Maurice Olender : Un fantôme dans la bibliothèque, « un livre où l’auteur s’expose plutôt qu’il n’expose »

Maurice Olender © Christine Marcandier

Un fantôme dans la bibliothèque qui vient de paraître est avant tout le dévoilement d’une intimité intellectuelle, une forme d’« exposition », comme le dit Maurice Olender dans le long et bel entretien vidéo qu’il a accordé à Diacritik. dont on trouvera ici la transcription.

Le titre de votre livre renvoie à cette fiche qui marque matériellement l’absence d’un volume dans un rayonnage et elle représente, par extension, tous ces livres cités dans votre texte, écrits vous ou par d’autres. Diriez-vous que ce livre est le fantôme de votre bibliothèque ?

C’est surtout un livre qui me reste à moi-même assez mystérieux. Vous me demandez d’où vient ce titre… Il y a au fond ce que nous savons et il y a ce qui nous échappe. Ce que je sais, c’est comment ce titre est devenu, d’abord, le titre d’un chapitre puis du livre. Mais en réalité les choses se sont passées d’une manière moins anecdotique. Je commence par la fin : quand j’ai relu l’ensemble, au moment des épreuves, je me suis rendu compte que ce fantôme que je pensais être à la fois en effet l’histoire d’un livre manquant, l’histoire de tout ce qui peut échapper dans notre rapport au livre, était en réalité beaucoup plus que cela et qu’il reliait l’ensemble de tout ce que j’avais pu écrire de plus intime, de plus privé… Les universitaires savent cela, on fait des exposés, que l’on soutient, comme une thèse, appuyés sur des sources, des citations, etc. Et puis il y a des jours où l’on s’expose. Et ça c’est un livre où l’auteur, qui se mêle intimement avec le narrateur, s’expose.

Le chapitre qui se nomme « Un fantôme dans la bibliothèque » (p. 183-192) et qui a donné son titre au livre, a une histoire très singulière. Thierry Grillet, responsable des publications à la BNF, est venu me voir un jour pour me parler d’un numéro de la Revue de la Bibliothèque Nationale de France qu’il était en train de préparer, un volume sur la lecture. C’était en 2010-2011 et il souhaitait, puisque je suis à la fois, me disait-il, un écrivain, un éditeur et un professeur, que j’écrive un essai de 12000 signes sur ce que c’est que lire et écrire pour moi à l’heure de la révolution numérique, à paraître dans un volume qui aurait pour titre « L’homme qui lit ». J’ai ce texte qui me trotte dans la tête mais je n’écris pas tout de suite, comme souvent quand on nous commande un texte.

Et une nuit je me réveille et, sans tout à fait comprendre ce qui se passe, je commence à écrire l’histoire d’un enfant qui n’a envie de rien, d’absolument rien. On peut ne plus avoir le désir de vivre, être traversé d’idées suicidaires mais cet enfant, même la mort ne l’intéresse pas. La seule chose dont il est absolument certain c’est que jamais il n’apprendra ni à lire ni à écrire et il ne sait même pas pourquoi. Mais, très rapidement, on lit une chose simple : pour écrire des lois, on se sert de l’alphabet et cet enfant sait, parce qu’il est né dans un monde après un génocide, en 1946, qu’il y a eu là des massacres qui n’étaient pas du tout spontanés mais ordonnés par des lois, c’est à dire par des systèmes alphabétiques. Et lorsqu’il dit qu’il ne veut pas, qu’il ne peut pas apprendre à lire et à écrire, on comprend qu’en effet son problème ce ne sont pas les récits, ce sont vraiment ces espèces de trucs noirs qui sont sur la page blanche et qu’on appelle des alphabets, qui forment des vocables et des mots. Mais au moment de l’adolescence, tout bascule. Et cet enfant sombre, littéralement, ni dans l’alcool, ni dans la drogue, mais dans l’érudition. Sans aucun alphabet, il fait du grec, du latin, de l’hébreu, du sanskrit, il se met comme un fou à courir dans les bibliothèques, mais pas pour lire les livres, pour quelque chose qu’il ne sait pas et qu’il cherche dans les bibliothèques. Il faut dire que quand j’avais 16 ou 17 ans, on ne pouvait aller dans les grandes bibliothèques que si l’on était étudiant ou majeur. Cet enfant est un sans papier des bibliothèques, il se fait des faux papiers, il arrive dans les bibliothèques et découvre que quand quelqu’un emprunte un livre, en accès libre, qu’il va s’asseoir à une table avec un livre, en lieu et place du livre, on met une planchette, une fiche, quelque chose que les bibliothécaires appellent un fantôme, c’est un accessoire de bibliothèque. Or un jour, en lieu et place d’un livre manquant, il s’aperçoit que le fantôme n’est pas là : c’est comme si tout se remettait en place dans cet esprit un peu échauffé. Sur le coup, tout s’éclaire, il se rend compte que tous ces morts dont il avait entendu parler dans son enfance n’avaient pas eu droit au statut de fantôme… C’était de la disparition, pas de la mort. Le fantôme qui n’était pas là pour remplacer le livre a été pour lui cette révélation.

