Choses lues, choses vues (5): Laure Gauthier, Anne-James Chaton, Éric Sautou, Kristell Loquet

© Alix Rosset

Certaines disparitions suscitent un grand émoi, y compris (et probablement surtout) chez les personnes qui n’ont jamais approché de près ou de loin ce ou cette disparu(e) qui les aura pourtant marqués de manière indélébile, ayant insidieusement imprimé dans leur tête des ritournelles, des mots ou des images dont il ne leur sera pas facile de se débarrasser. D’autres sont, au contraire, à peine annoncées. Il m’arrive d’informer mes amis d’un décès, sur Facebook par exemple (ma page n’étant pas publique), et d’ainsi tenter de conjurer l’indifférence. On me le reproche parfois, comme si c’était le signe d’un caractère morbide, difficile à accepter en un temps de pandémie où l’inquiétude ne cesse de gagner du terrain. Mais je tiens à manifester certains signes de fidélité, refusant d’abandonner à leur triste sort les artistes, les auteur(e)s, menacés d’oubli, quelle que soit la nature des liens que nous avons entretenus, et même parfois sans les avoir concrètement rencontrés (une voix, entendue un jour à la radio, peut suffire pour que s’établisse une forme de familiarité).

Le compositeur Gérard Masson, né le 12 août 1936, est mort le 23 décembre dernier à l’âge de 85 ans. Il appartenait à la génération qui a suivi celle des stars de l’après-guerre comme Pierre Boulez ou Luciano Berio (nés en 1925), qui s’est avérée peu avare de personnalités remarquables, comme Gilbert Amy, Jean-Claude Éloy ou Paul Méfano. Je me souviens qu’en ces premières années des seventies où l’on s’ennuyait ferme au lycée, mes camarades et moi sautions sur la moindre occasion de nous échapper de ce monde pompidolien qui nous étouffait. Poésie et musique étaient alors les domaines les plus accueillants (les arts plastiques viendront très vite s’ajouter). Musique à mettre au pluriel, tant nous avions de curiosité pour le rock (générationnel – inévitable), le jazz (plutôt free), la musique contemporaine (savante) et les musiques traditionnelles (des pays lointains). Parenthèse formidable où des ignorants de quinze/dix-sept ans pouvaient passer sur leur platine bon marché aussi bien Stimmung de Stockhausen ou Lontano de Ligeti que Let it Bleed des Stones, The Madcap Laughs de Syd Barrett, Love Cry d’Albert Ayler ou encore un vinyle importé de gamelan balinais. À la rentrée 1973, j’ai dix-sept ans et demi et j’entame ma première année à l’école des Beaux-Arts de Paris en architecture et arts plastiques avec option musique. Un des professeurs de l’école, le compositeur René Kœring, nous fait entendre les œuvres de quelques-uns de ses proches dont nous n’avions jamais entendus parler. L’un d’eux est Gérard Masson. J’apprends qu’il a été “adoubé” par celui des “initiateurs de la modernité” que j’admire le plus : Igor Stravinsky. Du coup, je n’ai jamais oublié, ni ces écoutes, ni bien entendu le nom de ce compositeur qui n’aura jamais été une “vedette” (ce qui ne pouvait que le rendre sympathique, d’autant plus qu’il se revendiquait autodidacte, même après avoir suivi l’enseignement de Stockhausen).

Vingt-trois ans après, je rencontre Dominique Fourcade qui me parle de son amitié de jeunesse avec Gérard Masson (m’offrant deux disques de lui, dont un CD avec une couverture de Pierre Buraglio). Je suis tout ouïe, heureux de me remémorer cette époque où tout semblait en quête de liberté (mot qui rimait avec modernité) et de mise à mort (certes naïve) du vieux monde que nous exécrions. J’ai écouté par la suite ces enregistrements de manière intermittente, mais toujours avec plaisir.

