Constellation d’automne (5): Jacques Roubaud, Dominique Fourcade, Jørn H. Sværen, Arno Bertina, Petr Král

© Alix Rosset

Chroniques de l’inactuel – tel est le titre, depuis toujours, de ces pages écrites en écho aux travaux de nos contemporains. Même s’il est question de nouveautés en librairie, ou ailleurs, ça ne change rien : l’actualité est éphémère et l’air du temps, hélas, prend de plus en plus souvent forme de dépression sur un monde en quête de lumière et de silence. L’inactuel, c’est la résistance en temps réel ; c’est l’ajout de quelques dissonances dans ce qui ronronne platement. C’est aussi manière de rester fidèle à l’incipit originel de ces chroniques. Décidément, l’automne est encore plus fertile que le printemps, cette année. Ça se bouscule dans nos constellations. So May we Start ?

1.

Chutes, rebonds et autres poèmes simples de Jacques Roubaud vient de paraître chez Gallimard. Sur le bandeau rouge qui recouvre en partie la couverture, on peut lire “Goncourt de la poésie 2021” – Roubaud ayant reçu ce prix en mai dernier, un an après Michel Deguy. Composé d’une suite de 262 poèmes de six vers chacun, le sixième en italiques (mais à trois ou quatre reprises, ce dernier vers est placé en tête, une ligne de blanc le séparant du suivant, ce qui lui apporte un statut de titre), Chutes, rebonds et autres poèmes simples décline des variations sur une forme poétique originale qui reprend certains principes du tanka japonais, tout en manifestant quelques différences sensibles. Comptons les syllabes (ou les sons). On obtient pour chaque poème : 3 – 5 – 7 – 5 – 3 – 8 = 31 (avec quelques rares “licences” cependant : comment compter 3 pour “figatelli” ?), soit le même nombre que pour le tanka (lui, en 5 lignes :  5 – 7 – 5 – 7 – 7). De Jacques Roubaud, on se souvient de Trente et un au cube, publié en 1973 chez Gallimard, qui n’était pas un poème simple ; de Mono no awareLe sentiment des choses, cent quarante-trois poèmes empruntés au japonais (aux mêmes éditions en 1970) ; et de Mille e tre, deux, 200 flèches (avec Michaëla Heinich, au Théâtre typographique, en 1996). Avec Chutes, rebonds…, nous sommes donc en territoire familier, même si ces “poèmes simples” sont parfois assez étonnants – familiarité ne s’accordant pas avec redite.

Écrits semble-t-il pendant ou après le premier confinement – et peut-être avant, mais rien ne permet de l’affirmer –, évoquant aussi bien la vie intime, ou plus banalement au jour le jour, de cette période pour le moins inhabituelle, que des souvenirs plus anciens, des réminiscences, ces poèmes oscillent, comme souvent chez Roubaud, entre plusieurs humeurs : amusée (badine) et grave (mélancolique).

On sent en permanence la présence de celle qui partage la vie de l’écrivain depuis plus de deux décennies, Marie-Louise Chapelle, poète elle-même, publiée dans la collection Poésie / Flammarion, au Théâtre typographique ou chez Éric Pesty (éditeur sur le travail duquel nous reviendrons un peu plus loin) ; et aussi d’amis proches. Chaque poème est composé selon la contrainte précisée, travaillé, mémorisé dans la tête du poète avant que d’être transcrit sur le papier. Depuis qu’il nous a affirmé que sa mémoire “n’est plus qu’un souvenir” (pour reprendre une fois encore l’excellente formule de Pierre Lusson) après avoir subi plusieurs anesthésies générales, Jacques Roubaud continue de travailler assidument certaines formes poétiques brèves. On se souvient de la forme “trident” qu’il a forgée au début du siècle XXI : “poème de trois vers composé de treize syllabes : cinq pour le premier vers, trois pour le deuxième, cinq pour le troisième – le deuxième vers étant toujours précédé du signe , conçu comme pivot du poème.” On remarquera que 5 + 3 + 5 = 13, et le jeu de miroir entre 13 et 31. Bref, sans entrer dans les détails, ce qui frappe dans les suites récentes de Roubaud, c’est l’énergie qu’elles dégagent, soit par l’effet de nombre (Tridents publié chez Nous en novembre 2019 en propose plus de 4000), soit par l’extrême concentration opérée à chaque poème – cristallisation multi-résonante à partir de trois fois rien. Ces poèmes simples ne s’épuiseront donc pas si facilement. Si l’on peut en isoler certains, ils fonctionnent encore mieux enchaînés : lire le livre d’une traite est une expérience à vivre, et reste le meilleur moyen d’en ressentir le caractère discontinu propre à l’autobiographie (cette histoire illisible) tout en en saisissant physiquement la rigueur des agencements.