C’est bien après avoir écrit ce texte-là et en relisant l’ensemble du Fantôme dans la bibliothèque que j’ai compris à quel point mon rapport aux archives, à l’absence de l’écriture ou au désir de ne pas écrire, à la musique…. Tout est complétement habité par la nécessité de dire ce que serait un fantôme dès lors que le fantôme n’est pas là. Les fantômes sont des êtres littéraires, pensons ne serait-ce qu’à l’œuvre d’Antonio Tabucchi. Les fantômes sont très présents dans la littérature, plus tard au cinéma, c’est de l’inquiétude rassurante, contrairement à la formule freudienne habituelle, que les fantômes nous offrent. Ici cet enfant a dû apprendre à vivre avec un manque radical qui est, non pas le manque des vivants devenus morts, mais le manque de la mort même, le manque du fantôme. Mais c’est aussi un enfant très joyeux, qui danse, qui rit et saute au-dessus de l’absence du fantôme.

Vous êtes nés, l’enfant et vous, dans une famille aux archives effacées et aux « bibliothèques inaccessibles », « un monde habité par la radicalité d’une disparition ». Écrire ce livre, c’est aussi une manière de donner des archives à ces fantômes de l’histoire ?

Oui : je suis né dans une famille juive polonaise qui avait miraculeusement survécu. En Europe, en 41, 42 ou 43, un Juif polonais ne pesait pas lourd… Eux ont fait partie de ceux qui, en passant par la France, ont pu arriver en Suisse, ils se sont retrouvés dans des camps de réfugiés et ont survécu. Et je suis né en 46. Les archives, ou quoi que ce soit qui aurait pu appartenir à ces familles, a disparu. Mais il faut voir aussi ce qu’un enfant en fait… Mon père me disait toujours « Olender, avec O, y’en a pas, tu es le seul, les autres ça s’écrit avec un H, avec deux L, ou un A, tu es le seul parce qu’ils sont tous morts ». C’était terrible mais l’enfant que j’étais était très fier, très heureux, je me sentais très unique, le seul. Avec l’arrivée d’Internet, j’ai compris que tout ça, comme toutes les histoires de famille, est un mythe : il y a plein de Olender écrits comme mon nom… Un enfant réinvente les choses mais l’adulte, ici, qui raconte l’histoire de l’enfant, a compris, quand il s’est mis à écrire que ces millions d’êtres ont disparu avec tout ce qui aurait pu les signifier. Il n’y a pas de tombeaux, pas de mémoire inscrite. Il n’y a rarement des documents, pour ceux qui ont été déportés depuis la Pologne, il n’y a même pas nécessairement de photo. L’enfant va donc devoir s’organiser avec ce manque…

Quand vous posez cette question du rapport entre le fantôme et l’archive, j’aimerais, en historien, préciser que j’ai passé ma vie à m’efforcer de faire tout ce que je faisais sans savoir ce que je fais. C’est très important pour moi de ne pas savoir, de ne pas être dans une posture de maîtrise de savoir. Je raconte dans ce livre avoir conservé pendant des années tous les billets de train de ce voyage que je n’ai jamais cessé de faire entre Bruxelles et Paris. Bruxelles est la ville où j’ai mes livres. Je suis domicilié à Paris où je vote, où je travaille et je me réfugie à Bruxelles pour écrire. Mais tous ces billets de train que je les gardais, ce n’était pas pour des archives, c’était parce que je ne savais pas. C’est bien plus tard, quand on m’a proposé de déposer mes archives à l’Imec que j’ai fait le choix, toujours sans comprendre et sans savoir, de déposer ces billets de train, en me disant que peut-être un jour un historien du ferroviaire serait heureux de les retrouver. Ce n’est qu’en écrivant « L’inassimilable », l’un des chapitres du livre, que j’ai compris : dans ce texte je me souviens fait des cauchemars en boucle, enfant, quand j’avais peut-être 6-7 ans. Par rapport à la déportation, ce qui était très concret et avait frappé l’enfant, c’est qu’on sortait les gens de leurs lits, en pyjama ou tout nus, pour les emmener dans la rue. Et on me sortait toutes les nuits de mon lit pour m’emmener quelque part, n’importe où, on ne savait pas où c’était, dans des trains. Et voilà que les trains revenaient. En écrivant ce chapitre du Fantôme dans la bibliothèque, j’ai compris le bonheur de prendre un train qui part d’un lieu et qui arrive dans un autre lieu. Si depuis l’âge de treize ans, je passe ma vie dans les trains, c’est évidemment sans aucune intention de rien réparer ; pour autant, à mon âge je continue à dire que mon unique ou presque domicile fixe, c’est le train.