Le 28 décembre dernier, je reçois un SMS d’Alexis Pelletier : “…on me dit que Gérard Masson est mort. Est-ce vrai ?” Je ne sais que répondre. Puis la nouvelle se confirme, très officieusement : rien sur la page Wikipédia du compositeur. Rien dans la presse. Silence total. Je l’annonce sur Facebook. Une dizaine de personnes (sur plusieurs milliers) se sentent concernées. Et tristes. Pourquoi ce silence ? Cette musique a-t-elle été condamnée à une sévère marginalisation ? J’apprends que Masson lui-même avait choisi la voie du retrait (lui ne faisant pas semblant, contrairement à d’autres qui se bâtissent des ermitages ultra-connectés). Étant moi-même compositeur qui a fait un pas de côté, je me sens solidaire. Il faudra attendre plusieurs semaines pour que le décès de Gérard Masson soit confirmé et que son nom apparaisse sur certains médias, comme France Musique qui lui a offert un bel hommage le 16 janvier dernier. Dominique Fourcade, invité de cette émission d’Arnaud Merlin, avait envoyé trois jours plus tôt à ses amis un petit cahier de 16 pages format A6, imprimé par “Chandeigne en Zapf Renaissance Antiqua” : un hommage magnifique titré lettre à Eva dont voici la première page :

Dominique Fourcade, Lettre à Eva

Si la disparition de Gérard Masson a été discrète (voire secrète), celle de Michèle Grangaud – qui elle aussi vivait coupée de toute vie sociale depuis quasiment une décennie – a fait un peu plus de bruit. Le fait qu’elle ait été cooptée en 1995 par l’Oulipo n’y est pas pour rien et l’on doit remercier Frédéric Forte de lui avoir rapidement rendu hommage dans plusieurs espaces publics, dont le journal Le Monde.

Née à Alger le 11 octobre 1941, Michelle Grangaud, nous a quittés le 15 janvier 2022. J’avais eu la chance de la rencontrer en 1991 grâce à Liliane Giraudon qui m’avait convaincu d’entamer une collaboration avec elle pour l’Atelier de Création radiophonique (ACR) de France Culture. Michelle Grangaud avait déjà publié trois livres chez P.O.L, dont deux composés d’anagrammes (Memento-Fragments et Stations), et Geste, brèves narrations en trois vers (5 / 5 / 11). Pour cet ACR de 1991 intitulé Trous de mémoire, elle m’avait proposé de partir d’un chantier de plusieurs centaines de pages, Jours le jour, que P.O.L publiera trois ans plus tard dans une version assez resserrée.

J’aimerais rapidement relever trois courts inédits de Michelle associés à cette collaboration (qui aura duré dix ans) :
1. Invitée au printemps 1996 à intervenir dans un nouvel ACR, On ne sait jamais, Michelle Grangaud m’avait proposé quelques anagrammes :

“On ne sait jamais

J’ai aimé sans ton
Tao jasmin à sein
Soja et maïs nain
Mâts à soi – ja – nein

Ta main sans joie
Ta joie sans main”

2. Le16 janvier 1998, en guise de vœux pour la nouvelle année, Michelle Grangaud m’avait envoyé, comme à un certain nombre de ses amis, une lettre comprenant un poème “de nom” :

Lettre de Michelle Grangaud à Christian Rosset (fragment)

3. À l’automne 1999, pour fêter le passage à l’an 2000 (et en finir avec cette fin de siècle interminable), j’avais demandé à Michelle Grangaud d’écrire quelques pages destinées à être lues (par elle-même) dans le cadre d’un nouvel ACR, Ma fin est mon commencement. En voici les premiers mots :

Comment envisagez-vous le passage à l’an deux mille ?

C’est un peu comme si vous disiez : comment envisagez-vous l’air que vous respirez. Je ne l’envisage pas, je le respire. Je n’envisage pas le temps qui passe, puisque je ne peux pas l’arrêter (ô temps suspends ton vol) ni le ralentir, ni l’accélérer.”

Et les derniers : “Au fait, je me demande ce que pourrait donner une vie brève du temps…” (Michelle Grangaud, Millénair, décembre 1999).

