Je me souviens, c’était à Rome en avril 1980. Claude Ollier et Denis Roche échangeaient sur la nécessité – ou non – de publier leurs journaux plus ou moins “intimes”. Roche encourageait vivement Ollier à le faire alors que ce dernier hésitait. Avec le renfort de Bernard Noël, il finira par le convaincre – le premier volume du journal d’Ollier, Cahier d’écolier (1950-1960), paraissant en 1984 dans la collection Textes chez Flammarion et provoquant quelque bruit, preuve d’un réel intérêt pour ces notations au jour le jour. Ollier, de son côté, semblait plus qu’intrigué par celui de Roche (dont l’année suivante quelques fragments allaient être publiés par Ecbolade sous le titre Essais de littérature arrêtée). Dans son essai biographique Denis Roche. Éloge de la véhémence qui vient de sortir au Seuil dans la collection Fiction & Cie, Jean-Marie Gleize, un des plus fins connaisseurs de l’homme comme de l’œuvre, écrit : “Longtemps les lecteurs de Denis Roche se sont interrogés sur le statut – et peut-être même la réalité matérielle – d’un livre intitulé Essais de littérature arrêtée. Concernant ce manuscrit, beaucoup restait assez mystérieux, hypothétique, contradictoire. Denis Roche en parlait tantôt comme d’un livre achevé dont il publiait des fragments, tantôt comme d’un projet et d’un livre « à venir », en cours d’écriture, qui pourrait être un jour intégralement publié, ou pas. Du vivant de son auteur, personne n’a vraiment su ce qu’il en était, ni de l’existence matérielle d’un manuscrit complet, ni des intentions précises de Denis Roche à son égard.”
En 1992 Yves di Manno et Jacques Sivan enregistrent un assez long entretien avec Denis Roche pour la revue Java, le questionnant notamment sur ses “projets mythiques” dont on savait, depuis déjà longtemps, qu’ils étaient en route, sans vraiment avoir d’information fiable sur ce qu’il en était réellement : “J’écris, depuis un certain nombre d’années, un livre qui est un roman qui s’appelle Le Gambit de la Reine, dont mes plus proches amis ont renoncé à me demander des nouvelles (rires) et puis les Essais de littérature arrêtée qui constituent un journal qui, lui, est achevé. Enfin le point final est déjà écrit, tracé. Simplement, je ne suis pas très sûr que, quand le manuscrit sera finalement établi, je le ferai publier. Mais ça c’est autre chose. Yves di Manno : Et pourquoi si ce n’est pas indiscret ? Denis Roche : L’intime, le terriblement intime. Enfin, j’ai fini par me convaincre qu’il fallait achever le manuscrit, qu’il soit vraiment… et puis je verrai ce qu’il convient d’en faire.” On sait maintenant qu’il n’y a plus aucun espoir de lire Le Gambit de la Reine en dehors des deux fragments déjà publiés, le premier dans le volume collectif L’Hexaméron, le deuxième dans un petit volume chez Fourbis, Prose au-devant d’une femme – Jean-Marie Gleize le confirmant dans un chapitre de son livre intitulé Le sacrifice de la Reine.

Poète défroqué (peut-on oser forger une telle expression sans l’accompagner d’un rire particulièrement sonore ?), Denis Roche a aussi été un romancier contrarié – ou plutôt, déçu, ennuyé, qui aura vaillamment résisté au “devoir de contribution” au genre roman. Louve basse en est certes un (c’est du moins ce qui est écrit sur la couverture), mais “d’avant-garde”, donc aux antipodes des restaurations à venir du genre qui n’allait tarder à s’abîmer dans le romanesque le plus éculé. Roman, fragment de théâtre, montage sonore, exploration de l’écoute-voir matérialisé par des frappes (comme pour la biographie de Gleize, on voit une machine à écrire sur la couverture), Louve basse est aujourd’hui encore irrécupérable. Quand ce livre est paru, j’avais tout juste 20 ans, et je peux témoigner que c’était une profonde joie de le traverser avec la plus grande liberté de navigation, en se fichant éperdument de la catégorie où l’enfermer. Jean-Marie Gleize écrit très justement qu’il s’agit de “la poursuite de l’écriture par d’autres moyens : la sortie radicale, ou le déplacement sur l’échiquier des possibilités génériques. Le « roman » peut-être (plus de liberté et de souplesse dans la prose, une langue délivrée sans limites ?), mais quel roman ? Étant entendu qu’après les aventures formelles, voire formalistes, de l’écriture romanesque, néo-romanesque, des années cinquante-soixante, le genre restait cependant dominé, ce sont les mots de Denis Roche, par les productions les plus conventionnelles, les plus débiles.”
