés, de ce mépris qu’ils ont pour les adultes. Ils se fichent pas mal de ce qui se passe, ils lâchent tout ce qu’ils ont et parfois ce n’est pas très agréable. Je me disais en moi-même à chaque bébé que je voyais : « OK bébé – continue comme ça parce que moi je vais te mettre dans mon livre ! »” On trouvera aussi dans ces échanges de plus ou moins longues digressions sur les livres les plus importants de l’auteur de Koré aux Enfers, Paterson ou The Desert Music (mais pas Tableaux d’après Brueghel, publié après ces entretiens ; je compte entre cinquante et soixante titres cités avec les rééditions, réarrangements, anthologies) ; ou sur ses rencontres avec Pound, ainsi qu’avec certains de ses contemporains, comme Wallace Stevens, auteur de la préface de Collected Poems 1921-1931 (The Objectivist Press,1934) qui l’avait irrité en parlant d’“anti-poétique” :  “Sa passion pour l’anti-poétique est une passion du sang et non de l’encrier. L’anti-poétique est le remède de son esprit. Il en a besoin autant que l’homme nu d’un abri ou l’animal de sel”, alors que Florence “Flossie” Williams et Edith Heal n’y voient à juste titre qu’un grand éloge.

Avant d’évoquer brièvement deux autres livres parus récemment aux Éditions Unes, il me semble préférable de refermer Je voulais écrire un poème en y prélevant un poème de Williams – ou au moins un fragment. Par exemple, d’Adam & Eve & la cité : “Et il laissa derrière lui / tous ces souvenirs étranges liés / aux coquillages et aux ouragans – / les odeurs / et les sons et les regards furtifs / que les Latins savent appartenir / à l’ennui et aux longues heures torrides / et que les Anglais / ne comprendront jamais – eux que / le devoir a marqués / d’une mention spéciale – à / un tropique bien à soi / et sa volaille aux lourdes ailes / et des fleurs qui vomissent la beauté / à minuit –”

Taille-vent d’Eva Mulleras, poète et plasticienne de trente ans, est un petit livre de 80 pages au total, de format 11 x 15,5 cm, où le dessin a autant d’importance que les mots. Si on trouve quelques pages – 9 sur 71 – uniquement composées de texte, aucune double page ne se dispense de “dessins de l’auteure”. Un mot revient : “Cligne” (répété trois fois en 4e de couverture). “Un Truc Cligne”. “Tout à coup un truc Cligne / une présence anodine / avertie” […] “La mort cligne joliment / c’est comme avoir oublié ses clés / rêver d’être nu à l’école / avoir perdu ses dents” […]

“Un Truc Cligne
Oui / Non
indécis, insolent”

Pour donner une idée de l’imbrication (en contrepoint) des mots et du dessin, le mieux est d’en proposer une double page. Montrer concrètement, plutôt que de s’égarer dans un vain commentaire (et noter au passage que – pur hasard, sans recherche de lien – c’est maintenant la musique écrite par Erik Satie entre ses vingt et trente ans qui passe sur la platine) :

Taille-vent, p.30-31 © Eva Mulleras / Éditions Unes

Tout est dans le monde est une anthologie poétique de Lubertus Jacobus Swaanswijk dit Lucebert, assortie de dessins de l’auteur (traduit du néerlandais par Kim Andringa et Daniel Cunin) : troisième livre de cette rentrée chez Unes, et le plus imposant, tant par son volume que par ce qu’il nous donne à découvrir. Lucebert est certes connu comme le loup blanc ; mais nous devons reconnaître notre méconnaissance de l’œuvre de cet artiste né en 1924 à Amsterdam, associé un temps à CoBrA, malgré le travail d’Henri Deluy qui avait fait passer en version française quelques-uns de ses poèmes, dans Action poétique ou aux éditions du Bleu du ciel (Apocryphe en 2005).