Revenons au titre du livre, cette fois au terme de « bibliothèque », qui est tout à la fois bureau, librairie, si l’on pense à Montaigne, et le nom de votre collection au Seuil, « La librairie du XXIe siècle », dans laquelle il vous a été demandé de publier ce livre. Est-ce une manière de faire du Fantôme l’image en petit d’un ensemble beaucoup plus vaste, en un sens l’analogon de cette collection ?

Quand un livre est terminé, on peut hésiter sur son titre… Il y en avait trois possibles pour ce livre et, je crois, trois bons titres. Un des trois, c’est Un fantôme dans la bibliothèque. Les deux autres étaient Le Cliveur de diamants, c’est un bon titre ; un bon titre, cela ne se comprend pas… et, celui que je pensais être le titre définitif parce que c’est un des textes clés qui apporte énormément d’éléments à l’ensemble : L’Inassimilable. Puis quand il a été décidé que ce livre serait publié dans « La librairie du XXIe siècle », j’ai trouvé en effet qu’il y avait quelque chose à la fois d’éclairant et de drôle à ce qu’il y ait ce titre-là dans cette collection.

Ce volume est publié dans cette collection à la demande à la fois de sa première lectrice, Séverine Nikel, et d’Olivier Bétourné, le PDG du Seuil qui, quand il l’a lu, m’a dit que de toute évidence il devait être publié là. Pourquoi tant de précautions ? Après tout, lorsqu’on regarde l’histoire de l’édition au XXe siècle, il n’y a à peu près aucun auteur, aucun chercheur, aucun savant qui, directeur éditorial d’une collection, ne se soit pas publié lui-même : prenons Henri Berr et la plus grande collection de sciences humaines à partir des années 20 chez Albin Michel, qui existe toujours, « L’Évolution de l’humanité », ses propres écrits sont publiés dans sa collection ; Pierre Nora bien sûr dans « La Bibliothèque des histoires » ; Braudel s’est publié dans une collection qu’il dirigeait chez Flammarion, Bernard Noël, etc. Or, pendant un quart de siècle j’ai toujours dit, sans en exclure la possibilité, que je ne souhaitais pas être publié dans ma propre collection ; et ce, pour une raison presque enfantine qui est que, quand on écrit, on écrit pour les autres et je n’avais pas envie d’écrire pour moi-même. Et c’est par le truchement d’Olivier Bétourné et de Séverine Nikel que j’ai eu le droit de me retrouver dans cette « Librairie du XXIe siècle », c’est ce qui fait le lien entre le titre et la collection.

Un certain nombre des premiers lecteurs et lectrices au Seuil m’ont fait la même remarque que vous et dit qu’ils trouvaient qu’il y avait une résonance entre ce que je racontais — beaucoup d’auteurs de la collection sont présents — et cette collection. On m’a souvent demandé à quoi correspondait cette collection dans laquelle il y a des romans, de la pure fiction, de la poésie, ce qui a le plus compté dans les sciences humaines… et je crois qu’on peut retrouver dans ce livre plusieurs clés, le mode d’emploi de cette manière de poser les unes ou les uns à côté des autres le grand nombre d’auteurs qu’elle compte aujourd’hui.

Toute bibliothèque se constitue depuis ses fantômes : vous l’écrivez, page 43 du livre, « et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inciter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu ? » 

Le rapport à la bibliothèque et à tous ces livres qu’on ne lit pas, qu’on ne lira jamais, est très concret, très matériel, charnel. Il y a d’une part les livres qu’on rêve de lire un jour et qu’on ne lit pas mais il y a aussi ces livres qu’on désire absolument avoir autour de soi, dont on sait parfaitement bien qu’on ne les lira pas. Mais on souhaite néanmoins les avoir près de nous, comme pour nous rassurer. C’est une autre catégorie que les livres qu’on rêve de lire et qu’on ne lira peut-être pas. Il y a les livres qui ne font même pas partie de ce rêve et dont on souhaite absolument avoir le compagnonnage. On rentre dans une catégorie onirique d’un autre type, où le livre a pour fonction de ne pas être lu, c’est une sorte de savoir dont on rêve en soi, sans y accéder…

Il faudra à cet enfant une vie entière pour apprendre à lire et devenir « l’unique fantôme de sa bibliothèque » — ce sont les derniers mots du livre qui font retour au titre et invitent à le relire pour comprendre comment s’est opéré ce glissement de « la bibliothèque » à « sa bibliothèque ». C’est une appropriation finale. Ce fantôme à la troisième personne, c’est vous ou est-ce tout lecteur de ce livre ?