Reconnaissant dans Éloge de la véhémence, le titre de cette biographie d’un écrivain (dont l’auteur nous dit qu’il voudrait que ce dernier y entre “en promeneur anonyme, plongé dans sa rêverie solitaire”, comme “à son insu”), un emprunt fait à un livre de poésie à petit tirage (avec des sérigraphies de Bernard Dufour), repris deux ans plus tard dans Le Mécrit, je me suis mis à songer à ce génie du titre qu’était Denis Roche. Peut-être que la meilleure chronique possible de ces nouveautés dans sa collection Fiction & Cie (fondée en 1974, et dirigée pendant trente ans par lui-même), serait d’égrener une liste des titres de ses ouvrages. On s’apercevrait à quel point il était un titrier exceptionnel. Par exemple : Les Idées centésimales de Miss Elanize, Éros énergumène, Origine, entente et destruction des causes, Carnac ou les Mésaventures de la narration, Lutte & rature, Le Mécrit, Notre Antéfixe, Dépôts de savoir et de technique, Aller et retour dans la chambre blanche, À quoi sert le lynx ? À rien comme Mozart, Légendes de Denis Roche, La Disparition des lucioles, Conversations avec le temps, Ellipse et laps, Dans la maison du Sphinx, La poésie est inadmissible, Le Boîtier de mélancolie, La photographie est interminable, Temps profond. Essais de littérature arrêtée…
En quatrième de couverture d’Éloge de la véhémence, il est très justement écrit qu’il “ne saurait y avoir de « portrait complet » de Denis Roche, en raison de sa mobilité extrême, de la multiplicité des positions qu’il a occupées successivement ou simultanément : écrivain et photographe, éditeur et traducteur, poète et post-poète.” Pour l’avoir assez longuement fréquenté, j’ai en mémoire, de manière très nette, que chaque nouvelle rencontre avec lui ouvrait un espace d’échanges toujours passionnants, même si son caractère réservé n’était pas une légende – même s’il ne fallait pas s’attendre à recevoir des révélations inédites sur sa vie, notamment (la biographie le confirme : très peu à découvrir à ce sujet qu’on ne sache déjà). Sur cette même quatrième de couverture, Denis Roche est ainsi dépeint en “parfait dandy révolté, érudit désinvolte, promeneur solitaire, amoureux absolu, créateur de formes.”
À Rome cette année-là (1980), tandis que certains de ses amis s’abîmaient plus ou moins dans les vapeurs d’alcool, il sirotait tranquillement des jus de pamplemousse dans les cafés. En ces temps déjà anciens, quelques peintures et dessins d’une petite bande d’artistes dont je faisais alors partie, liés à ces écrivains plus ou moins dissidents de Tel Quel ou de Change (sans oublier de purs indépendants comme Emmanuel Hocquard), avaient été accrochées sur les murs de la galerie du Centre Culturel Français où il faisait discrètement mine de s’en détourner. Il avait sidéré l’assistance d’une des rencontres organisées par le Centre en affirmant qu’on ne peut “s’encaisser que de dos.” Du coup les artistes et écrivains présents munis d’appareils photos ne prenaient de portraits de leurs amis, ou de passants, voire de statues, qu’ainsi : chevelures à foison et nul visage. Denis Roche n’a rien écrit dans son journal durant ce séjour, mais le 27 décembre de cette même année, on peut y lire : “Je croise Claude Ollier sous la voûte de la deuxième cour. Il revient de chez Jacques et Catherine [Henric et Millet] et nous devisons un moment, du colloque de Rome où nous étions ensemble ce dernier printemps, de son livre que je n’avais pu publier dans ma collection [Marrakch Medine que la direction du Seuil avait refusé malgré l’avis favorable de Denis Roche. Bernard Noël le publiera chez Flammarion], de sa fille, etc. Il me dit : « Je me demande bien ce que tu vas pouvoir écrire maintenant, parce qu’après les Dépôts… » etc. Et il ajoute : “Tout ce que tu peux faire, c’est un roman d’amour. » Ou, peut-être, a-t-il dit simplement : « Tu pourrais, par exemple, faire un roman d’amour. » Et il a souri. J’ai dit : « Oui, par exemple. », en souriant moi aussi, évidemment. Mais, en le quittant, et en allant vers la porte de fer, je pense : « Personne ne m’aimera d’avoir osé écrire, à quel point j’avais aimé. »” Quelques semaines plus tard, l’auteur de ces désormais fameux Dépôts publie dans une plaquette éditée chez Flammarion par Bernard Noël un texte intitulé Pour saluer Claude Ollier où, à propos d’un des livres de ce dernier qui l’avait particulièrement marqué à sa sortie en 1963, il note très justement : “Été indien ressemble un peu à un Au-dessous du volcan écrit par quelqu’un qui ne serait pas ivre et qui aurait le regard très clair…”