1.

Comment parler de poésie ? De manière plutôt assise (le double sens de cet adjectif pouvant prêter à sourire) ? Certes non ! Il faut bouger le corps, le décoincer, tout en s’efforçant de maintenir une certaine forme d’immobilité, afin de libérer la pensée, c’est-à-dire trouver sa voix. On peut aussi se demander pourquoi parler de poésie ? Pendant longtemps, je me suis refusé à cet exercice, jusqu’au moment où il m’a paru évident que le fait de ne pas en écrire (de poésie) me permettrait, non pas d’y voir plus clair, ou de commenter avec plus de justesse, mais d’appréhender ce travail dit “critique” (en réalité de l’ordre du feuilleton) en faisant du montage, comme à la radio : tailler dans le livre, puis agencer ces “morceaux de bande” – le but n’étant pas de décortiquer, d’analyser, mais de faire passer une (deux et parfois plusieurs) voix.

Les corps caverneux de Laure Gauthier paraît le 4 février chez LansKine. Quelques fragments publiés dans la revue Monologue (“Je construis un courant d’air, une musique pour faire / claquer les portes”) m’avaient intrigué, il y a quelques mois. C’est donc empreint de curiosité que j’ai entrepris la lecture de ce livre d’environ 120 pages dont la première séquence, Rodez Blues, s’ouvre ainsi : “Il pleut encore sur rodez / d’une pluie déjà vue / une pluie presque chaude / hors saison”

(et deux strophes plus bas) :

“Une pluie sans orage,
justement,
sans nuage,
une pluie de lassitude, d’un paysage
qui n’essaie plus,
d’une nature qui n’a plus que l’humide à opposer
déraillée
C’est comme un poème mou et sucré,
un poème de salon, c’est la pluie hors-saison
une pluie trempe-touriste
Même pas l’anti-mousson,
une pluie à rabats
qui rabat les touristes sous les vitrines,
une pluie-cabas
Rattraper les invendus, du lèche-vitrine impromptu
ça marche parfois
Amasser, ramasser, et si on s’arrêtait ?”

Et si on continuait ? Tentation d’en recopier un assez long extrait, mais aussi de fermer la machine afin de pouvoir relire ce poème, allongé, ou en faisant les cent pas dans l’atelier. Les corps caverneux, construit en sept séquences, “fait allusion au désir sexuel dont la force insurrectionnelle se manifeste dans le livre […]” “Néanmoins, derrière l’allusion à nos anatomies désirantes, les « corps caverneux » désignent ici, avant tout, les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont donc ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens : achats, faits divers…” Lisant, je cueille au passage cette question : “Qui a eu l’idée des fleurs en plastique” – laissée sans réponse, comme chez Charles Ives (comme souvent, des souvenirs musicaux me viennent, et je me souviens que Laure Gauthier a tissé de nombreux liens avec la musique, aussi bien en citant certaines chansons – de Jimi Hendrix par exemple – qu’à travers sa collaboration avec l’IRCAM).

“Comme toute la pensée défaille quand les tissus tombent.
Tu es une momie tenue par tes bandelettes
de coton et de flanelle.
Désagrément quand on tire sur les filaments. Lèvres pincées. Le bruit des boutons-pression rend paralytique. Plus tard, quand tu entends de nouveau les boutons qui se referment, ton visage est soulagé. Le on / off de la gêne. Le corps occidental et ses pressions. Ses boutons.
Mais une fois les tissus au sol, ta peau se marbre. La réflexion est une gelée verte. L’envie est partie, plus d’urgence près du lit. Évacuer l’instant, ne pas rebrousser chemin. Il faut accomplir sa tâche. Tu es énervé par le bruitage de la chair comme le secrétaire s’énerve du clavier trop bruyant de sa voisine dans l’open space.”