Rappelons que le chapitre « un fantôme dans la bibliothèque » termine le livre et fait retour en effet à l’enfant qui est un érudit sans alphabet. Le texte dit qu’il sait même ce qui se trouve dans les livres qu’il n’a pas lus. Il a une espèce de savoir suprême, pas du tout mystique, mais presque technique, lié à des choses qu’on n’explique pas et qui ne sont même pas d’ailleurs de la magie. Ce fantôme est là comme la clé de la « volonté analphabète ». Est-ce que ce serait aussi chaque lectrice, chaque lecteur ? Ce serait un rêve, le rêve que ce type de trajectoire, qui semble singulière, puisse être adoptée et partagée par de nombreuses personnes. Ce type de récit appartient à beaucoup plus de gens que ce que l’on imagine, qu’on le lise ou pas. Et quand je dis « même si on ne le lisait pas », c’est très concret : la première réception de ce livre m’est venue de la part d’acteurs et d’actrices. Ce texte sera lu au Musée d’art et d’histoire du judaïsme en janvier prochain. C’est l’incarnation d’un fantasme pour moi : je ne veux pas écrire, je n’écris pas, je fais un livre qui n’est pas écrit même s’il est là ; et s’il pouvait passer de ma voix qui n’écrit pas à une oreille qui entende la voix lisant ce texte qui n’est pas fait pour être lu, alors la boucle serait complétement bouclée. Au fond, je n’aurais pas dû publier Un fantôme dans la bibliothèque dans ma « Librairie du XXIe siècle », cela aurait dû être immédiatement un livre audio… mais les fantasmes ne doivent pas s’incarner, n’est-ce pas ? nous savons cela. Ce serait un fantasme d’auteur mais mieux vaut que ce soit sur une page, néanmoins.

On pense à ce texte dans lequel vous racontez comment votre père lisait à chaque shabbat un texte qu’un jour vous-même vous avez lu. Il y a la transmission d’une voix et c’est ce qui va se produire, bien sûr dans un contexte différent…

Vous faites allusion à un chapitre qui s’appelle « Un shabbat comme les autres ». Dans les familles juives traditionnelles, le vendredi soir, le père de famille dit des bénédictions. C’est simplement la déclamation de quelques versets de la Genèse (« le premier jour il a fait ça », « le deuxième jour il a fait ça », etc., « le septième jour il s’est reposé »). C’est un texte extrêmement archaïque, où la foi est du degré zéro —précisons que dans le judaïsme ancien, et dans le judaïsme de manière générale, il n’y a pas de « foi » ; la croyance « moderne » est une invention de l’Occident chrétien. J’ai écrit ce texte un vendredi soir, alors que mon père avait environ cent ans, en sa présence d’ailleurs, frappé par le fait que cet homme qui avait passé toute sa vie sans croire en aucun dieu disait tous les vendredis soirs des bénédictions dans une langue morte, qu’il ne comprenait pas vraiment. Pourtant il lisait tous les vendredis soirs en hébreu, s’adressant à celles et ceux qui étaient autour de lui, principalement ma mère et ses enfants qui ne comprenaient pas plus l’hébreu. Ce texte pose cette question : qu’est-ce que lire, qu’est-ce qu’un rituel dont le plein serait de la vacance, du vide, de l’absence de sens ?

Et puis il y a, dans ce texte, l’histoire du jeune homme puis de l’adulte que j’ai été, refusant de faire ses bénédictions du vendredi soir. Et son père, arrivé à la fin de sa vie, lui propose de lire à son tour. Et j’ai accepté, j’ai prononcé sans effort ces phrases en hébreu, Yom ha-shishi vayekhoulou ha-shamayim ve-ha-‘arets ve-kol tsebam etc., et je me suis rendu compte, à ce moment-là, que mon refus n’était pas le refus de la religion (ce serait simple, ne pas croire en dieu est une chose élémentaire, en tout cas pour moi), mais le refus de la génération et du passage du temps. Au moment où vous acceptez de rentrer dans un rituel qui n’est pas le vôtre mais celui de la génération précédente, vous êtes déjà la génération précédente en devenir…

Ce sont aussi ces mots de la prière que vous venez de prononcer sans les avoir volontairement appris, transmis comme un nouveau fantôme.

Les sociologues ont certainement beaucoup de choses à dire de cette réception impalpable. C’est un peu comme pour Perec que je n’avais pas lu quand je lui ai commandé Penser/Classer. Mais son œuvre, comme un certain nombre d’autres, peut nous habiter entièrement sans qu’on ait eu à la lire, elle a essaimé d’emblée. Prenez Celan : je connais les chiffres de vente, très modestes, de Celan, sans doute l’un des plus grands poètes européens de la seconde moitié du XXe siècle. Pourtant on écrit beaucoup sur le poète de la Shoah, il existe dans la mémoire et dans la réalité lettrée et affective alors même qu’on ne le lit pas. La présence concrète d’une littérature jamais lue dans la mémoire des humains, dans des sociétés où l’on écrit (dans des sociétés de l’oral, ce serait très normal ce que je dis là), est une chose trop peu examinée.