Chutes, rebonds et autres poèmes simples ne sera pas le dernier recueil de poèmes de Jacques Roubaud (certains avaient cru à la sortie d’Octogone en 2014 que l’affaire avait été réglée en un + huit livres, on a vite compris qu’il n’en serait rien). En dehors de certains inédits sommeillant dans des disques durs chez l’auteur, on peut d’ores et déjà dévoiler le titre d’un livre à venir prochainement : cent sept plantes, recueil de poèmes pour enfants sur le thème “les végétaux de tout le monde / les végétaux de personne” – ça ne vous rappelle rien ?

2.

vous m’avez fait chercher de Dominique Fourcade, Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi (P.O.L, novembre 2021) est un livre inattendu, arrivé par surprise – et il faut ajouter aussitôt qu’il bien agréable d’être encore surpris par des personnes que l’on connaît depuis longtemps – ce qui est le cas de Dominique Fourcade qui a une manière très personnelle de donner de ses nouvelles.

vous m’avez fait chercher
“n’est qu’un
autoportrait
on s’y est mis à trois”

est-il est écrit sur la 4e de couverture, nous incitant à y pénétrer comme en territoire familier. Il est vrai que l’on s’y sent de suite bien : on y retrouve mille choses qui font que nous avons tissé des liens avec celui qui aujourd’hui nous propose cet autoportrait avec “l’idée de réunir des images qui donnent la résonance et comme la réverbération d’un monde, celui mis en jeu par une écriture qui va de Le ciel pas d’angle à magdaléniennement.” Livre d’images qui, “loin d’être en sommeil, attendaient leur convocation en piaffant dans un dortoir d’insomnie” ; n’exprimant “aucune nostalgie du passé, elles exposent la présence sous la forme d’une évidence à chaque fois sans précédent, intemporelle et rayonnante.” Livre d’images, aussi, ce qui n’exclue en rien la présence de l’écriture, “entrée sans frapper, pas sûre d’être la bienvenue, sous la forme d’un poème qui court de page en page comme un feston, pointe ici ou là tel un furet.” Un poème, donc, imprimé en italiques ; mais aussi quelques légendes apportées à certaines images ; et enfin une “cantate sans chœur, aussi compacte que le poème feston ce l’est pas” – texte assez long, titré ainsi : “cantate pour François et pour Gérard” (je me rends compte que les pages de ce livre ne sont pas numérotées – ce n’est pas un hasard – et que la “table” et les “remerciements” sont suivis, non par “l’achevé d’imprimer”, mais par une belle photographie d’un “vol d’étourneaux dans le sud de l’Écosse” et de deux pages de citations de Madame de La Fayette, de D.A.F. de Sade et de Sophie Rostoptchine, comtesse de Ségur (les derniers mots de ce livre étant : “Elle ne cessa de frapper que lorsque la verge de brisa entre ses mains ; alors elle en jeta les morceaux et sortit de la chambre”).