La parution de cette remarquable biographie (monographie plutôt ? Mais, une fois de plus, au diable les catégories) de Jean-Marie Gleize aurait déjà suffi à faire événement. Quatre ans après la disparition de l’auteur d’Éros énergumène, elle nous apprend – et pour moi, c’est loin d’être anecdotique – que, lors de la cérémonie d’adieu collectif au crématorium du Père-Lachaise, Jacques Roubaud “à l’écart, assis sur un rebord de pierre”, en lisait quelques pages. Mais, un bonheur ne venant jamais seul, il se trouve que simultanément paraît donc Temps profond, enfin concrétisé, par la volonté de celle qui en est clairement le sujet principal (la figure centrale), tant elle hante, charnellement comme spectralement, nombre de pages de ce journal : Françoise Peyrot, sa femme. Après avoir encaissé la surprise, on aurait pu craindre d’être déçu (l’attente, vous savez…). Mais, bien au contraire, ce journal se révèle encore plus passionnant qu’on ne l’avait rêvé. Impossible de recopier ici tout ce qui nous ferait sortir de notre poche un crayon pour noter les numéros de telle page, ou souligner telle phrase. Rapportons simplement une date : celle du 8 janvier 2002 où, longtemps après en avoir apposé le point final, Denis Roche a trouvé le titre de ses Essais de littérature arrêtée : Temps profond. Plus de 17 ans après (et plus de 42 ans après le premier texte de ce journal daté du 20 juillet 1977, mais cependant rédigé en 1984), j’ai dévoré ce livre de près de 400 pages, rien n’ayant pu en arrêter la lecture. Une semaine après l’avoir achevée, j’ouvre le livre au hasard et tombe sur : “Il faut fixer la littérature d’un regard sans issue.”
Dans Temps profond, que de récits de rêve, que de récits de scènes d’amour physique, que de déambulations dans l’espace et le temps, que de notations, de rencontres, de dialogues, souvent faits de peu de mots, mais qui sonnent toujours juste. “18 octobre 1982 (lundi). – Dürer : « Lisez le sens. » Butor, dans son premier roman : « Ne bouge pas, ne comprends pas, regarde l’heure. » / Je suis entre les deux phrases, non pas à l’écart entre elles, mais à la fois entre les deux, les occupant l’une et l’autre, les tenant dans mes bras en même temps, et aussi saisissant l’espace qui est plus loin qu’elles. Comme un très gros homme qui s’assied sur deux chaises et qui cherche de la main un accoudoir plus lointain. Ça me fait rire (…)”
Il me semble que ce qui nous avait conduits à entrer en relation, tant amicale que professionnelle, a pour nom “entre-deux” – ce que nous partagions le plus vivement étant le refus de cette prétendue pureté (refus non contradictoire avec le goût de la beauté) qui a conduit certains à propager l’idée qu’on ne peut cultiver dans sa vie qu’un seul jardin. Au nom de quelle prétendue exigence, un Émile Zola a-t-il pu contraindre son ami d’enfance, Paul Cézanne, à cesser toute activité littéraire, ce dernier ayant commis l’imprudence de lui avouer qu’il travaillait à un projet de roman ? L’auteur de L’Œuvre, qui ne comprenait pas vraiment l’art de son ami, lui avait fait la leçon, tel un maître à un écolier un peu attardé, lui affirmant, de manière dogmatique, que “pour faire une chose bien, il ne faut faire qu’une seule chose.” Comment ne pas enrager à la lecture, ou à l’écoute, de telles balivernes ? La grande force de Denis Roche aura été de s’investir intimement, physiquement, entièrement, dans cet entre-deux, en conscience de la singularité propre à chacune de ses pratiques. Un plus un égalent en ce cas nettement plus que deux.