Deux cahiers (16 et 32 pages) présentant des dessins, lavis et peintures sur papier apportent un contrepoint saisissant à cette anthologie poétique où on trouvera 120 poèmes, organisés selon cinq parties : Le peintre tout désigné, Le matériau du poète, Tout est dans le monde, Le sixième sens et Poèmes retrouvés. “Plus qu’une poésie libre, c’est une poésie de la liberté, ouverte et féconde, émancipée de toute tradition esthétique et de toute idéologie” écrit l’éditeur dans son texte de présentation. Reprenons pour commencer un poème court, Pêcheur de Ma Yuan, qui vient après huit autres (comme des dédicaces-portraits) en écho aux travaux d’Arp, Brancusi, Moore, Rousseau, Miró, Klee, etc. :

“oiseaux naviguent sous nuages
sous vagues volent poissons
mais dans l’entre-deux le pêcheur se repose
vagues se font hauts nuages
nuages se font hautes vagues
mais dans l’entre temps le pêcheur se repose”

Puis, dans la deuxième partie, cet autre, intitulé Mon poème (fragments) : “je suis le fantôme une table lumineuse / installée dans une niche sombre / […] // je suis l’épouvantail un regard / jeté sur l’œuf plein de ma peine / alors que l’oiseau qui laisse son béjaune / s’écraser au sol (telle est son espèce) / a les yeux doux de naissance // je suis le grand chaos qui suit l’incendie / […] // je suis la fille que dans mes souvenirs / je rencontre sur une colline tapissée de fleurs / […] // je suis la voix qui n’en donne aucune / à ce qui en possède déjà une / mais qui pose un douloureux silence / l’image merveilleuse d’un mot / et lorsque celui-ci est guéri de toute angoisse / sachez tout ce que je viens de dire / le poème est une amulette”

Et enfin, un fragment du poème qui le précède (dédié à Bert Schierbeek, auteur lui aussi traduit par Henri Deluy) :

“le poème est un roman invisible
commencé avant d’avoir commencé
et qui ne se termine pas si ce n’est
par une joie terrible au fond du cœur : ”

De cette trop brève recension, on trouvera, je l’espère, motif à enquêter au plus près : Tout est dans le monde est bien plus indispensable que la mélasse romanesque qui parade sur les étals des librairies.

2.

De la pratique – sous-titré : Scènes et machines – de Frédéric Forte est publié dans la collection “propos poche” des Éditons de l’Attente (qui nous ont déjà gratifiés de quatre livres de Guy Bennett, dont trois co-traduits par Forte). Et, une fois de plus, c’est un ouvrage où l’on trouve sur le même support des mots et des traits (les dessins n’étant pas de l’auteur, mais du designer David Enon) : un petit volume où le visuel et le verbal cohabitent de manière à la fois indépendante et solidaire, ce qui fait qu’il sera délicat d’en traduire sur internet (où, d’un écran à l’autre, ce qui s’affiche change) les effets de la tourne des pages. Mais on peut toujours partager un aperçu du projet : “Les poèmes de ce livre sont prélevés dans les chapitres de Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre du machiniste et décorateur italien Nicola Sabbattini (1574 – 1654).” [En aparté : alors que j’écoute régulièrement des enregistrements de musiques, notamment italiennes, de cette époque comme on l’a vu – Monteverdi, Gesualdo, etc. –, il se trouve que c’est la musique de John Lurie pour le film Mystery Train de Jim Jarmusch qui passe sur ma platine au moment où je recopie ces lignes.] De ce livre de 1638, “chaque chapitre fournit la matière à un poème ; / un vers correspond toujours à un et à un seul fragment prélevé ; / un fragment se distingue d’un autre lorsqu’ils sont, dans le chapitre originel, séparés par au moins un mot ; / la succession des vers dans le poème reprend l’ordre d’apparition des fragments dans le chapitre ; / lorsqu’un poème ne contient que deux vers, la barre oblique est exceptionnellement utilisée pour les séparer.”

Frédéric Forte est membre de l’Oulipo – un de ceux dont je suis le plus volontiers le parcours, en conscience (et simultanément dans l’oubli) de cette particularité. Il a une manière (des manières) assez subtile (s) de jouer avec les contraintes – de les faire sonner (alors qu’on ouvre grand les yeux, on est à l’“écoute”). De la pratique est en deux parties : “Livre premier ”– où il est traité des scènes. “Livre second” – où il est traité d’intermèdes et de machines. Prenons (presque au hasard) le chapitre 30 de chacun d’eux. Celui du premier s’intitule Comment peindre les scènes :

“À mesure qu’elles vont diminuant
hommes ni femmes aux fenêtres
oiseaux en cage
singes ou autres animaux
outrepassent les limites d’une journée
immobiles pendant si longtemps”