Parfaitement résumé sur le site de l’éditeur : “vous m’avez fait chercher est un livre « total », un univers intime, poétique et politique qui réunit dans un acte littéraire profond poèmes et images, pour « donner la réverbération d’un monde » – celui de l’écriture de Dominique Fourcade. Aucune « illustration » mais des séquences chargées de déclencher des réactions en chaîne. C’est le livre d’une œuvre qui ne cesse jamais de se faire, et se défaire, de se parler et de nous parler.”

vous m’avez fait chercher © éditions P.O.L

Un ami, venant de découvrir vous m’avez fait chercher, m’a avoué avoir été surpris par la cohabitation de certaines images : un photogramme de Week-End de Jean-Luc Godard, quelques photographies de sculptures d’Aristide Maillol, un portrait photographique d’Helen Hessel par Henri-Pierre Roché et la pochette du 45 tours d’Alain Bashung se suivent de près. Qui a lu, et a conversé avec Dominique Fourcade, ne peut être étonné. Bien entendu, les très grand peintres et sculpteurs cher à son cœur – Matisse, Pollock, Simon Hantaï, David Smith, Anthony Caro pour le XXe siècle ; Bellini, Titien, Poussin Rembrandt pour la période “classique” ; sans oublier une tête de taureau de Lascaux, divers objets anonymes, extrêmement anciens ou en provenance des lointains, et les initiateurs de l’art moderne, Corot, Manet, Degas, Rodin et Cézanne – sont en bonne place. Pareil pour les autres domaines, mais, malgré notre goût des listes, nous n’établirons pas la table des noms propres cités, on se contentera de signaler la présence d’écrivains, de musiciens, de chorégraphes, d’architectes, etc. : Proust et Emily Dickinson ; Stravinsky et Balanchine ; Dominique Mercy chez Pina Bausch ; Le Corbusier, mais aussi des silos à grains au bord du lac Érié ;  et tant d’autres, acteurs et actrices ; nus féminins peints, sculptés, photographiés – j’arrête là avant d’en oublier le plus essentiel par simple distraction ; ce qui compte aussi c’est la présence d’amis, les amis vraiment chers, et de la famille – jusqu’à Dominique Fourcade lui-même, shootant tout sourire un ballon d’enfant le 21 octobre 2018 (tout est noté avec précision dans la table ; l’image est titrée Le plus vieux footballeur du monde).

vous m’avez fait chercher © éditions P.O.L

Qu’extraire – de ces deux écrits inédits, feston et cantate pour François et pour Gérard – afin de donner envie, à qui nous suit, de les découvrir en leur entier ? Peut-être ces lignes, prélevées dans la cantate, assez près du début : “le siècle, le XXe, mon siècle quoi, celui que, n’ayant d’autre choix, j’ai tenté d’épouser de mon mieux, mon siècle encore actuel n’aura été que ça, un lasso (de solitude) auquel il s’est trouvé pris dans sa totalité, et quand ce n’est pas un lasso c’est une piscine de solitude dans laquelle on s’entend plonger, les autres et nous, chacun la sienne, on aimerait vivre autre chose, dès qu’on a une chance on ne s’en prive pas, et on a toujours une chance, ne serait-ce que de quelques secondes, d’être sans solitude.”

Ou du poème qui court tout au long du livre : “impossible à dire autrement, impossible à ne pas dire : mon écriture attaque le temps qui se présente à l’instant même, le temps travaille l’écriture qui est l’instant même, c’est cette attaque du temps qui crée l’espace. D’habitude on ne se parle pas l’écriture et moi mais là nous nous sommes dit l’un à l’autre n’aie pas le vertige je l’ai pour deux

Dans une chronique de magdaléniennement j’avais écrit : “Comme chacun de ses livres les plus récents, disons à partir de manque (P.O.L, 2012), magdaléniennement pourrait paraître testamentaire – dernier livre potentiel, magnifique, irrigué de sève juvénile –, mais le doute nous vient aussitôt avec l’espérance que ça continue aussi longtemps que possible.” vous m’avez fait chercher en apporte une preuve – et n’est pas plus “testamentaire” que le précédent.

pendant l’assaut
d’écriture
on oublie de ne pas mourir
l’assaut est aussi
un abandon
et ce dès l’enfance

Quelques livres publiés par Éric Pesty. Photo © Alix Rosset

3.