J’ai l’impression d’avoir à peine esquissé la possibilité d’une chronique ouverte au sujet de ces deux ouvrages (trois en réalité, car la même collection Fiction & Cie propose aussi une réédition de À Varèse, un essai de littérature arrêtée – Varèse renvoyant aussi bien à la ville italienne qu’au compositeur d’Intégrales), donc de n’avoir, comme toujours, quasiment rien dit, en dehors d’une évocation de leur irruption, aussi formidable que véhémente, en cet automne agité. Mais avant de reprendre (au tout début de sa deuxième partie) cette chronique, je désirerais donner pleinement la parole à Denis Roche. Il se trouve qu’à plusieurs reprises, nous avons fait des entretiens pour des émissions de France Culture : musicales, ou au sujet du cinéma dans un premier temps. Puis À voix nue (deux heures et demie sans la moindre pause). Et enfin l’A.C.R. – Atelier de Création Radiophonique, l’espace le plus libre, le plus audacieux de cette chaîne. J’ai pris le temps – je me suis accordé le plaisir – de tout réécouter. Transcrire est épuisant, écouter est tellement plus agréable et, de plus, passant à l’écrit, on perd le ton, mais peu importe, c’est manière aussi de faire passer ce qui dort dans certaines armoires de certaines institutions. De réveiller les archives.
Pour commencer, cinq émissions construites à partir de choix musicaux établis, avec la complicité de son intervieweur, par l’invité lui-même : cinq fois trente minutes de conversation, avec quelques trouées musicales. Denis Roche avait joué le jeu. Dans son œuvre, il est souvent question de musique, de manière originale, non cuistre. Il était de ceux qui savent encore s’émerveiller. S’intéresser au caractère magique des choses. Ces enregistrements se sont déroulés en une seule journée, celle du 10 février 1997, à La Fabrique, sa maison-atelier du côté de Reuilly-Diderot, à Paris. Je n’ai éliminé que de rares redites, préservant les effets des coups de ciseaux sur la bande magnétique. Se répéter parfois, insister, reprendre, c’est aussi rythmer sa pensée – même si ces entretiens avaient été préparés, ils se sont déroulés des deux côtés sans la moindre note écrite, à l’exception des titres des cinq parties, apportés par Denis Roche lui-même.

1. La muraille sonore
Denis Roche – Je ne suis pas ce qu’on appelle un mélomane. Il m’arrive rarement de m’asseoir dans un fauteuil pour écouter de la musique. Je vais donc essentiellement parler de deux attitudes. L’une, quand j’écris de la littérature et que j’installe devant moi une muraille sonore. L’autre, plutôt propre à l’absence de musique : l’environnement musical mental qui est là quand je fais des photos, ou que j’écris à propos de photo.
Quand j’écris quelque chose qui est purement dans la création, il me faut un dispositif : cette muraille sonore que j’installe devant moi (et non autour de moi). Je n’écoute pas particulièrement, je peux mettre toutes sortes de disques, très différents, ça n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui est important, c’est qu’elle soit là, de manière massive. Il faut que ce soit réellement un mur dressé devant moi, que je sois face aux haut-parleurs et que ce soit très dense. Ça ne peut être une sonate, il faut qu’il y ait beaucoup d’instruments, beaucoup de voix éventuellement – très dense et fort.
Dès que je commence à écrire – ce n’est pas forcément immédiat –, la particularité de la musique que j’écoute n’existe plus comme telle. Mais je la sens. Écrire pour moi, c’est se laisser investir aussi fortement que possible par un ensemble de sensations. Et j’ai besoin du contact avec la muraille sonore comme d’une sensation violente qui, en somme, est opposée à moi : qui est là pour barrer l’horizon, l’arrivée de l’extérieur, les sensations extérieures. C’est une image mentale, cette muraille sonore.
Il faut que ce soit quelque chose de beau, de très beau, de violemment beau, dans sa force créatrice. Et il ne faut pas que je sente trop l’harmonie, la composition, et tout ça, parce que c’est dérangeant. Il ne faut pas que je sente trop que la musique est quelque chose d’organisé, d’extrêmement intellectuel.
C’est l’équivalent de grands espaces par exemple, de paysages ?
Oui. C’est lié à l’espace. Un espace que je dois absolument matérialiser devant moi. La muraille sonore est quelque chose dont je sens la matérialité très fortement devant moi. Je ne pense pas du tout à l’orchestre, aux instruments, au compositeur, à l’origine de la chose, d’où ça vient. Pas du tout. C’est, à quelques mètres de moi maximum, une barre de musique.