Et celui du second, Comment faire que la mer tout à coup se soulève, s’enfle, s’agite et change de couleur :

“On clouera sous les vagues
immobiles et fixes
les vagues obscures
obscures
les vagues
avec les autres
les autres
les autres vagues”

Dernière indication (qui n’est pas anodine) : De la pratique a été écrit le temps d’une exposition qui se tint à Paris en novembre-décembre 2015 à la galerie Martine Aboucaya – coéditrice avec Yvon Lambert de plusieurs ouvrages d’un autre Oulipien, Jacques Roubaud (CoVaRu et Quasi-Cristaux).

De la pratique, pages 78-79 © Frédéric Forte / David Enon / L’Attente

3.

Prison-palais est un assez long poème (sans les blancs, on compte quatre-vingt-six pages – doit-on parler de strophes ? – de dix-sept vers chacune) du “poète, traducteur, éditeur, graphiste et typographe suédois” Martin Högström (né en 1969). C’est une des deux nouveautés de rentrée du catalogue d’Éric Pesty, éditeur ayant la particularité de publier des livres de format sensiblement différents, parfois regroupés en collections, mais pas toujours (loin de là). On y sent à chaque fois le plaisir de faire.

Commençons par le titre qui accole d’un tiret deux mots du vocabulaire de l’architecture : prison et palais, évoquant des lieux en apparence contradictoires, éclairés par la lumière artificielle (“les taches mortes traversent / les grands carreaux des fenêtres / et imbibent tout d’un clair de lune / théâtral”). David Lespiau (qui en est le traducteur, en collaboration avec l’auteur) écrit que dans ce livre “Martin Högström élabore une architecture de langage qui elle-même parle d’architecture, de prison à double fond ou qui se retourne, s’inverse, sans que ce renversement soit pour autant une échappée, plutôt une complexification du problème – où tout est double, ambigu, appariant les contraires.” Voilà qui donne envie d’entrer. “Le ton est calme, mais sombre ; il s’agit d’une investigation, dont le temps de vie est à la fois le risque et l’enjeu.” On y relève le mot “enquête” ; ou que (Prison-palais, fragments :) “tout ce qui retarde / le langage interrompt la vie” ; ou encore qu’“une fiction s’attarde / dans des palais sous terre / dont l’air est saturé de fumée / de ce qui a brûlé jadis”. Ayant l’intuition que certains nombres reviennent, je remarque que la partie commençant par (ayant en titre ?) “c’était dit de marbre à vie” est composée ainsi : 12 pages de texte (strophes de 17 vers), 2 pages blanches / 8 de texte / 4 pages blanches / 12 de texte / 2 pages blanches / 8 de texte.  Puis, après 2 pages blanches, partie suivante, “TEMPS EXPIRÉ” : 2 pages de texte (id. strophes de 17 vers). Puis, après 2 nouvelles pages blanches, partie finale, “CE QUI A LIEU / RÈGNE” : 14 pages de texte (id. strophes de 17 vers – deux sont répétées) / 2 pages blanches / 8 de texte / 4 pages blanches / 14 de texte (deux sont répétées) / 2 pages blanches / 8 de texte. Dialectique des “variations possibles [qui] semblent illimitées” et des “formes closes” :

“des cellules s’ouvrent et se ferment
l’espace commence ainsi
comme s’il n’y avait rien avant
et toujours aucune issue”

De belles tensions et une expérience de l’espace (et) du langage que, même sans la moindre idée de “comment ça sonne en suédois”, la traduction rend avec force. David Lespiau : “Il s’agit de comprendre où et quand les choses vont pouvoir pivoter, glisser enfin autrement ; où et quand certaines parois montées sur rail pourront bouger, quel est leur mécanisme.” [En aparté : curieux de constater à quel point l’enchaînement des livres de cette petite constellation semble aller de soi… Sur la platine, de nouveau, Monteverdi… Le Livre huit des madrigaux résonne dans l’atelier. Pause. Reprise :]

“un grand nombre d’échanges
utopie muette d’images faibles
un lieu toujours hors du temps
rêves d’océans et d’avions
enfouis depuis un temps
tu oses y entrer ?
la rosée pénètre le crâne
chacun contrôle que
l’autre suit bien les règles
car les mains s’agitent
contrôleurs près des tas
de cadavres. corps de bâtiments
surplombant des galeries
aux vitres teintées      du sang
jaillit jusqu’au plafond
retombe en pluie et s’écoule
jusqu’à recouvrir les murs”

Deux mots en écho à un petit ouvrage composé en typographie, imprimé et agrafé en vert, par Éric Pesty : La Terre de Saint-Martin de J. H. Prynne (traduit de l’anglais par Martin Richet).