Reine d’Angleterre de Jørn H. Sværen est un livre publié par Éric Pesty en juillet 2020, un des éditeurs de poésie les plus attentifs à la fabrication des ouvrages qu’il met en circulation. Avant même de prendre connaissance de leurs contenus, on est saisi, tant par le regard que par le toucher, par ce qu’ils dégagent d’exigence et de sensualité quant au choix des papiers, de la couleur de couverture (parfois à grands rabats) et bien entendu par le travail de mise en page du texte – de la composition typographique à l’impression. Lors de nos retrouvailles avec le Marché de la Poésie (pour une fois automnal), le passage au stand d’Éric Pesty a été fructueux. Si je continuais à suivre, de manière irrégulière, la revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. dirigée par Jean Daive (imprimée  sur les presses typographiques de l’Annexe à Marseille – trois numéros par an), si j’avais eu vent de la publication d’un des derniers livres de Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, dans une très belle collection (dite “agrafée”) où ont été publiés des textes d’Anne-Marie Albiach, de Roger Giroux, de Claude Royet-Journoud et de tant d’autres, si dans une de mes constellations du printemps dernier pour Diacritik j’avais évoqué Gommage de tête de Marie de Quatrebarbes, si d’autres livres publiés par Éric Pesty se trouvent en bonne place dans ma bibliothèque (dont Tu (maniériste) de Marie-Louise Chapelle), je n’avais pas entendu parler de Reine d’Angleterre, très bel ouvrage une fois encore qui, m’ayant particulièrement intrigué, m’a incité à faire une petite recherche sur son auteur (éditeur / traducteur / membre du groupe de “musique expérimentale” Ulver, dont on peut écouter quelques enregistrements sur YouTube). Jørn H. Sværen est né en 1974. Il est norvégien et a publié une bonne douzaine d’ouvrages, dont quelques-uns traduits en français (de manière assez souterraine). Lui-même a traduit en norvégien des auteurs français, tels Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud (sa Tétralogie et La Finitude des corps simples), et américains (Keith Waldrop, notamment).

Reine d’Angleterre est la version française, due à Emmanuel Reymond, “du premier livre de Jørn H. Sværen, paru chez Kolon Forlag en 2011 sous le titre Dronning av England.” Comme souvent, quand s’agite en nous quelque chose de difficile à formuler en langage simple, je veux dire de manière non pédante, évitant les “grands mots” (qui nous font rire et du coup nous conduisent à arrêter net le travail critique), le mieux est de recopier quelque lignes, prélevées de manière plus ou moins aléatoire dans l’ouvrage en question. Ou, pour accélérer un peu les choses, ce qui nous a été donné à lire en 4e de couverture (celle-ci propose un montage, reprenant le titre, puis les derniers mots, du troisième texte de Reine d’Angleterre) : “Je me représente le livre comme un bâtiment. Une page est une pièce. La couverture est la façade. Si ceux qui suivent sont les seuls mots de la page […] alors il n’y a rien d’autre dans cette pièce. Tu peux t’arrêter là pour y penser, ou passer ton chemin. Les images dans d’autres pièces éclaireront les images dans d’autres pièces encore.” Et, effectivement, si certaines pages sont composées d’une assez grande quantité de mots, d’autres sont quasiment blanches. “Il ne s’agit pas de prose, mais de poésie, et pas de poème isolé, mais de recueil ou suite” nous précise l’auteur, et ce n’est qu’en lisant en continuité, variant les tempi, qu’on peut le saisir. C’est aussi en fonction de notre désir de méditer certains passages, de passer du temps à saisir les résonances de quelques mots comme “je t’imagine” ou “une image interdite” qu’on entre peu à peu en dialogue avec cet inconnu qui finit par nous apparaître tel un proche : quelqu’un de familier. Peut-être est-ce parce qu’on y lit que “la représentation d’un texte comme un bâtiment procède de l’art de la mémoire”. Alors, pour qui a en tête le livre de Frances Yates (pour ma part recommandé il y a fort longtemps par Jacques Roubaud), on se sent aussitôt entre amis (de cette amitié qui se noue entre personnes de pratiques différentes, vivant dans un monde différent, mais ayant en commun le sens du terrain vague). Ou bien Londres – 8e partie (ou chapitre) de Reine d’Angleterre –, composé d’une première page (une “belle page”, numérotée par un chiffre impair) ou on peut lire : “un bateau de papier brûle sur la rivière” ; d’une deuxième, composée de quatre paragraphes (ou propositions), dont la première s’ouvre ainsi : “Le bateau sur la rivière est une figure, une métaphore, une allégorie. La vie est un voyage. Ou bien on peut le prendre littéralement, comme une vérité sur le papier, c’est de l’encre et rien que de l’encre” ; et enfin d’une suite de 3 photos, une par page, montrant un homme (l’auteur ?), une lettre tatouée sur une phalange de chaque doigt, fabriquant un bateau de papier sur lequel est écrit un vers (probablement celui déjà cité, en norvégien), puis le faisant voguer sur l’eau (de la rivière, qui semble pétrifiée). Cela nous fait voyager. Et nous conduit (effet de l’image ?) à écouter la musique de ce groupe, Ulver, auquel participe Jørn H. Sværen, chargé du “divers” (ce qui semble signifier qu’il ne lui est pas attribué une fonction instrumentale ou vocale précise). S’imprégnant de black metal typiquement nordique comme de sonorités plus consensuelles, Ulver a connu un certain succès et il est intéressant de comparer les chiffres de vente de cette production phonographique avec ceux de l’édition de poésie, non pour les opposer, mais pour bien comprendre que la même personne a le pouvoir de se déplacer là où elle veut, comme elle le veut.