Parmi les disques les plus efficaces pour la construire, il y a l’opéra romantique ou postromantique. Pourquoi ? Parce que c’est la plus grande densité orchestrale…
… de sensations. Il y a cette sensation physique de l’effort des chanteurs, vocal, musculaire. Quand je vais voir un opéra, je suis extrêmement sensible à ça : le physique des corps devant moi qui sont en train de chanter, qui sont en train de jouer, qui se déplacent sur la scène. J’ai des souvenirs de sensations très fortes liées à la rédaction de Louve basse ou des Dépôts de savoir et de technique. En écrivant Louve basse, j’ai beaucoup pratiqué ça, c’était toujours indispensable. Je sais que le plus souvent je mettais des opéras, probablement Verdi, Puccini, Richard Strauss, Schoenberg – mais, en général, pas de la musique baroque. Pas Monteverdi, musique avec laquelle j’ai des relations beaucoup plus intellectualisées, beaucoup moins sensorielles.
Comment cette musique se retrouve-t-elle dans le texte ? Et d’abord, est-ce qu’elle s’y retrouve ? Écrivez-vous la même chose selon ce que vous écoutez ?
Non, ce que j’écris est sans relation avec le type de musique que j’écoute.
C’est manière au fond de se couper du monde extérieur. Pour se retrouver dans un espace mental – intériorisé.
Oui.
Et pourtant cette musique va se mélanger aux sons de l’extérieur qui peuvent être dérangeants pour le travail.
Non. Les écrivains se rangent en deux catégories : ceux qui écrivent toujours au même endroit ; et ceux qui peuvent écrire n’importe où, dans une chambre d’hôtel, chez des amis. Moi je suis dans la catégorie de ceux qui écrivent pratiquement toujours au même endroit : ici, chez moi, ou dans mon bureau des Éditions du Seuil quand ça me prend (évidemment dans ce bureau, je ne mets pas de musique et c’est vrai que ça me manque un peu). Ce que je vous dis de la muraille sonore peut aussi être… je disais attitude, je disais monde de sensations… étant donné que j’y ai recours très souvent, je peux dire que ça faisait partie des contraintes… bon, dans mon bureau au Seuil, lorsque j’ai vraiment écrit (je veux dire : pas seulement pris des notes), tapé des pages, je ne mets pas de musique, mais il y a une sorte de substitut à la contrainte du mur musical qui est le fait que je laisse mon téléphone branché, n’importe qui peut pousser la porte à n’importe quelle seconde et si le téléphone sonne, je réponds
Ça signifie qu’on peut vous déranger quand vous écrivez.
Oui. J’ai besoin d’agitation autour de moi. La muraille sonore est une agitation – très forte : le maximum. Il m’est rarement arrivé d’écrire ici, chez moi, quand je suis seul. J’aime assez la sensation que des personnes circulent dans les autres pièces, voilà.

À propos d’agitation, on peut vous accorder que le choix de l’opéra est plus que cohérent, mais vous écoutez aussi, me semble-t-il, de la musique indienne – des ragas qui sont plutôt des musiques de méditation.
Oui. Là, évidemment, mon attitude est évidemment paradoxale parce que, quand j’écoute ces musiques-là, c’est très violent, je ne sais pas de quoi ça parle (mais c’est comme les livrets d’opéra qui me sont absolument indifférents). La musique indienne a une faculté sur moi qui est de m’agiter extraordinairement. Je ne peux pas m’assoir dans un fauteuil pour écouter ça. Ça m’agite, ça m’énerve à un point incroyable, au sens stimulation. Ça m’est égal ce qu’ils racontent… pour moi, c’est d’une tristesse inouïe, mais une tristesse violente et absolument opaque, comme si les mots ou les notes de ce chant produisaient un mur continu… c’est absolument continu pour moi, à la fois l’instrument et la voix. C’est aussi lié à des images de films, ou de divers endroits, parce que j’ai été en Inde. J’aime particulièrement le son des ragas qui sont chantés au moment où la mousson s’annonce, où la pluie n’arrive pas encore à tomber, dans une atmosphère très chaude, très dure, d’angoisse, d’attente qui se prolonge… Au fond, je me sens un peu dans cette attitude quand j’écris. Il y a une corrélation directe avec cette musique à la limite du supportable. C’est une plainte… c’est un gémissement qui me donne l’impression que l’on gratte sur mes nerfs, réellement, au lieu des cordes, et je ne me sens pas mal…
Il faut que la musique atteigne le système nerveux, créant quelque chose comme un dispositif d’action-réaction.