J. H. Prynne est un poète anglais né en 1936. Il a enseigné la littérature anglaise à Cambridge. Ses livres ont été publiés sous la forme de plaquettes (chapbooks) chez de petits éditeurs. L’intégralité de ses livres a été réunie en un seul volume de près de 700 pages, Poems(Bloodaxe, 2015), qui en est à sa troisième édition. Dans un article du Guardian (le journal anglais qui publie les strips de Tom Gauld), David Wheatley écrit que “Prynne est le poète ultime de l’anti-pathos.” “Tout en lui rime avec distance et difficulté. Il ne donne pas de lectures de poésie ; il n’apparaît pas dans les anthologies et n’est jamais retenu pour des prix ; ses livres ont des titres à la Captain Beefheart tels que Her Weasels Wild Returning [note : Weasels Ripped My Flesh est le titre d’un album de Frank Zappa]; il attire les acolytes et les execrators, plutôt que les lecteurs ordinaires, et, plus important encore, personne ne sait ce que cela signifie. Telles sont les hypothèses familières concernant ce poète.” La page d’informations jointe à l’envoi de ce petit livre contient presque autant de signes que La Terre de Saint-Martin dans sa totalité (un prologue composé d’une brève citation d’un texte latin médiéval, suivi par huit poèmes de huit vers). Éric Pesty a déjà publié trois livres du même auteur dont le premier, Perles qui furent, a été traduit par Pierre Alferi. Après avoir rappelé une dernière fois l’élégance graphique de ces ouvrages, voici un poème de ce petit livre aux agrafes vertes :

Désigne
Prêt était encore le meilleur ; ce
jour prit une bande blanche près
de l’étagère, à l’arrière. Tu ne dois
pas tomber, le dessus est marqué
à la plume. Oui il l’est. La chance
passe peu à peu dans l’air
et est changée, ou entière, quand
le temps file encore absolument.”

4.

Bumboat de Pierre Vinclair, publié dans la collection “Les Passeurs d’Inuits” coéditée par In’Hui / Le Castor Astral, conte en vers (“accroche-toi / ça recommence”) la descente de la Singapore River, se “servant du poème comme d’un bateau touristique (on les y appelle « Bumboat ») à travers les hublots duquel on verrait défiler l’histoire logistique de l’île, dans le chant détraqué d’une théorie de fantômes.” Le résultat est animé, sonore – “quoi ? tu entends cette voix” –, vivant ; quelque chose demeure du temps des pirates : “et l’on descend avec / le hoquet de l’histoire” […] “l’amok la poésie / une phrase folle court / arme blanche dans le poing / l’écume aux lèvres / pour punir le passé”.

On ne présente plus Pierre Vinclair (né en 1982), auteur d’une œuvre importante, tant en volume (nombre de pages) qu’en titres (prose, poésie, essai) dont un des derniers parus – L’Éducation géographique (Poésie / Flammarion, janvier 2022) – est le premier d’une tétralogie : livre majeur, qui ne nous conduit pas pour autant à accorder à ce dernier opus un caractère mineur (on peut ranger les deux ouvrages à proximité l’un de l’autre). Bumboat est un poème qui s’étend sur une soixantaine de pages (en 10 chapitres, ou chants, ou étapes) présentant en fin de parcours l’originalité d’avoir été “annoté – pour débrouiller quelques références historiques et culturelles, mais aussi jouer un peu – par la malicieuse Claire Tching (membre de la Sing Lit Station).”