Et, comme malgré moi, une bande son improvisée accompagne la lecture (nécessairement intérieure) de ces vers : proche du silence… Une musique de l’attente produite par hybridation de divers sons instrumentaux, électroacoustiques et bruiteux. Un journal de lecture écrit par un musicien devrait parfois prendre forme de partition (mais qui la/le lirait alors ?) Continuant à lire tout en marchant, je relève que “Rien ne se passe hors du son du temps”. Puis, faisant quelques pas en arrière : “Où sont les mots sous les fagots, ceux du dessous qu’on essayait de recouvrir de musique avec nos walkmans en plastique ?”

Les corps caverneux manifeste une belle écriture, parfois assez drôle, ce qui est plus rare (“le selfie est l’aggravation du poème romantique, / le moi confit, / fleur bleue devenue lumière bleue, spleen de soi / La modernité se mord la queue / sans intérêt”), mais bien entendu ce qui nous fait sourire dégage quelque chose de mélancolique… On se frotte à l’amour, et à la mort, à la belle santé de la jeunesse, comme à la décrépitude des corps en EHPAD. Présence d’Artaud et des Blues Brothers – virée intime dans le monde magdalénien…

“Une musique garde en mémoire un chant dans la grotte qui refait surface et alors, te dis-je, capter tous les murmures et les mots que cela appelle, debout ou assis dans le noir, dans la salle, à même le sol, ces mots que l’on profère alors, enregistrés et retravaillés dans le même temps, comme une coupole de verre vibrante qui se poserait, à chaque fois différente, sur la cavité, une grotte qui se reconstruirait au jaillissement des mots, dont l’empreinte se marque, vivante, une écume de mots enterrés vifs qu’on déterre et entre une brise

Libre de dire, avant l’usage pétrifié
L’écume qui sauve la mer,
La signature de l’être”

Et puisque j’ai cité cette revue (ou “série de “volumes collectifs” imaginés par) Monologue (Gilles Jallet et Xavier Maurel), notons la sortie d’un nouvel opus, sprung rythm, où l’on retrouve Laure Gauthier, bien entourée par un grand classique du XIXe siècle (Gérard Manley Hopkins) et une douzaine de poètes contemporains dont Yves di Manno (qui rend hommage à Matthieu Messagier – sa  mort récente ayant été, elle aussi, passée sous silence par la presse nationale), Hélène Sanguinetti, Marie Étienne ou le décidément très actif Pierre Vinclair.

2.

Populations d’Anne-James Chaton paraît le 3 février chez P.O.L (c’est sa troisième publication chez cet éditeur après L’Affaire La Pérouse en 2019 et Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy en 2020). Dans ce livre, l’auteur – poète sonore parmi les plus authentiques de cette “petite troupe” plus ou moins dispersée qui se produit sur scène, parfois en compagnie de musiciens, sans renoncer pour autant à la forme livre – “propose de drôles de portraits des peuples d’aujourd’hui en se servant des mots et des regards des écrivains d’hier qu’il détourne à son profit.” On trouvera, rassemblées sur environ 330 pages, quinze populations des cinq continents – des Autrichiens aux Chinois, des Israéliens aux Indiens, des Grecs aux Américains, etc. Détournements, donc, souvent drôles en effet (cette fois dans tous les sens du terme), composés en vers libres à l’exception du portrait des Anglais qui est en prose – mais est-il important de le relever ? Relevons que ce livre est publié dans la collection “courante” (“blanche”) de P.O.L – et non “ivoire” (cette dernière, réservée à la poésie, bénéficiant d’un plus beau papier). Reprenons la présentation de Populations (sur le site de l’éditeur) : “L’auteur relit de grandes œuvres et y prélève matière à composition de courts récits ou des analyses des caractères de nos contemporains. Les Allemands dont il décrit le tempérament en effectuant une relecture singulière d’Être et Temps de Martin Heidegger, des Japonais au travers des Haïkus revisités du poète Basho, des Français montrant un tout autre visage après une réécriture ciblée de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, des Américains portraiturés à partir du chef d’œuvre Témoignages du poète Charles Reznikoff  […]” (nous n’allons pas tout citer, il me semble que ces exemples sont éloquents et devraient suffire à donner une idée de cette singulière entreprise, qui s’inscrit cependant dans une certaine tradition).