Voilà. Et c’est lié à l’immobilité, cette muraille – ces musiques sont immobiles, frontales, elles correspondent à cette immobilité énorme dans laquelle on est quand on est en train d’écrire. On peut remuer dans les mots, les phrases qu’on utilise, les visions, les épisodes narratifs, romanesques, tout ce qu’on veut, on peut se livrer à des scènes de grands espaces, à des scènes très narratives, très anecdotiques… il n’empêche que, quand on est en train d’écrire cela, on est à l’intérieur d’une immobilité terrible. Et les ragas correspondent pour moi parfaitement à cette immobilité : le musicien chanteur assis, massif… on a affaire à une frontalité, à une immobilité qui est quelque chose d’extrêmement violent.
Je crois que mes deux plus anciens souvenirs de concerts sont liés à ça. Le plus ancien (je ne sais pas si c’est “la première fois”), c’était une représentation de Don Juan au Festival d’Aix en Provence. J’avais 13 ans, 14 ans, une amie de ma mère m’y avait emmené, c’était dans les années 1950, c’était très mondain, très solennel, la majorité des femmes étaient en robe du soir, je ne comprenais rien du tout à ce qui se passait sur la scène et la personne qui était assise devant moi était une femme qui avait le dos entièrement nu. Et alors il y avait la musique qui était sur la scène… totalement opaque pour moi car je n’avais aucune culture musicale, je ne savais pas du tout ce que c’était, un opéra, et ce dos nu devant moi était le premier que je voyais de ma vie… et donc cette sensation frontale est restée – enfin frontale, si je puis dire, d’un dos de femme… Deuxième souvenir, plus récent : j’étais étudiant et je ne sais comment je me suis retrouvé à une soirée du Domaine Musical, au théâtre de l’Odéon à l’époque. Il y avait quatre musiciens qui jouaient du Schoenberg et je me souviendrai toute ma vie du violoncelliste qui était petit et gros et qui se livrait avec son violoncelle à une danse musculaire prodigieuse et terrible, terrible… J’ai gardé le souvenir de quelque chose d’extrêmement physique qui était devant moi.
Donc le lien qui se tend entre les deux activités est d’ordre physique avant tout.
C’est un face-à-face, littéralement. J’ai besoin de l’autre, mais je fuis d’une certaine manière son écoute détaillée, il faut que ça reste opaque.
L’écriture littéraire est une activité solitaire, alors que la musique est une pratique collective ?
Oui. Ce peut être aussi un musicien seul. Mais pour moi, ça joue davantage si c’est très collectif.
(Musiques : Wagner, Puccini, Berg, Verdi, Raga pour la saison des pluies – Inde du Nord, Berg – de nouveau)

2. Déambulations
Nous allons essayer aujourd’hui de briser cette muraille sonore pour aller déambuler en extérieur, nous mettant ainsi à l’écoute des bruits. Depuis l’invention du magnétophone, de nombreux musiciens sont allés enregistrer divers bruits du dehors dans le but de les intégrer à leurs compositions, soit en opérant des transformations plus ou moins complexes, soit en les donnant tout simplement à écouter en tant que musique, comme c’est le cas avec Presque rien numéro un, le lever du jour au bord de la mer de Luc Ferrari.