Votre livre est aussi une collection d’archives dont vous donnez les sources dans les dernières pages ; c’est un livre qui obéit à ce qu’il décrit, c’est-à-dire un geste de classement et d’archivage. Diriez-vous que ce livre est un peu votre Penser/classer ?

Ces textes ont en commun d’être des textes dans lesquels l’auteur s’expose plutôt qu’il n’expose. C’est un livre avec peu de notes mais quand je cite Saint-Jérôme ou Origène, je donne la source. Mais il y a beaucoup moins de notes que dans mes autres livres, je dis beaucoup de choses qu’on a le droit de ne pas comprendre. C’est un vrai puzzle pour moi aussi. Ne sommes-nous pas souvent des puzzles à nous-mêmes, dans nos propres existences ? c’est un livre qui tente de recomposer des frontières entre existence, vie, savoir et même écriture. Comment écrire comme on danserait, lire et écrire comme quelque chose qui serait de l’ordre du chant, du souffle ? Pourtant, ce qui est de l’ordre de l’écriture est le contraire de l’immédiateté. Écrire sans s’apercevoir qu’on écrit, c’est peut-être possible pour un certain nombre d’auteurs, je n’en doute pas, mais longtemps cela n’a pas été mon cas.

Vous écrivez qu’il y a une dimension onirique de l’archive, associée à de l’arbitraire et du plaisir. C’est aussi ce qui a présidé à la structure de ce livre, à la collection de textes qu’il est ?

Je différencierais l’aspect onirique et ludique du rapport aux archives et l’aspect onirique et ludique de la création et de la composition de ce livre. Il ne s’agit pas d’autobiographie, même si beaucoup d’éléments autobiographiques le sous-tendent. C’est une fiction de quelque chose d’intime, à cela près que cet intime se veut objectif et collectif ; ce n’est pas de l’ego-histoire.

En revanche, il y a un aspect ludique dans le choix des archives déposées à l’IMEC : ce sont des jeux de pistes, et cette part ludique est une manière d’indiquer que tout ce qui se trouve dans ces archives échappe aux créateurs ou producteurs d’archives… et de faire savoir à celles et à ceux qui regarderaient ces archives que s’ils espèrent un jour maîtriser quelque chose, ils se trompent entièrement. Soit ils jouent et ils fabriquent leur œuvre à partir d’une autre œuvre soit ils sont à côté de la plaque.

Je voudrais raconter un très beau souvenir lié à un ami, le grand romancier italien Daniele del Giudice, l’auteur du Stade de Wimbledon dont Mathieu Amalric a fait le film que l’on connaît. Del Giudice a aussi écrit un texte merveilleux que j’ai édité dans ma collection, Dans le musée de Reims, l’histoire d’un homme qui perd la vue et court dans les musées pour voir, alors qu’il ne voit plus, un tableau particulier. Ce livre, avant même d’être publié, avait été mis en scène, à Lyon, à la Villa Gillet. C’était l’époque où, entre Beckett et Nathalie Sarraute, tout le monde se disputait pour savoir quel rôle l’auteur doit jouer dans la mise en scène de son texte : doit-il tout vérifier, lâcher prise ? Daniele del Giudice a eu cette formule extraordinaire, il m’a dit, « quand j’écris, ça naît d’un rêve ; j’ai fait un rêve et voilà que quelqu’un me propose d’entrer dans mon rêve pour rêver à son tour. Cela devient son rêve ». Quand on a cette lucidité, on est dans une liberté non seulement créatrice mais ludique. Il faut se méfier du sérieux, celui dont Nietzsche parlait, du faux savoir, de la fausse créativité avec beaucoup d’arrogance et beaucoup de pouvoir…

Vous avez écrit, dans Race sans histoire, à propos d’un livre de Pierre Vidal-Naquet (Les Juifs, La Mémoire et le Présent) : « lorsqu’un livre se déploie, par les articles qui le composent sur une quinzaine d’années, c’est d’abord l’intimité intellectuelle d’un auteur qui s’y dévoile ». Ne pourrait-on pas voir dans cette phrase un commentaire par anticipation des textes additionnés et articulés de votre propre livre, de ces strates temporelles recomposées à la manière des Essais de Montaigne, soit un autoportrait en fragments et le dévoilement d’une « intimité intellectuelle » ?

