Maurice Olender : Un fantôme dans la bibliothèque, « un livre où l’auteur s’expose plutôt qu’il n’expose »

Maurice Olender © Christine Marcandier

« Lorsqu’un livre se déploie, par les articles qui le composent, sur une quinzaine d’années, c’est d’abord l’intimité intellectuelle qui s’y dévoile » : Maurice Olender écrit cette phrase dans « Mémoires du judaïsme » à propos de Pierre Vidal-Naquet, dans Race sans histoire, et elle pourrait définir la manière d’Un fantôme dans la bibliothèque qui vient de paraître : ce livre, déployant textes, articles et récits, jouant de strates temporelles à la manière des Essais de Montaigne, est avant tout le dévoilement d’une intimité intellectuelle, une forme d’« exposition », comme le dit Maurice Olender dans le long et bel entretien qu’il a accordé à Diacritik.

Un fantôme dans la bibliothèque est un autoportrait oblique ou une « biographie intellectuelle », comme l’auteur l’écrivait de Jean Starobinski dans Race sans histoire, toujours :

« Écrire un mot puis un autre. Avancer en tâtonnant. Laisser sa chance à l’échec. Faire de la poésie avec de l’érudition. (…) Se mouvoir, traversant des piles de livres, brasser tant de donnés superposés, imbriqués, sans vraiment tenter de ne pas s’y perdre — mais s’y retrouver ensuite sans avoir fracturé les textes, sans les avoir éclairés à l’aide de spots éblouissants, aveuglants. Cheminer en archéologue, en épigraphiste même, toucher la pierre inscrite du bout des doigts pour discerner les creux avant d’en dessiner les reliefs à l’aide de jeux d’ombre et de lumières ».
Cette pierre, polie par Starobinski, est celle que clive Maurice Olender dans Un fantôme, livre qui suppose ce type de lecture, sensible, laissant place à la poésie dans l’érudition, une lecture à l’image de son écriture, mouvante, tâtonnante parfois, supposant de se perdre pour mieux trouver le sens, sans effraction ou lumière trop forte.

Ce fantôme de bibliothèque est d’abord, très concrètement, la fiche laissée dans les rayonnages quand un livre est emprunté : trace matérielle d’une absence, selon une « géométrie sensible » qui sera celle de l’ensemble du livre, topographie d’un imaginaire et d’un rapport, amoureux et passionné, au livre.
Mais ce fantôme a aussi un sens plus historique, il est chargé d’une mémoire et d’archives balayées par un génocide radical : ce fantôme est alors celui d’un enfant né « de la survie » en 1946 dans un monde comme « un dépôt de cendres » et une famille polonaise lisant le yiddish.
« Ma relation attentive, vigilante, philologique et archéologique, aux sources matérielles, à l’écrit, ou à d’autres restes, ne peut pas se comprendre en dehors de ce monde d’une première sédimentation intellectuelle où tout était d’abord oralité : sans inscription autre qu’un mouvement de survie ». Le père ne lit pas, n’écrit pas, « homme sans lecture, sans écriture », il tient « un discours fondateur de lecture, d’écriture — comme s’il savait tout ce qu’il ignorait ». L’enfant, d’abord farouchement analphabète, grandit dans ce monde construit sur une présence / absence, héritier d’un manque, hanté par des disparitions, des trains et des numéros, trouvant comme Perec dans la passion de l’archive la possibilité de fonder un nouveau récit qui soit à la fois mémoire et « matériau du rêve », la « fabrique d’une fiction d’avenir ».

Ce fantôme est alors l’analogon de bibliothèques, celles que Maurice Olender a édifiées, chez lui, à Paris ou Bruxelles comme dans Le Genre humain (revue qu’il dirige depuis 1981) ou dans « La Librairie du XXIè siècle », collection fondée au Seuil en 1989. Ce sont ces livres qui forment des chemins et se répondent, pour mieux refuser les frontières entre fiction et non fiction, poésie et prose, essai et roman, et inventer leur manière et leur forme. Un fantôme dans la bibliothèque est à l’image de la collection qui l’accueille, cette « Librairie du XXIè siècle », une cartographie capricante, une promenade non solitaire, un itinéraire qui, comme toute bibliothèque, est un lieu matériel comme imaginaire, « un organisme dynamique, multipolaire », à la fois hypermnésique et volontairement oublieux, débordant ses principes d’organisation, se recomposant sans cesse, invitant à un infini : « Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inviter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu ? »

Invitation à un voyage infini, passant par les stations que sont les chapitres qui composent ce livre comme un autoportrait fragmenté, comme une ouverture à d’autres livres, d’autres « chambres » et « rooms », d’autres univers, ceux de Perec, de Camille de Toledo, d’Ivan Jablonka, de Lydia Flem, d’Olivier Rolin et tant d’autres, que Maurice Olender a édités et accompagnés, qui l’accompagnent, qu’il évoque dans ce Fantôme, forme de « lettre d’amour » comme celle qui forme l’un des chapitres du livre, faisant « ce que dans l’amour on fait sans cesse en le défaisant : agir en toute conscience de non-savoir ; choisir de ne pas savoir, comme si l’amour pouvait assurer une connaissance suprême où l’autre devient le prodigieux truchement de soi vers soi ».

Car ce fantôme dans la bibliothèque c’est aussi et avant tout Maurice Olender lecteur, éditeur, écrivain, en un « je » multiple, ouvert à l’altérité comme un don et une reconnaissance, révélant beaucoup de lui, s’exposant, tout en jouant des mystères que permet la fiction, devenu « l’unique fantôme de sa bibliothèque », dernière phrase d’un livre inépuisable, d’une sensibilité infinie qu’il faudrait définir comme Maurice Olender parlant de Starobinski : l’exposition d’une « érudition du sensible », soit « marcher, se perdre un instant, sans hésiter à prendre des routes de traverse pour mieux se repérer par la suite — plutôt que d’avancer en aveugle sur des voies toutes tracées ».

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Seuil, « La librairie du XXIè siècle », mai 2017, 224 p., 17 € — Lire un extrait

D’autres extraits, lus par Maurice Olender :


Rencontre avec Maurice Olender demain mercredi 21 juin 2017, librairie Michèle Ignazi, 17 rue de Jouy (75004 Paris), 19 heures.