Pour moi, c’est lié très fortement avec ce que j’appelle l’image – pas au sens de la métaphore, mais disons plutôt de la vision. Le champ de la vision, relié très précisément à la photographie, donne ce que j’appelle une image. Alors là, avec les bruits extérieurs, ou leur absence, même si on n’est jamais dans le silence absolu, il y a un effet de ponctuation – je crois que c’est le mot juste. Il faut dire que la photo que je pratique, c’est ce qu’on appelle, dans ce milieu, la vision directe, en opposition à la photo de studio ou à la photo plasticienne. Donc en général c’est lié pour moi au fait de sortir, n’importe où : là où il y a de la lumière naturelle. Alors on voyage, dans la rue, ou ailleurs. C’est lié à une courte ou une longue sortie. Quand Robert Frank a pris la décision de faire son énorme travail de photos qui est devenu son livre Les Américains, il a raconté comment, tout à coup, il a eu l’idée de prendre son appareil photo, puis de sortir prendre les Américains. Et dans la manière dont il raconte ça, il y a une espèce de fureur, de violence, de la sortie. Je pense souvent à lui : je descends un escalier, et je sors. Voila. Et je me dis : maintenant que les images viennent à moi… Alors on se retrouve n’importe où, nulle part, ailleurs, dans n’importe quelle circonstance. Que va-t-il se passer ? Au final, on est dans un bain de bruits, de rumeurs, de fonds lointains, de bruits de vagues, de vent dans les arbres… un bruit indéterminé de foule lointaine, ou quelque chose qui passe : une mécanique, n’importe quoi… Mais en même temps, quand le dispositif scénique, sensoriel, mental, etc., se constitue tout à coup pour donner une photo, paf ! ça se passe en un fragment de seconde. On réduit tout à coup ce bain immense, vaguement musical, à un point, une ponctuation, c’est-à-dire le contraire du désordre. On est entouré par un désordre sonore la plupart du temps indifférencié, qu’on ne peut pas identifier au sens propre, et on le saisit d’un seul coup, en un instant, par quelque chose qui est censé être une image construite, pensée, jouant de beaucoup de sortes d’harmoniques. Donc on organise le désordre en quelque chose qui doit se retrouver quand même seul – silencieux, terriblement silencieux – sur le mur d’une galerie, ou sur la page d’un livre, qui est son contraire. C’est assez fascinant parce qu’on est dans un entre-deux. Et là alors, beaucoup de musiques, beaucoup de bruits différents, que ce soient des bruits d’insectes, des bruits vaseux du dehors… on est dedans… alors que, quand j’écris, je ne suis pas dans la muraille sonore : elle est devant moi, à une distance très précise, très nette, on peut la toucher éventuellement, mais elle est là, et je ne la change pas d’endroit… tandis que le bruit vaseux du dehors, eh bien on est dedans, on tourne avec son appareil sur les côtés, derrière, devant, on cherche…
Il n’y a pas de hors-champ dans le son.
Non. Le problème, c’est d’arriver à capter l’image avec uniquement ce qui va être dans le champ du viseur.
Il y a une question que se posent ceux qui travaillent à partir du bruit – les musiciens concrets (ou de musique électroacoustique) –, c’est la validité du concept de “cinéma pour l’oreille”, de la pertinence de la recherche d’images à partir du son. Quand on écoute de la musique concrète dans une salle de concert, il n’y a rien à voir sur scène, sinon des hauts parleurs. Du coup les auditeurs cherchent à se créer des images (et parfois les compositeurs les y encouragent).
Je ne sais pas… Ça m’est très étrange, la montée des images en écoutant de la musique, quelle qu’elle soit. Je peux à la rigueur éprouver un vague début de ça si j’entends des gens chanter, sinon, non.
La musique est-elle nécessairement abstraite même si faite de bruits ?
Oui.
Mais si vous écoutez des bruits de la rue, des bruits de pas, une musique populaire au loin, des cochons qu’on égorge tout près, des sons très concrets, très identifiables, très forts, très virulents…
C’est abstrait ! Les musiques dont on parle – très différentes : chants d’oiseaux ou musiques de Luc Ferrari, de Clément Janequin, peu importe – pour moi c’est toujours relié au fait que la musique est un langage totalement abstrait, fabriqué à partir d’un alphabet abstrait qui ne sert strictement à rien d’autre qu’à elle-même. Qui est absolument indépendant des langues, des modes d’écriture parlés, etc. C’est ce qui m’a toujours fasciné, qu’un art fonctionne entièrement à partir d’un alphabet qui lui est propre. Donc pour moi, c’est le comble de l’abstraction et c’est magnifique, parce que la littérature ne peut pas s’approcher de l’abstraction, y compris un texte de philosophie qui parle de choses abstraites, ça fonctionne tout le temps dans le sens. Donc on a des limites. En photographie, même chose, il n’y a pas de photographie abstraite.

Alors les bruits, je suis assez fasciné, non pas dans la nature (là, ça ne m’intéresse pas beaucoup), mais à travers le disque, par les bruits d’insectes – oui, plus par les insectes que par les oiseaux –, et je trouve ça fascinant d’écouter ça à volonté chez soi : d’introduire quelque chose qui est totalement aberrant et qui appartient au monde extérieur, y compris à des mondes qu’on ne peut pas fréquenter, parce qu’il faut aller dans des coins reculés où il faut se mettre à l’écoute pendant des semaines pour arriver à capter un bruit… Mais je ne peux pas me mettre à écrire en écoutant ça… ce n’est pas possible, c’est trop précis, c’est trop ponctué et par rapport à la photo, c’est très dérangeant aussi, parce que la photo faite, pour moi, celle qu’on met sur un mur, relève de quelque chose qui est absolument le silence. Donc, ça ne va pas ensemble. Mais, parce que ce sont à ce point-là deux contraires absolus, ils se définissent forcément un peu l’un par rapport à l’autre.