Il sera une fois de plus difficile de faire passer un “aperçu” de ce poème qu’il convient de lire comme on descend une rivière : en suivant son cours – ce n’est pas si long – du début à la fin (avec la tentation de sauter régulièrement des pages pour lire les notes qui ne sont pas “en bas de page”). Accélérer / ralentir, faisant çà et là quelques pauses. Relevons au passage une dizaine de vers –  “quand les poètes étaient pirates” ; “en fait, je vais te dire / quand on descend la Sing / apore River, IL NE / SE PASSE RIEN” ; “s’il court au bord de l’eau / un poète a devoir / d’entendre ardentes les sirènes / descendre en enfer publier, virgule / ses discussions avec marauds et macchabées” – en pleine conscience qu’on ne pourra rendre compte ici de la disposition typographique du poème, sinon par le truchement de photos ou de scans d’une page ou d’une double page :

Bumboat, p. 46-47 © Pierre Vinclair / In’Hui / Le Castor Astral

Après avoir projeté de descendre le Mékong (“à dos, dit-il, de poème”), Pierre Vinclair s’est installé aujourd’hui sur les rives du Rhône (à suivre…)

5.

Ce sera (provisoirement) tout pour ce petit tour d’horizon des nouveautés de cette “rentrée poétique” (du moins celles dont j’ai pu prendre connaissance ; d’autres suivront probablement : rattrapage & surprises automnales). Deux ouvrages pour finir, cette fois non répertoriés au rayon poésie, même s’ils ont en commun avec les précédents une certaine qualité de “mise en forme livre” et le sens de la brièveté. Ils viennent de paraître dans la collection “Les billets de La Bibliothèque” que j’avais découverte il y a une vingtaine d’années avec Léger, légère de Pierre Lartigue, un poète (et non des moindres) plusieurs fois publié par ces Éditions La Bibliothèque (les ressortant de ma propre bibliothèque, je trouve, calé entre deux d’entre eux, un ancien catalogue où se déclinent les noms des collections proposées par l’éditeur : “L’Écrivain voyageur”, “Les Billets de…”, “Les Portraits de…”, Les Utopies de…”, “Les Bandits de…” et “Les Navigations de… la Bibliothèque”).

Le premier – Petit traité bien cuit – est signé Jean-Pierre Ostende. On y croise, nous dit-on, les 4G – gourmet, gourmand, goinfre et glouton –, car il s’agit d’un “OCNI” : objet culinaire non identifié. Ou plus précisément d’un essai fiction dû à un narrateur enquêtant sur “nos manières de manger, de la préhistoire au futur, de l’étoilé au bouiboui.” Livre “à saveurs multiples” qui s’adresse à de savants palais, ou pour le moins à qui s’intéresse de près à ce qui se trame en cuisine. Je dois avouer que ce n’est pas mon cas, car je n’ai guère de passion pour la nourriture. L’idée d’aller au restaurant me laisse assez froid ; je n’en prends jamais l’initiative ; il m’arrive cependant de suivre le mouvement, à condition que ce ne soit pas dans un Fast Food. C’est d’ailleurs, me semble-t-il, la meilleure preuve que ce livre tient la route car, même si je me situe aux antipodes des “toqués du monde gastronomique”, j’ai dévoré ce très singulier Petit traité bien cuit – fin, drôle, ingénieux (généreux) – avec plaisir. Peut-être parce que, ne se contentant pas d’appliquer des recettes (y compris littéraires), il se frotte à l’ethnologie ou à la poésie. Jouant avec son titre, d’autres me sont revenus, ainsi que les noms de leurs auteurs : Pascal Quignard bien entendu, Claude Lévi-Strauss – ainsi que (de plus loin) Peter Handke (Pourquoi la cuisine ?) et Tom Gauld, déjà cité (En cuisine avec Kafka).