Dans Les Juifs, La Mémoire et le Présent, que j’évoque en effet dans ce chapitre de Race sans histoire, Pierre Vidal-Naquet réunissait des textes sur une quinzaine d’années. Dans mon Fantôme, ce sont quarante ans de textes. Le geste même de choisir et de réunir un certain nombre de textes, est, de la part d’un auteur, bien sûr un geste d’autobiographie, une manière de portrait qu’on assume, même s’il y a très peu d’événements explicitement autobiographiques dans ce livre — le chapitre qui raconte un vendredi soir avec mon père, ma manière de collecter les archives, la description de ma bibliothèque… C’est une forme d’autoportrait ; mais ce serait, alors, l’autoportrait d’un fantôme.

Dans La Chasse aux évidences, vous disiez « publier des textes qui portent leur date ». C’est une formule qui dit aussi beaucoup du Fantôme, remettant chaque chapitre dans son contexte, témoignant d’un moment pour porter vers un après ; avec ses inédits, ses textes réécrits, c’est un ensemble qui « fait dates », au pluriel.

J’ai en effet voulu, à la fin du livre, rappeler l’atmosphère culturelle qui a présidé à la première version des textes que l’on retrouve ici, y compris « Matériau du rêve », un long texte écrit en réponse à des questions de Nathalie Léger qui n’avait jamais été publié tel quel mais figurait dans un volume hors commerce de l’IMEC. Je l’ai beaucoup réécrit, néanmoins si j’ai souhaité que les lectrices et les lecteurs puissent entrevoir l’atmosphère intellectuelle et culturelle qui a présidé à la première rédaction des textes, ce n’est pas qu’une question de bibliographie.

Prenons le texte le plus ancien, 1977, intitulé « De l’absence de récit », qui commence par cette phrase, « De l’absence de récit je n’ai finalement rien pu écrire », c’est l’un des thèmes très forts du volume. Quand on va voir à la fin du livre, on apprend qu’il s’agit d’un colloque organisé en 1977 avec quelques amis, dans les Ardennes belges, et je donne le nom de toutes celles et ceux qui étaient là, pas pour faire de l’affichage de noms mais pour rappeler quel était l’univers. Ce texte est dédié à La Messe en si de Bach et Xenakis était là mais aussi Denis Roche, Derrida, Emmanuel Hocquard, etc. J’ai rappelé le contexte de chacun des textes. Ce n’est donc pas une simple référence à la première publication de ces textes mais une manière de dire qu’ils portent une époque, ici une époque où Blanchot, Jabès ou Derrida étaient très présents, même quand on ne les lisait pas, on en a parlé.

C’est aussi peut-être une manière de penser notre « présent dont nul n’est (ou si peu) contemporain », comme vous l’écrivez dans Le Fantôme.

Je suis souvent frappé de voir à quel point certains historiens peuvent être peu présents à leur propre contemporanéité. Je n’y échappe sans doute pas plus que d’autres, c’est comme si nous portions en nous, d’une manière prégnante et oppressante, les valeurs de notre enfance, jusque dans notre rapport à l’argent. Les gens, à partir d’un certain âge, rappellent combien coûtait le pain, etc. Rares sont ceux qui, arrivés à l’âge adulte, se mettent à avoir un autre type de rapport à la monnaie que celui qui fut celui de leurs parents ; comme s’il fallait deux ou trois générations pour pouvoir se décrocher d’une mémoire qu’on ne se connaît pas mais qui nous habite et qui nous façonne. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, certains parmi nos meilleurs intellectuels vivent avec un rétroviseur, ils avancent non pas en reculant mais en regardant toutes ces valeurs magnifiques et merveilleuses du passé. « L’âge d’or » est une des plus vieilles inventions de toutes les humanités culturelles, contemporaines à chaque époque. Le fait de ne pas être contemporain de son présent, notamment politiquement, est quelque chose d’extrêmement grave qui empêche de prendre en considération les choses qui surviennent dans le présent. Dans le rapport à l’art contemporain, c’est criant : les gens ne comprennent pas, quelle que soit l’époque, ils ne voient pas ce qui se passe quand ça se passe sous leurs yeux.