Chez le musicien, il y a parfois une volonté représentative. Quand Clément Janequin compose Le Chant des oiseaux ou La Chasse, les chanteurs imitent les animaux, les chiens, les sons de la battue, ça va jusqu’au grognement…
Le mieux que je puisse en penser, c’est de me le représenter un peu comme une tapisserie ancienne.
Il y a le rôle du son aussi dans l’écriture, il faut parfois faire preuve d’invention verbale pour représenter un cri d’animal. Dans vos livres, il y a des transcriptions de bruits, comme l’enclenchement du magnétophone dans Louve basse.
Oui. C’est lié à un monde qui a disparu qui est celui du bruit des machines à écrire, c’est-à-dire le bruit tout simplement de l’effort musculaire qu’il fallait faire pour taper sur les touches et imprimer les lettres sur le papier.
Vous le regrettez ?
Par rapport à l’ordinateur, oui. L’ordinateur est un peu mou sous les doigts. Enfin, il n’oppose pas de résistance. Alors, comme j’étais un peu obsédé, j’ai établi des corrélations vertigineuses entre les bruits de la machine à écrire et le bruit du déclic de l’appareil photo, mais finalement ce sont des choses assez anecdotiques…
Anecdotiques ? Pourtant ça marque l’engagement physique.
Oui, dans Louve Basse, c’est intervenu à cause d’une partie du livre que j’ai improvisée directement au magnétophone. De ce fait, les bruits d’enfoncement des touches, le bruit du déroulement de la bande, les efforts ponctuels qu’il fallait faire pour intervenir dessus, tout ça traduisait en même temps l’exaspération, enfin : tout ce qui se passe à l’intérieur d’une improvisation. On cherche un mot, on devrait aller plus vite… La véhémence, l’éructation… Dans Louve basse il y a des transcriptions directes de choses que j’écoutais précisément au moment où j’enregistrais, des musiques de chants dogons. Je suis allé jusqu’à essayer de transcrire des cris, mais c’était, disons, à titre indicatif, pas plus.
Au fond, ce qui semble, non pas seulement vous intéresser, mais vous faire de l’effet, dans la musique, c’est tout ce qui est lié au corps, le chant en premier lieu, jusqu’aux cris liés aux activités humaines, même si vous dites que la musique, c’est quelque chose d’abstrait.
Pour moi c’est vrai que les voix, par exemple dans les opéras… J’entends le chant, les inflexions du chant, les différences entre les voix des chanteurs, mais je n’entends pas ce qu’ils disent, donc ça reste abstrait. Et c’est lié au corps, oui, complètement. Quand je vais voir un concert, si c’est un opéra, ça ne marche pas du tout si je suis loin, il faut que je voie les gens qui sont sur la scène d’assez près, ou alors je prends des jumelles… Mais faut vraiment que je les voie. Voilà, l’aspect physique, c’est très important.
Le rituel du concert – en général en position assise – vous satisfait, ou avez-vous envie de bouger ?
Je ne suis pas loin de regretter l’époque – pas très lointaine, c’est-à-dire avant Toscanini – où pendant les opéras les gens se promenaient, faisaient la conversation, mangeaient… Oui, le promenoir, l’idée me plaît assez.
En résumé, l’immobilité, c’est pour écrire, pas pour écouter.
Voilà ! Oui, c’est très très lié à ça.
(Musiques : Luc Ferrari, Chants d’insectes, Clément Janequin, Chant de funérailles de femmes Dogon, Mozart).
(à suivre)
Jean-Marie Gleize, Denis Roche. Éloge de la véhémence, Seuil, Fiction & Cie, octobre 2019, 304 p., 24 €
Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée 1977-1984, Seuil, Fiction & Cie, octobre 2019, 400 p., 24 €
Denis Roche, À Varèse. Un Essai de littérature arrêtée, Seuil, Fiction & Ci, octobre 2019, 48 p., 15 €
Les photographies de Denis Roche proviennent du site www.denisroche-photographe.com/photographie/