Une dernière page, une dernière pièce du bâtiment, avant de passer au livre suivant – si loin si proche – de cette constellation automnale :

“tout est dit
l’auteur est chasseur et cueilleur
j’ouvre les corps”

4.

Quatrième livre de cette chronique : Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina aux Éditions Verticales. À qui pourrait s’interroger sur la présence inattendue d’un récit, qui plus est “documentaire”, dans cette constellation d’ouvrages de poésie, j’aimerais répondre ceci : il me semble parfaitement à sa place – qui s’est trouvée d’elle-même, en suivant le plus “naturellement” possible l’enchaînement de mes lectures – toute constellation étant un montage qui se défie des genres. Il m’arrive de déplorer le sentiment d’entre-soi propre à certaines recensions de poésie, tout en me réjouissant de cette forme de solidarité entre celles et ceux qui, en librairie, occasionnent les plus mauvaises ventes. La présence de ce récit, amorcé en 2017 par une première rencontre entre un romancier et des salariés en lutte (sur le site de l’usine GM&S) dont le combat s’est brisé en 2020 sur le mur du libéralisme, ne peut faire de tort aux volumes qui le précèdent ou lui succèdent – bien au contraire. Dans cet espace que j’ai dénommé “terrain vague”, il n’y a aucune raison de s’attacher exclusivement à un “genre”. Dans ce lieu d’accueil et d’échanges à l’écart des grandes artères où nul n’est détenteur d’une quelconque vérité, on est simplement confronté à ce qui arrive – à ce qui y a trouvé sa place, généralement modeste, comme une pépite remarquable dans une masse de déchets, ou du compost.

Compost est le titre d’une revue que l’écrivain Jean-Claude Montel (je reviens régulièrement sur cet auteur né en 1940 et mort en 2013, comme on fait revenir un personnage dans un feuilleton avait imaginée en 1980/81, en écho critique de l’aventure du collectif Change auquel il a appartenu un peu plus de dix ans, avant de le quitter “pour des raisons politiques”). Compost n’a jamais eu, non seulement de n°1, mais même de n°0. Triste coïncidence de l’arrivée de l’union de la gauche au pouvoir en France et de la fin des avant-gardes littéraires et artistiques.