Prenons “Les Allemands”. En voici le début :

“L’Allemand aime vivre dehors
Au grand air.
Il sort sans cesse de chez lui
Ouvrant la porte en faisant usage du loquet
Pour se mêler au public.
Mais l’Allemand ne sort pas de chez lui
Comme le Français, l’Anglais, ou l’Américain
Car il évolue dans un espace fait de possibilités.
Tout au long de sa vie
Il s’épanouit
Parmi ces possibilités sommeillantes
Il en choisit certaines
D’autres lui tombent dessus.”

Bien entendu, pour que ça marche, il convient de traverser chaque séquence d’un trait, ce qui requiert un certain souffle (et cette fois – c’est du moins ce que j’ai constaté après plusieurs essais – sans qu’une bande son improvisée ou un “fond sonore” n’accompagne cette voix qui surgit dans notre tête). J’ignore pourquoi certaines populations ont été choisies, alors que d’autres non, mais peu importe, on se rappelle que tout portrait est aussi un autoportrait, et peu importe que les agencements se fassent à partir d’un matériau extérieur, commun (ces grandes œuvres littéraires, scientifiques, philosophiques, censées être raccord avec ces populations), c’est le coup de ciseau (même numérique) et le collage (sans colle) qui font signature (et donnent le ton). Si l’on enchaîne les sections, passant des Sénégalais aux Irakiens, par exemple, le lecture se poursuit, sans cassure, passant d’un mouvement à l’autre d’une composition qui ne cherche pas davantage de rupture que de monotonie (comme le dit lui-même l’auteur, “la diction monocorde ne vise pas à effacer l’expressivité, je ne cherche pas à l’empêcher, mais à la rendre possible pour l’auditeur, si elle devait avoir lieu. L’atonie permet que surgisse l’expressivité de l’autre plutôt que la mienne, laquelle, au fond, n’intéresse personne. Je dis cela car, malgré toutes les apparences, je suis très émotif […] [mais] mes émotions ne doivent pas interférer avec celle de l’auditoire – entretien avec Gaëlle Theval pour la revue Catastrophes) : proposant plutôt des variations, de fins changements de ton, ou de forme, comme pour faire durer le plaisir, tout en sachant s’arrêter quand il le faut : “Un Chinois se plaît dans sa retraite / Car celle-ci n’est pas contrariée / Par des attachements et des inconvénients. / Il en profite même sans avantage / Sans serviteurs et sans concubines. / Il se dit : / « Il ne faut pas s’inquiéter de perdre ou d’obtenir ».”

Pas si simple de transmettre ne serait-ce que quelques miettes du plaisir pris à la lecture de ce livre que l’on peut aborder par plusieurs portes d’entrée : en démarrant par exemple la lecture à son milieu (Les Italiens, 8e séquence sur 15). Intuitivement, j’ai commencé la mienne avec la précédente (7e/15), Les Anglais, épatante relecture de L’Origine des espèces de Charles Darwin : “Il existe de nombreuses espèces d’Anglais, elles-mêmes divisées en variétés. H.C. Watson en a dénombré pas moins de cent quatre-vingt-deux, sans compter plusieurs autres qu’il considère comme insignifiantes ou polymorphes. Dans son excellent Catalogue des Anglais de Londres (4e édition) le scientifique mentionne, pour cette seule ville, soixante-trois espèces, lesquelles il définit comme douteuses en raison de leurs relations étroites avec d’autres espèces étrangères.”

Dès cet incipit, on devient complice de l’auteur du détournement. Mais il est nécessaire de lire les trente pages qui suivent pour apprécier pleinement ce qui nous est offert, non seulement au sujet des Anglais, mais en tant qu’exercice de lecture fort utile en ces temps de retour à la xénophobie ordinaire, à l’enfermement des peuples dans “leur” histoire (telle qu’ils se la racontent). Il est aujourd’hui indispensable de jouer avec les clichés, afin de mieux les renverser. “Les Français auraient-il oublié leurs bonnes manières ? À cette question Populations répond sans détour.” Dont acte.