Il est temps de faire un peu de montage : “J’entends dire que nous, Français, même inventés, restons sans exagérer les rois de la gastronomie. / Nous avons le pot au feu dans le génome. / Un peu d’arrogance aussi, au point que, dans certains pays, avant de manger, il n’est pas rare d’entendre non pas Bon appétit mais Bon courage.” […] “Le premier restaurant sur terre a été un bouiboui, tous les bouibouis le savent : ils sont le début, le commencement, l’enfance. Le toqué est arrivé bien après le bouiboui. / L’enfance est bouiboui, le monde adulte est toqué. / L’enfance, la petite enfance surtout, est bouiboui. Peu à peu (en vieillissant) chacun devient plus ou moins toqué, poli, ordonné. Et à l’extrême fin, tout le monde redevient plus ou moins bouiboui.” […] “Et tous ces fantômes partout où je vais. Ils reviennent la nuit dans mes rêves. Certains susurrent dans la nuit des gourmettes : Et mon gigot tu l’aimes ? Ils sont bien cuits mes rognons ? Tu les as goûtées mes saucisses ? Elle te plaît ma bouillabaisse ? Et mon aubergine elle est jolie ? Elle te rend fou ma crème ? Et mon sauté de veau il est savoureux ? Tu la trouves pas goûteuse mon andouillette ? Et ma quenelle elle est appétissante, non ? Elle est ferme ma cuisse de poulet ? Tu l’apprécies mon rôti de bœuf ? Et ma terrine de pâté tu l’aimes ? // J’aurais préféré que l’on ouvre une école gastronomique du pêché plutôt qu’une école de la rédemption.” Avant de quitter provisoirement ce Petit traité bien cuit, insistons sur le sens de la variation – de la contradiction – qui l’anime, en en prélevant un dernier fragment qui semblera peut-être énigmatique : “À l’aube, dans la cuisine tous feux éteints, le vide est toujours aussi captivant, envoûtant. / L’oreille du loup, il faudrait fermer les yeux pour l’oublier.”

Dans la même collection : Frères Sœurs de Michéa Jacobi, dont je découvre, en ignorant qui cultive ses retards, l’hallucinant projet Humanitatis Elementi, décliné en vingt-six volumes (huit sont déjà parus) comprenant chacun vingt-six vies plus ou moins brèves, soit six cents soixante-seize au total. Le titre de chaque volume commence par une des vingt-six lettres de l’alphabet (d’où leur nombre) ; il en est de même pour chaque vie qu’ils proposent. Frères Sœurs est celui dont le titre commence par “F” : huitième paru, après ceux correspondant aux lettres “J” (comme Jouir), “L”, “R”, “S”, “V”, “W” et “X” (comme Xénophiles). Ces vies sont celles de frères et sœurs (comme les Brontë), même si parfois il n’y a que des frères (c’est le cas des Lumière) ou des sœurs (comme les Dorléac/Deneuve). Certaines se développent sur une douzaine de pages ; d’autres sur à peine deux. Je n’en dirai pas plus, car je commence tout juste à prendre connaissance de cette étonnante entreprise (il me faudra du temps, non seulement pour l’apprécier, mais aussi pour la commenter). Évoquer ces deux livres me donne l’occasion de tirer un coup de chapeau aux Éditions La Bibliothèque dont il m’arrive d’acquérir certains titres au cours de mes pérégrinations de flâneur des deux rives ; la dernière fois, c’était Berlin, Les Jeux de 36 de Jérôme Prieur, trouvé par hasard dans une librairie du Quartier Latin où s’empilaient un assez grand nombre de volumes des Œuvres complètes d’Antonin Artaud : un petit ouvrage très recommandable, aussi dense que bellement façonné, en écho à un travail documentaire audiovisuel du même auteur.

William Carlos Williams, Je voulais écrire un poème, Traduction révisée de l’anglais (États-Unis) par Valérie Rouzeau, Edition établie et présentée par Edith Heal, Éditions Unes, octobre 2022, 112 p., 20 €
Eva Mulleras, Taille-vent, avec des dessins de l’auteure au fil des pages, Éditions Unes, septembre 2022, 80 p., 14 €
Lucebert, Tout est dans le monde, Éditions Unes, août 2022, 224 p., 25 €
Frédéric Forte, De la pratique, Éditions de l’Attente, octobre 2022, 92 p., 10 €
Martin Högström, Prison-palais, traduit par David Lespiau et l’auteur, Éric Pesty Éditeur, octobre 2022, 120 p., 16 €
J.H. Prynne, La Terre de Saint-Martin, traduit de l’anglais par Martin Richet, Éric Pesty Éditeur, octobre 2022, 16 p., 9 €
Pierre Vinclair, Bumboat, In’Hui / Le Castor Astral, septembre 2022, 88 p., 12 €
Jean-Pierre Ostende, Petit traité bien cuit, Éditions La Bibliothèque, septembre 2022, 152 p., 14 €
Michéa Jacobi, Frères Sœurs, Éditions La Bibliothèque, septembre 2022, 144 p., 14 €