Jean-Claude Montel a publié en 1979 Frottages, dans la collection “Textes” chez Flammarion (dirigée par Bernard Noël), une “mise en fiction du conflit du Parisien libéré [où il travaillait comme correcteur] qui a duré deux ans et demi. C’est – dit-il – mon journal de bord pendant cette lutte. J’ai essayé de témoigner pour une certaine forme de lutte ouvrière. Même si c’est encore l’échec, celui-ci laisse une trace, existe.” Avant que d’ajouter : “C’était une période très difficile. Ce conflit, non seulement n’a pas été compris, mais a été insulté et méprisé par la plupart des intellectuels.” En 2017, Arno Bertina publie Des Châteaux qui brûlent aux éditions Verticales, son dernier roman à ce jour qui “raconte la séquestration d’un secrétaire d’État par les salariés d’un abattoir placé en liquidation judiciaire.” Ceux qui trop supportent est, d’une certaine manière, en lien avec Des Châteaux qui brûlent, mais non parce que ces deux livres représenteraient les deux faces d’une même pièce : fiction et documentaire, bien plus solidaires – non seulement par leur contenu, mais aussi par leur forme – qu’on pourrait le supposer avec notre manie de tout cataloguer. Comme Montel, quarante ans plus tôt, Bertina est en quête d’un supplément de vie propre à irriguer une écriture non figée (en ce sens L’âge de la première passe – “livre sur les filles des rues rencontrées à Pointe-Noire et Brazzaville dont [il] a voulu décrire la force et les blessures” – est plus proche encore que ce dernier roman de Ceux qui trop supportent). Si Montel a fini par être été terrassé – rendu aphasique – par la mélancolie, Bertina continue d’entretenir cette force essentielle dont il parle vers la fin de Ceux qui trop supportent : “ La littérature est cet art qui sidère quand il débusque le multiple au cœur de l’un, quantité de mots au cœur d’un seul, des “Je t’aime” dans un “Va, je ne te hais point. / Tu crois être l’hôte de quelqu’un et en fait c’est lui (qui est le tien). Comment dire mieux à quel point le langage est la place de l’autre, à quel point écrire, c’est accueillir ce qui n’est pas prévu.” Son travail passe par une quête de voix narratives, ce qui suppose d’aller sur le terrain, crayon et papier ou disque dur enregistreur en main, n’hésitant pas à passer au récit dit “documentaire” (de préférence à l’“essai”), privilégiant une certaine simplicité dans la formulation afin de pouvoir dialoguer d’égal à égal avec ces voix – celles des salariés de la Souterraine dont l’intelligence, nous dit-il, l’a aimanté.

Un travail de témoin (qui a un sens aigu de l’écoute), mais devant se frotter à l’inquiétude narrative ; s’effacer autant que faire se peut pour laisser la parole aux autres, sans pour autant disparaitre via une stricte – et impossible – neutralité. Ce travail, de montage, me rappelle inévitablement la radiophonie, tissée de voix, de sons enregistrés dans l’environnement de ces voix, et de tout un monde sonore dont l’artiste de radio se met en quête, ou qu’il invente, pour établir quelque chose comme un contrepoint (et une harmonie, volontiers dissonante). Ce qui ne signifie pas qu’il y ait nécessairement absence d’“image” : il y en a, bien entendu, mais pas au sens où on la conçoit aujourd’hui, omniprésente et cache-misère. Les voix portent des discours, publics ou privés, enregistrés ou mémorisés. Bertina rapporte (P. 62) un échange avec Vincent Labrousse, élu CGT de retour de “négociations” où ce dernier avait un message à faire passer : “L’usine brûle.” Benjamin Griveaux (secrétaire d’état auprès du ministre des finances, Bruno Le Maire) s’exclame : – L’usine brûle ?!? Puis il suspend la réunion. “Vincent Labrousse : « à 16 h ils reviennent effectivement mais c’est le même topo : pas d’avancées, pas de concessions. Griveaux tente alors un “Messieurs, la réunion est terminée” mais je lui réponds qu’on ne part pas. “On va vous laisser le temps de réfléchir un peu.” C’est là que tu vois que Benjamin Griveaux est une bille. » “Je souris encore” écrit Arno Bertina, ajoutant entre parenthèses : “la langue française est si riche qu’elle permet de relever le niveau de faits divers très consternant, de faire jouer la malice contre la vulgarité.”