3.

Aux Aresquiers d’Éric Sautou, aux Éditions Unes, est sorti en librairie le 14 janvier dernier. Trente-quatre poèmes, qui viennent clore “un cycle de deuil autour de la figure de la mère” entamé en 2016 avec Une infinie précaution (Poésie / Flammarion). On y retrouve ce caractère volontiers ascétique (le sens d’une écriture resserrée), déjà perçu à lecture des précédentes livraisons, qui en fait la force – et la beauté :

“ce que j’écris m’éloigne de plus en plus
ne prend plus soin de moi ce que j’écris

m’abandonne

pierres noires varech clapotement

de quelle lumière”

Comme une lettre effilochée dans le vent nous dit-on – et c’est juste : un murmure fragmentaire, roulé dans le ressac… “La maison, le jardin, le ponton, la mer, le phare, quelques éclats suspendus et indéfinis dans le soir, on n’en saura pas plus, le lieu préserve non pas son secret mais son intimité.” Difficile d’ajouter quoi que ce soit, il importe que ce qui est imprimé avec cette qualité propre aux Éditions Unes – la vignette de couverture étant cette fois de Stéphane Bordarier, peintre qui, après avoir longtemps été défendu par Jean Fournier, est actuellement représenté par la galerie ETC à Paris – ne soit pas alourdi par un commentaire aussi inutile que déplacé.

“je n’ai pas besoin de plus de bleu pour en écrire
le vent de la mer me reprend

au commencement du soir

puis le soir”

“Eric Sautou adresse aux absents une mélopée fragmentée, à bas bruit, seule recouverte par les ombres, qui visse lentement le cœur.” Poésie du retrait – cette fois encore non simulé : non hyper-connecté. On y relève quelques mots qui reviennent comme des fantômes : mer, ombre, soir, nuit, maison, ressac, traces, vagues, mort, chemin, oubli, clarté, solitude, écart, images, galets, amour… “Comme si en s’effaçant on pouvait retrouver les disparus, et, puisant la mort engloutie dans la mer, tendant la main vers son rivage inaccessible, on parvenait à transformer la douleur en tendresse.”

“les soirs
ou sur l’étendue
vient balayer un reste
de rayon

puis la nuit”

4.

Paru le 14 janvier dernier, aux éditions de L’Atelier contemporain, L’Aumaille de Kristell Loquet est un écrit que certains qualifieront volontiers de poétique, ne serait-ce que par sa composition en paragraphes de longueurs diverses, dont chaque première lettre est toujours une minuscule, et ne s’achevant jamais par un point (on trouve cependant des points, ou des virgules à l’intérieur des paragraphes, mais pas la moindre majuscule, y compris pour les noms).

L’Aumaille – écrit Kristell Loquet dans la présentation de son livre – est le récit de quelques souvenirs d’enfance qui racontent la place que mes défunts proches occupent dans ma vie. Ce récit n’est pas celui d’une vie passée avec des fantômes, mais plutôt la tentative de faire revivre mes proches et les « décors » qui les ont entourés et qui m’ont vu grandir.” Un travail de résistance à l’effacement. “J’ai plongé dans ma mémoire comme Alice dans le terrier du lapin blanc et, au fur et à mesure de cette descente dans les profondeurs du souvenir, j’ai croisé des êtres, des animaux, des paysages, des objets de toutes sortes qui m’ont aidée à formuler une petite histoire ou représentation de la campagne, de la condition paysanne, du corps féminin paysan, de mon corps féminin présent, des croyances populaires, du bon sens commun, tels que j’ai pu les percevoir depuis mon endroit, ma sensibilité.” Et c’est ce qui fait le prix de ce écrit à la frontière, comme dirait Michel Butor que l’autrice connaît bien pour avoir composé avec lui un livre d’entretiens publié sous le titre Légendes à L’Écart aux éditions Marcel le Poney dont elle est “la créatrice” (du coup, je sors cet ouvrage de la bibliothèque et constate que cette maison d’édition dont le nom me plaît beaucoup est domiciliée 8 rue du Docteur Proust à Illiers-Combray), agrémenté de dessins de Jean-Luc Parant et d’un cahier de photos de l’éditrice elle-même.

