Lettre inédite de Daniele Del Giudice

Daniele Del Giudice et Maurice Olender, Venise, 1995 © L.F. © Fonds Maurice Olender IMEC

Lettre lue le 11 juin 2010, à la Maison de l’Amérique Latine, à l’occasion de la soirée consacrée au roman de Daniele Del Giudice, Horizon Mobile, publié au Seuil dans « La Librairie du XXIe siècle ». Participaient à cette soirée, inscrite au programme de « Paris en toutes lettres », Mathieu Amalric, Jean-Paul Manganaro et Maurice Olender.

Venise le 11 juin 2010
Lettre à Maurice Olender

Cher Maurice,

Aux amis réunis à la Maison de l’Amérique latine en ce soir du 11 juin, peux-tu dire combien je regrette de ne pas pouvoir être présent à vos côtés. Et remercier le public venu par cette belle soirée où la campagne verdoyante incite à s’éloigner des bruits de la ville… Et dire aussi toute ma reconnaissance à François Vitrani, que je salue, pour l’accueil toujours si généreux qu’il réserve à la littérature non seulement latino-américaine, mais aussi mondiale – et ce soir donc, à la littérature italienne, en accueillant mon dernier roman, Horizon Mobile, qui n’existerait pas en français sans la traduction de mon ami Jean-Paul Manganaro – qui, outre l’écrivain de talent que l’on sait (sur Gadda, Calvino… et il faut lire son dernier Fellini) est un étonnant magicien des transferts de fictions entre l’italien et le français. J’aimerais dire aussi mon bonheur de vous savoir tous présents pour entendre Mathieu Amalric qui, depuis nos premières rencontres autour du Stade de Wimbledon, a toujours éclairé mon œuvre de son regard aussi généreux que lucide – et ce soir par une lecture avec sa voix unique, reconnaissable entre toutes – lecture que j’écouterai donc en différé. À Mathieu encore, j’aimerais dire toute mon impatience de découvrir Tournée son dernier film acclamé il y a quelques jours à peine à Cannes où il a obtenu le Prix de la mise en scène (à ce 63e Festival de Cannes…). Ce film, Tournée, dont la presse internationale a fait l’éloge, qui sort dans quelques jours sur nos écrans et dont nous imaginons tous déjà le succès dans les salles de cinéma à Paris et partout ailleurs.

Enfin que dire à Maurice Olender qui est non seulement l’auteur des Langues du Paradis et de Race sans histoire mais aussi l’ami qui a imaginé un lieu unique, dont l’importance ne cesse de croître pour nous tous aujourd’hui, je pense bien sûr à « La Librairie du xxie siècle » dont le rayonnement est désormais international.

Si je tenais à préciser ce dernier point c’est que le roman, dont il sera question ce soir, Horizon mobile, publié chez Einaudi en Italie, en France aux éditions du Seuil, a connu ses premiers instants publics à Paris… En effet, je n’ai jamais oublié ce soir d’automne 2004 où, dans la belle Librairie de Colette Kerber, « Les Cahiers de Colette », Maurice Olender avait eu l’idée rare, pour célébrer la sortie du centième livre de sa collection (je pense bien que c’était La Traversée des frontières de Jean-Pierre Vernant – qui était là ce soir-là avec nous), de demander aux auteurs de sa collection, romanciers, poètes ou écrivains et savants, de lire un chapitre inédit de leur prochain livre… Alors, grâce déjà à la traduction généreuse de Jean- Paul Manganaro, j’ai pu lire moi même, en français, quelques pages de cet Horizon mobile où l’on trouve des histoires de pingouins  qui ont tant fait rire le public ce soir-là… je me souviens, dans cette librairie bourrée de monde, de mon émotion, voyant un tout jeune homme, assis à terre, entre le rire et pleur… pendant que je lisais ces pages encore inédites du roman alors en cours d’écriture. Aujourd’hui, c’est un superbe pingouin qui orne la couverture du livre aux éditions du Seuil – et peut-être que Mathieu vous lira quelques-unes de ces pages dans un instant.

Permettez-moi de marquer un arrêt avant d’ajouter les propos que voici, liés à mon travail d’écriture.

J’ai toujours pensé la narration comme un champ de forces contrastantes, toutes vitales et puissantes, une zone où il est difficile de faire la distinction entre « je » et « monde », entre mémoire et invention, réalité et langage, recherche et puissance visionnaire ; pour celui qui écrit des récits, la distinction est dérisoire, car la commodité des oppositions dont nous nous servons pour vivre, pour nous orienter dans la perception corporelle ou sentimentale, ne peut que s’écrouler, le point de vue singulier est vidé de son sens parce qu’il s’agit toujours d’un point de vue réversible, outre qu’il est superposable à d’autres points de vue.

Chez la personne en train d’écrire il existe une coexistence d’éléments qui se contredisent, et il est assez compliqué d’en venir à bout parce que, au moment de l’acte concret d’écrire, il ne reste presque plus rien de cette coexistence. Tout choix thématique, toute préférence de champ, et encore avant, tout tri lexical et syntaxique marquent une sorte de crime. Celui qui écrit garde présentes les innombrables possibilités que son écriture a dû faucher, il connaît et a bien en mémoire l’assassinat continuel qu’il a accompli à chaque page sur chaque personnage.