Et ceci (p.76), à propos des “patrons voyous” qui n’hésitent pas à “employer à temps plein des casseurs, des proxénètes et des tueurs” : “Des livres et des articles [à ce sujet] existent déjà […] Et ça ne fait rien : ces écrits existent, et pourtant les voleurs ou les agresseurs sont en liberté, tranquilles, impunis. Je ne peux que m’interroger sur le sens de mon propre livre… Un livre de plus qui ne changera rien aux équilibres du monde ?” On ne fera pas la liste de tout ce dont Ceux qui trop supportent témoigne : des choses parfois rudes, mais avec le plus souvent une dose d’émotion retenue, de tendresse dans que l’auteur caractérise comme étant un “hommage à la fierté ouvrière, à leur résistance inventive et obstinée.” (p.131) : “ – Quand on a reçu nos lettres de licenciement, j’ai vu un collègue pleurer. Pourtant il fait partie de ceux qui sont repris. Mais il nous voyait partir.”  Alors, l’auteur, mezza voce et toujours entre parenthèses : “J’aurais voulu écrire un livre qui ne mentionne pas les larmes des ouvriers…”

Et encore ceci, dans le making-of final : “Je dis dans ce livre que les GM&S sont vertueux et intelligents. Éloge sans nuance ? J’espère que non ; en faisant de cette vertu la condition de leur tragédie, je dis à demi-mot qu’on a le droit d’interroger la boussole qui aura été la leur. Ce livre célèbre leur combat et leur courage mais des ombres mangent les visages, que certaines défaites ne suffisent pas à expliquer. Ces ombres sont le signe d’une admiration critique. D’une admiration et d’une critique.” 

5.

Dernier livre de cette constellation de cinq, Le Burlesque de Petr Král, magnifiquement réédité par les éditions Lurlure. Je ne me souviens pas du jour précis où j’ai rencontré pour la première fois Petr Král. C’était au milieu des années 1990. Il vivait dans un petit appartement, Cité du midi, dans le 18e arrondissement de Paris. Par contre je me souviens qu’il y avait, autour de son lit, de nombreux vinyles, principalement de jazz. C’est grâce à la radio – celle d’un temps aujourd’hui lointain qui proposait un authentique Programme musical à France Culture, ainsi que des émissions de création avec de réels moyens de production, où l’on pouvait travailler l’esprit animé par une recherche de modernité sans concession, sans qu’aucune politique éditoriale ne surveille nos dérives – que nous nous sommes croisés un beau jour. Nous avons très vite commencé à collaborer, et toujours avec grand plaisir. Petr pouvait me demander tout à trac si j’étais libre le lendemain pour enregistrer avec lui (et Daniela Langer) une improvisation à partir du Coup de dés et de La dernière mode de Mallarmé. De mon côté, je l’invitais régulièrement à telle ou telle de mes émissions, sur Jim Jarmusch, par exemple – ou  à  participer à un A.C.R. sur le thème “de la traque et du trac”. Cela a duré jusqu’à son départ de Paris pour retourner vivre à Prague. Nos derniers échanges, pour une émission de Surpris par la nuit intitulée La vie en noir et blanc, ont été diffusés le 4 octobre 2005. Après cette date, les nouvelles de Král me sont arrivées par courrier sous forme de volumes publiés chez Flammarion, sous-titrés “proses”, “récit”, “journal” (jusque-là, je rangeais ses livres au rayon “poésie”). Le dernier, Cahiers de Paris, publié en 2012, traitait de presque quarante ans de parcours d’un “poète-piéton” (de 1968 à 2006) “nostalgique d’un Paris qui disparaît progressivement comme la neige qui fond au soleil”. L’ouvrant ce matin au hasard, j’ai aussitôt noté les mots, datés de 1997, sur lesquels je suis tombé : “Chercher la chair qui surgit au fond du frisson”.

Puis huit ans ont passé sans le moindre échange, sinon de loin : quelques signes discrets en pensée. Petr Král est mort le 17 juin 2020, peu de temps après que nous soit parvenu son ultime recueil, Déploiement – notons qu’entre cette sortie et son décès eut lieu le premier confinement, ce qui rendait ce livre peu accessible – aux éditions Lurlure. En voici l’avant-dernier poème :

LE MONDE

Regarder par la fenêtre et soudain voir :
l’ombre d’une cheminée est tombée sur les tuiles brûlantes
du toit d’en face

Partout une journée torride quelque par nonchalamment marquée d’une rame mouillée
appuyée contre un mur blanc
Autrement rien que le vide sans mémoire d’une page immaculée

La pensée s’immobilise dans le blanc d’un caillou lointain d’une serviette
de papier sur la table du jardin
Ta nudité et le frémissement d’un papillon sont le monde