On pense à ce texte que vous avez écrit sur Jean Starobinski, dans Race sans histoire, disant d’Action et Réaction qu’il s’agit d’un « laboratoire pratique d’analyses du contemporain » mais aussi d’une « biographie intellectuelle » qui fait de ses chapitres des « itinéraires ». Et pour moi c’est exactement ce qu’est Un Fantôme dans la bibliothèque, une arborescence…

Quand on écrit, on ne sait pas nécessairement ce qu’on fait, et ce que vous dites là rejoint ma propre lecture a posteriori. Quand j’écrivais et même au moment où je me suis mis à faire de la couture et à enlever, à augmenter, à fabriquer vraiment le livre, je ne savais pas nécessairement ce que vous êtes en train de dire. Mais lorsqu’en effet j’ai relu l’ensemble, j’étais effondré en voyant que des phrases écrites il y a quarante ans, non seulement fonctionnaient toujours, mais c’est comme si elles avaient fait fonctionner toute mon existence. Soit on a fait du surplace, soit on ne s’est pas trop trompé, aux lecteurs et aux lectrices d’en décider…

Et merci d’évoquer ce chapitre sur Jean Starobinski. Action et Réaction est une somme colossale, l’histoire d’un couple sémantique : action et réaction entre le corps biologique, physique (comme, par exemple, quand on fait une cuti et que le corps réagit) et le corps politique (lorsqu’il y a des réactionnaires). J’ai eu la chance d’éditer ce livre, j’ai beaucoup travaillé sur ces textes et il m’était apparu, c’est ce que j’ai essayé d’écrire dans Race sans histoire, que c’était une autobiographie, je ne dirais pas masquée, mais celle d’un érudit qui avance dans ses chantiers d’érudition et dit ce qu’il a de plus intime à dire en se servant des textes des autres. Et c’est vrai, nous avons tous fait cela, moins bien sans doute quelquefois que Jean Starobinski, mais beaucoup de savants se racontent, prenez Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne, Nicole Loraux, pour le domaine grec qui a été le mien. Un fantôme dans la bibliothèque fonctionne autrement puisque là, « apparemment », je me retrouve en première ligne. Je dis « apparemment », non pas parce que l’auteur ne s’exposerait pas mais qu’il refuse d’entrer dans un rapport trivial ou naïf à ce que serait une littérature du je.

Ce rapport entre une mémoire sans doute personnelle et une fiction de soi est au centre du « Cliveur de diamants ». Ce texte est dédié à Olivier Rolin, qui vous avait demandé de l’écrire pour un volume rassemblant des espaces, Rooms. Quand vous racontez l’histoire de cet adolescent qui fait l’apprentissage de ce métier de cliveur, qui apprend à faire d’une pierre brute une pierre précieuse, on ne sait pas si tout est vrai mais quelle importance puisque c’est la métaphore de l’écriture ou de l’édition.

Il y a fiction et réalité à plusieurs niveaux. Est-ce que l’auteur, ici narrateur, a vraiment été cliveur de diamants ? Oui, il a été cliveur de diamants, du moins apprenti de cet artisanat très particulier, médiéval, il a clivé des diamants, à Anvers, entre 17 et 19 ans, parce qu’il ne voulait pas aller à l’école. C’est un fragment autobiographique et dans les archives de l’Imec on peut d’ailleurs trouver le contrat d’apprentissage, rédigé en flamand, mais ce fragment autobiographique donne lieu à un chapitre qui est de la pure fiction : tout est inventé, le nom des rues, le nom des personnages, en hommage à un livre d’Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal, à l’un des personnages de ce livre qui s’appelait Papadiamantides, qui devient dans mon texte un patron diamantaire. Ce texte est une fiction politique parce que tous ces diamantaires y sont des pauvres sans papiers, c’est donc une critique sociale et politique ; d’autre part c’est une fiction technique qui décrit comment cliver un diamant (le synonyme le plus simple serait « fendre ») ; enfin, c’est aussi une fiction érotique.

Je me souviens, et tout cela est antérieur de longues années à l’écriture de ce texte, que Michel de Certeau, auquel j’avais raconté que j’avais été cliveur de diamants, m’avait demandé ce que c’était. Je lui avais expliqué que, si on prend le modèle le plus simple, ce qui n’arrive jamais, une pierre avec une seule impureté, on tente de la fendre en tapant un coup, en suivant le fil du cristal, et là, ou la pierre explose et vous n’avez plus rien ou bien d’une pierre impure naissent deux pierres pures. La seule chose qu’il avait retenue, et qu’il trouvait formidable, c’était l’idée du coup sec, le fait que tout se passe en un instant. C’est une figure, évidemment, de l’existence. En ce sens, et c’est le dernier niveau de ce rapport entre fiction et réalité dans ce texte, le cliveur de diamants peut être une figure de la vie même : souvent les choses les plus importantes dans nos existences se jouent en un fragment de seconde, il est si bref que le plus souvent il nous échappe entièrement.

Ce livre est un autoportrait oblique, et par fragments mais aussi un livre très tourné vers autrui. Vous évoquez Perec, Lydia Flem, Ivan Jablonka et son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus et bien d’autres livres que vous avez édités dans « La Librairie du XXIe siècle ». Y-a-t-il dans ce livre une forme de reconnaissance, au sens le plus noble du terme, est-ce une manière de dire que vous vous retrouvez dans ces textes ?