Permettez-moi de vous parler de mon travail, de mon « métier », tel que je l’expérimente depuis le début. J’écris différentes versions d’une phrase en changeant le ton, la dimension, la conclusion, la sonorité, parfois je poursuis une rime lointaine. À la fin je choisis parce que je dois choisir, je dois me décider sinon je n’écrirais rien. Et comme chaque fois ce choix m’afflige, je garde à la fin du texte les éventualités que j’ai écartées, ainsi je les défends et je les sauve. Cela n’arrive pas en raison d’une trop grande estime de moi, au contraire ; cela arrive parce que j’ai conscience de la misère de ce qui va rester. Il y a toujours beaucoup de manières de dire ou de faire dire quelque chose à un personnage, tout simplement parce qu’il y a en chacun de nous beaucoup de manières de sentir, toutes ensemble et sans priorités réelles, beaucoup de tiroirs dans une même armoire.

Parallélisme, réversibilité, simultanéité de l’écriture comme autant de portraits de conditions analogues de la sensation et de la vie sont des idées que j’ai aussi eues à l’esprit dans les romans qui ont précédé celui-ci, dans Le Stade de Wimbledon, dans Quand l’ombre se détache du sol et plus encore dans les récits de L’oreille absolue : la fusion et la superposition des histoires et des émotions qui les agitent, une coïncidence continuelle qui ne sait trouver un ordre, mais l’ordre doit être imposé parce qu’il est nécessaire à la vie.

Les pôles terrestres représentent une grande métaphore de la bonne tenue : ils sont les lieux où les méridiens et les parallèles, chacun égal à l’autre et tous existants obstinément en même temps dans le monde, coïncident ; c’est là qu’ils se rassemblent, c’est là qu’ils se résolvent dans l’unité. Et le Pôle Sud m’a paru être le résultat final en raison d’une force de gravité qui n’a pas de signification physique et que nous ne pouvons pourtant pas ne pas penser.

Je le dis en toute humilité : je ne peux pas penser le roman contemporain comme l’histoire de quelqu’un qui va d’ici jusque là, et qui achève à la fin quelque chose qu’il avait commencé au début, parce que je ne peux pas penser la vie de cette façon-là. Ce n’est pas forcément une pensée religieuse. Je veux dire que moi, vous, nous sommes aussi ceux qui étaient avant nous et ceux qui viendront après, que sans la sagesse d’un passé et la certitude d’un avenir nous sommes irrésolus et indéfinis. De la même manière, chacun de nos mots est indistinct sans tous les autres, les nôtres et ceux d’autrui, ceux déjà dits et ceux encore à dire.

En lisant les carnets des explorateurs de l’Antarctique, je me suis rendu compte qu’ils ont tous raconté les mêmes choses, images, émotions et besoins quotidiens se répétaient, mais sans intention précise, comme pour suivre un devoir ou une nécessité. C’est ce que j’avais fait moi aussi en écrivant sur le voyage que j’ai accompli en 1990 : j’avais raconté ces expériences avec des mots différents mais comparables et parfois équivalents parce que j’avais vécu un temps autre, mais fatalement répété. Et saisir dans la coïncidence de l’écriture cette répétitivité de ce qui était ressenti m’a donné une émotion forte. Je n’ai pas pu la laisser tomber, cela eût été sans générosité, et même cruel.

Tandis que je travaillais à Horizon mobile, cette coexistence se montrait partout, même dans les noms : Terre de feu, terre mélangée au feu, deux éléments ou racines de l’univers antithétiques mais capables de s’agréger, comme le pensait Empédocle ; et le feu qui donne son nom à cette région, allumé dans les canoës et dans les huttes indigènes, n’exclut pas du tout le gel thermique le plus rigoureux, au contraire il le contient. Je pourrais définir ce roman comme « composé » dans les deux sens du terme : c’est un amalgame de voix et de parties multiples ; et il est guidé en même temps par la volonté de rassembler et de réduire à une synthèse. Il souhaite être un concerto pour une seule voix récitante dans une foule d’autres sons en équilibre, masse harmonique d’expériences dont on ne peut refuser la mémoire. El la seule façon que j’ai trouvée pour le dire c’est d’interrompre et de poursuivre, de tronquer puis de raccorder, faire obstacle et libérer, en revivant et en répétant. J’ai valorisé la réécriture, et en cela aussi, évidemment, je ne suis pas le premier, c’est la méthode de Thucydide quand il réécrit Hérodote ou d’Italo Calvino quand il réécrit les frères Grimm ; et je ne serai pas le dernier. C’est pour cela que j’ai pensé au titre d’Horizon mobile : l’horizon comme limite précise mais nullement statique, continuellement déplacé vers un lieu ou vers un temps qui n’est jamais le dernier, mais pas non plus le premier.

                                                                      © Daniele Del Giudice

(Cette lettre inédite de Daniele Del Giudice — © Fonds Maurice Olender/IMEC — a été traduite de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Merci à Ida Zilio-Grandi et à Maurice Olender d’avoir autorisé sa publication).

De gauche à droite, Maurice Olender, Daniele Del Giudice, Mathieu Amalric, Lydia Flem, Bruxelles, 2004 © Fonds Maurice Olender IMEC