L’Italie se trouve chez un coiffeur proche
dans le journal qui pend mollement sur un bras de fauteuil

Avant le départ amenez-moi le machiniste
j’ai un mot à lui dire”

La grande nouvelle aujourd’hui, c’est que cet éditeur qui, parce qu’il soigne la réalisation de ses ouvrages, entretient de saines relations avec ses auteurs, même disparus, publie ce 5 novembre la réédition d’un livre assez épais (autour de 400 pages, plus un cahier de photographies), publié en 1984 chez Stock dans la collection “Cinéma”, dirigée par Michel Ciment. Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème est son titre. Un second livre, Les Burlesques ou Parade des somnambules, avait suivi en 1986 (il devrait, comme le premier, être réédité chez Lurlure en 2022). Ces deux ouvrages, je les ai récupérés dans leur version originale au sein des archives de Claude Ollier, dédicacés à ce dernier (j’en fais du coup passer l’image – pour moi, c’est assez émouvant).

Dédicace de Petr Král à Claude Ollier. Photo © Christian Rosset

Les poètes, les romanciers non conventionnels, eux-aussi poètes à leur manière, sont finalement les meilleurs exégètes du cinématographe. Cette nouvelle publication est autrement plus belle que la première. Mais en ce qui concerne le contenu, les deux ne diffèrent en rien, sinon par l’ajout d’un court texte de Michel Ciment – Petr Král [1941 – 2020], présence poétique – publié en septembre dernier dans Positif, qui a le mérite de rappeler le lien de Král avec le groupe surréaliste tchèque dès 1959 et de relever l’importance du cinéma dans sa vie (j’ajouterais volontiers : à égalité avec la musique). Que dire pour ne pas s’égarer dans ce labyrinthe fabuleux qu’il convient d’arpenter, de manière peut-être un peu enfantine (même s’il est souvent question du corps, via une “érotique du burlesque”), en ayant en tête les films dont il parle, ce qui n’est pas si difficile tant ils se sont inscrits, et continuent de s’inscrire, dans toutes les mémoires – les principaux acteurs/réalisateurs étant restés fameux et, pour certains, adorés par un public toujours renouvelé ? Peut-être simplement égrener quelques titres de chapitres (j’en saute volontairement le plus grand nombre – bien d’autres listes seraient tout autant pertinentes) : Le bonheur perdu / Bain de silence / L’ordre du hasard / Beau comme la rencontre d’un piano et d’un gorille sur une passerelle de montagne / Silence derrière le silence / L’homme et le mannequin / L’envers de la fête / Manger le monde / De l’accumulation à l’orgie / Le chaos rédempteur / La revanche du corps / Détrompe-l’œil / La toute-puissance de l’impossibilité / etc. “Le pouvoir critique et subversif du burlesque, en réalité, se confond simplement avec son intensité poétique” écrit Petr Král dans un chapitre intitulé Panique dans le salon. Et un peu plus loin : “Si le burlesque inspire aussi notre réflexion, c’est dans l’exacte mesure où ses trouvailles sont irréductibles à une simple « idée ». Le comique, je l’ai dit, pense en gags et en situations (plutôt qu’en péripéties d’un drame) comme un poète pense en images ; ils sont pour lui un vocabulaire intérieur mais concret et empirique, tout aussi « opaque » que la réalité elle-même” – (à suivre…)

Jacques Roubaud, Chutes, rebonds et autres poèmes simples, Gallimard, novembre 2021, 104 pages, 12 € — Lire un extrait
Dominique Fourcade, Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi, vous m’avez fait chercher, éditions P.O.L, novembre 2021, non paginé (272 p.), 34 € 90 — Lire un extrait
Jørn H. Sværen, Reine d’Angleterre, traduit par Emmanuel Reymond, Éric Pesty éditeur, septembre 2021; 144 p., 17 €  
Arno Bertina, Ceux qui trop supportent. Le combat des ex-GM&S (2017-2021), Éditions Verticales, novembre 2021; 238 p., 19 € — Lire un extrait
Petr Král, Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, Éditions Lurlure, novembre 2021, 416 p., 25 €