Revenons à L’Aumaille. Quel fragment choisir pour en faire passer le ton – le sens du rythme, la musicalité si on veut, propre à la remontée du souvenir par le travail d’écriture ? Peut-être en faut-il plutôt deux. Ceux-ci, par exemple, non loin du début – l’incipit de ce récit de transmission étant “virginie”, “petite poupée délicate aux cheveux blonds et bouclés” et au visage “figé comme un masque hormis le basculement de ses paupières sur les yeux très bleus” :

“masque rendant le corps asexué, non sans humanité mais sans féminité ni masculinité. visage sans plus de sexe, corps au complet ayant perdu toute sexualité, toute possibilité ou illusion d’une reproduction du corps. corps mort. corps idéalement prêt à se décharger de sa chair, à se vider de lui-même comme en un nouvel accouchement, non plus pour donner la vie mais pour saisir la mort, déchargeant la chair et se chargeant de la mort : corps communicants

ce visage de petite poupée sage, désormais sans âge, a déjà disparu, retranché ou envolé, éclatant ou blessé, retourné à cette terre qu’elle, mère de ma mère, aura tellement tournée et retournée, sillonnée de ses bras de ses mains du bout de ses doigts. corps travailleur près du sol, dans le sol même, creusant son propre tombeau presque quatre décennies avant d’y trouver sa dernière place. En espérant que la terre lui soit légère comme dit le proverbe africain”

L’Aumaille, dessin de Daniel Dezeuze © Daniel Dezeuze / L’Atelier contemporain

L’Aumaille est “émaillé des dessins de Daniel Dezeuze”, dix pleines pages montrant des objets divers, parfois des outils, mais aussi des formes, des signes, plus difficiles à nommer… Mais peu importe, ce qui compte, c’est la présence de ces dessins, discrète et pourtant non dénuée de force, ainsi que le caractère évident (on ne s’étonne pas de leur présence) et énigmatique des liens qu’ils entretiennent avec le texte : ni illustrations, ni commentaires (plutôt une sorte de contrepoint). Je dois avouer avoir longuement regardé ces pages avant d’entreprendre la lecture du récit, Dezeuze étant un artiste dont j’apprécie le travail depuis de nombreuses années.

“mais la matière toujours résiste. Le corps toujours résiste” Comme je dois avouer ne rien connaître de ce monde de la campagne, ou si peu, L’Aumaille m’aura aidé à m’y frotter – m’y confronter : à en partager certaines intensités qui passent par l’écriture et qui touchent à quelque chose de plus vaste, de plus universel, qu’une histoire de famille d’origine paysanne racontée par une narratrice qui s’adresse ainsi à ses ancêtres : “je cherche à comprendre quels messages, quels signes secrets vous avez pu essayer de faire passer au-delà de vous-mêmes. comme s’il me fallait maintenant déchiffrer ce qui remonte à mon souvenir comme des signes, comme des lignes de signes et lire entre elles. de quels doigts vous êtes-vous servis pour peindre, de quels silex vous êtes-vous servis pour piqueter inciser racler, de quels roseaux vous êtes-vous servis pour souffler et projeter les pigments indélébiles de notre petite histoire commune sur les parois de ma mémoire incomplète”

Laure Gauthier, Les corps caverneux, éditions LansKine, février 2022, 136 p., 15 €
Anne-James Chaton, Populations, éditions P.O.L, février 2022, 352 p., 20 €
Éric Sautou, Aux Aresquiers, Éditions Unes, janvier 2022, 48 p., 15 €
Kristell Loquet, L’Aumaille, éditions L’Atelier contemporain, janvier 2022, 128 p., 15 €