On m’a souvent demandé quelle place tient l’édition dans ma vie. Quand on répond à une telle question, tout dépend du moment où on est dans sa vie, on peut tout recomposer, comme on le fait dans une psychanalyse, et d’ailleurs cela devient une forme de réalité. Mais si je reprends les faits, donc que je dis les choses sans les recomposer ou les interpréter, factuellement : première chose, quand j’étais jeune chercheur, je savais qu’il y avait des livres mais pas qu’il y avait des éditeurs, je n’avais pas cette culture-là. Quand j’avais 23-24 ans, que j’achetais Les origines de La Pensée grecque de Vernant parce qu’un prof d’archéologie avait dit que c’était bien, je ne savais pas qui étaient Maspero ou Henri Berr, je ne savais pas que Vidal-Naquet dirigeait la collection dans laquelle il a publié un grand nombre de ses livres.

Deuxième chose, jeune chercheur, j’arrive à Paris et contrairement à pas mal de mes amis, je ne suis pas au CNRS mais pensionnaire étranger rue d’Ulm, j’étais Belge à l’époque, j’avais une bourse très modeste, j’ai rencontré pas mal de gens et commencé à faire des émissions de radio, notamment pour la radio belge. C’est avec moi que Jacques Derrida a fait sa première émission au monde. J’étais à la rue d’Ulm, je suivais son séminaire, Glas est sorti (1974). Je fais donc de la radio, des émissions pour France Culture, je rencontre un certain nombre de journalistes, notamment Jean-Paul Enthoven en 83-84 qui me propose de diriger une collection chez Hachette Littérature. En 1985 je crée « Textes du XXe siècle », l’ancêtre immédiat de la « Librairie », c’est le même type d’auteurs et la même démarche, cette idée, déjà, de ne pas séparer les divers registres du savoir et quand on regarde les premiers livres des « Textes du XXe siècle », on trouve immédiatement Perec et Jean-Pierre Vernant, par exemple.

Le rapport à l’édition a donc d’abord été un rapport aux aînés. Aujourd’hui je suis heureux de publier Ivan Jablonka ou Camille de Toledo qui sont des auteurs très jeunes mais quand j’ai commencé, j’ai publié beaucoup de mes aînés, avec lesquels je travaillais. Donc l’hommage que je rends aujourd’hui, dans ce livre, à tous ces auteurs est aussi l’hommage de l’enfant analphabète. Si j’avais rêvé de devenir un acteur de cinéma, j’aurais adoré avoir la chance d’approcher Bergman, Fellini, plus tard Woody Allen. Ici, puisque je rêvais de devenir chercheur, c’était Vernant, Lévi-Strauss avec qui j’avais fait des émissions de radio ne sachant pas que j’aurai la chance de publier ses posthumes, par la suite, grâce à Monique Lévi-Strauss. Les éditer, c’était pour moi une manière d’apprendre à lire et à écrire très concrètement et avec beaucoup de responsabilités : quand vous lisez quelqu’un qui est votre aîné et dont vous avez de toute manière tout appris, vous ne pouvez pas corriger un livre de Jean-Pierre Vernant ou de Jean Starobinski… en revanche, quand je lis, comme toute lectrice ou tout lecteur, j’ai le droit de poser des questions. Tant que le texte n’est pas encore imprimé et que l’on pose une question, cela peut enclencher des réponses. Donc oui, la présence des auteurs dans Un fantôme dans la bibliothèque est la présence de celles et ceux, Michèle Perrot par exemple ou Arlette Farge, dont j’ai tant appris, en les lisant. En regardant comment ces auteurs faisaient leurs livres, j’ai pu aussi avoir accès à un métier qui n’était pas le mien. Après tout, je n’étais qu’un cliveur de diamants.

Fantôme © Christine Marcandier

Vous avez répondu à ma dernière question avant même que je ne la pose. Vous parlez, page 69 du Fantôme, d’apprendre à lire et à écrire et je me suis demandé si vous n’étiez pas devenu éditeur pour apprendre à lire et à écrire…

Vous avez tout à fait raison. Dans Race sans histoire, je crois dans le texte dédié à Jean Starobinski, je dis qu’on passe toute sa vie, en tout cas c’est mon cas, à apprendre à lire et à écrire. Un fantôme dans la bibliothèque est aussi un livre qui retrace non pas le mais les portraits non pas seulement d’un apprenti cliveur mais d’un apprenti lecteur, d’un apprenti auteur ou écrivant, un apprenti qui sait qu’il ne cessera jamais d’être apprenti.

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », mai 2017, 224 p., 17 € — Lire un extrait

 

Extraits du Fantôme, lus par Maurice Olender :


Rencontre avec Maurice Olender demain mercredi 21 juin 2017, librairie Michèle Ignazi, 17 rue de Jouy (75004 Paris), 19 heures.