Debord, encore : Laurent Jullier

Le récit-essai de Laurent Jullier consacré à Guy Debord qui paraît dans la collection Icônes des éditions Les Pérégrines agit comme une piqûre spéciale de rappel face à l’interminable épidémie mondiale de Spectacle. L’importance de la pensée et de l’œuvre du révolutionnaire disparu en 1994 y apparaît dans une fulgurante modernité tous les jours un peu plus juste.

Un livre est un objet magique qui pose un paravent salvateur entre le délire et vous. Cet ouvrage – petit format et titre rouge – est lu dans un café du 17ème arrondissement de Paris où de nombreux deals se scellent dès 8h30 le matin. Recrutement à la hâte d’une nouvelle assistante, derniers ragots sournois de bureau, achat vorace d’une nouvelle devanture commerciale et mise en place victorieuse du code couleur de l’entreprise acquéreuse sur toute la longueur de la rue. Une future bachelière qui révise avec son amie lui demande devant un jus d’orange : « C’est quoi le communisme déjà ? ». Un couple d’une trentaine d’années passe même une sorte d’entretien avec une jeune femme libertinement soumise en vue d’une partie fine. J’écoute : il y est question d’engagement et de détails à régler, de registres de désir précis comme des objets posés sur une vitrine, d’évaluation à rendre régulièrement par toutes les collaborateurs et de degrés de souffrance dont il faudra déterminer scrupuleusement l’encadrement. C’est le champ lexical de l’entreprise qui se loge dans leurs phrases. Toute spontanéité y semble évacuée. Nous sommes dans ce cadre temporel où l’économie se réveille en pleine forme et où les costumes tout chauds fument au moment de s’échapper du pressing. Tout le monde regarde Thomas Pesquet faire un signe de victoire sur de grands écrans télé ; il est retombé du ciel, c’est un héros forcément. « C’était à Paris, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs. À présent qu’il n’en reste rien…»

Laurent Jullier, qui livre un texte qui semble marcher avec lui, rappelle Debord en 1978. Mais il ouvre les yeux dans toutes les diagonales de son œuvre. Jeune, « Guy lit beaucoup, boit beaucoup, constate déjà que la terre tourne comme si de rien n’était alors que lui, chaque matin, se réveille avec la conviction qu’il faut tout casser. » Il est hors de question de s’adonner à un travail salarié pour Debord dont la trajectoire tient dans la confirmation de cette décision : « Mon origine familiale, mon peu de goût pour toutes les carrières, etc. n’ont entraîné pour moi ni l’obligation ni l’envie de m’adonner à un quelconque travail.» La courbure du temps qu’il entrevoit révèle un tout autre emploi possible des heures: « Un monde de situations, ces moments de vie où, les lois de la physique classique mises K.O., on est à la fois chez soi et dans le train, entre les bras de Martine et au lit avec Simone, ivre mort et lisant Marx crayon en main. »

Que la société le veuille ou non, Jullier rappelle que le legs debordien est discret mais qu’il subsiste : « Un nombre sans cesse croissant de personnes se montrent en effet hostiles à l’idée que leur métier les constitue, soit parce qu’il ne demande aucun talent particulier, soit parce qu’il semble n’avoir aucune autre utilité que d’enrichir surtout autrui. » L’auteur se promène dans le destin du penseur ; acide quand il s’agit de commenter – comme Debord en avait le projet dans les années 80 – le vocabulaire contemporain toujours plus acoquiné avec le Marché ; féroce et drôle quand il se lance désespérément dans Paris à la recherche d’un pain qui aurait du goût ; pertinent lorsqu’il pioche dans ses lectures du corpus debordien et donne au lecteur des lignes prêtes à l’emploi en 2021. Je suis sûr que vous pouvez mettre un nom sur le visage du double de cette journaliste dont la chronique avait déplu à Debord, elle officie tôt le matin dans une grande radio, c’est maintenant : « Vous êtes horrible à voir, ce qui devrait vous interdire de mettre vos grands pieds sur des questions intellectuelles. » Jullier est le commentateur désabusé d’une époque qui cloche franchement : « … s’il s’agit d’aller au café en compagnie d’un ami pour y avoir l’un de ces doux entretiens qui se font le soir à demi-voix, très bien. Mais si j’ai d’abord vu sa nouvelle coupe de cheveux sur les réseaux sociaux ainsi que le portrait avantageux du designer qui a signé les murs grattés du bar, que je passe dix minutes à choisir ma chemise siglée, que je photographie les tapas avec mon téléphone et qu’une caméra de surveillance de la ville nous capte à la sortie, notre rencontre sera vidée de sa substance. L’énergie qu’on dépense à être soi, la passion fébrile qu’on met à souligner sa propre ipséité et l’impression de faire le show vont à l’encontre des véritables relations d’amour et d’amitié. »

La chronologie alternative en fin d’ouvrage est originale et poétique. Les dates des œuvres des auteurs prisés par Debord côtoient les moments importants de la vie de celui-ci tout comme les ouvrages abordés dans le livre. Les dates se mettent à courir et provoquent un délicieux vertige : V.750, Li Po, poèmes… 1550, Machiavel, Le Prince… 1835, Carl von Causewitz, De la guerre… 1931, Naissance de Guy Debord… 1956, Théorie de la dérive… 1967, La société du spectacle… 1972, mariage avec Alice Becker-Ho… 1989, Panégyrique… 2009, classement des archives en trésor national. À lire pour découvrir Debord et l’un de ses brillants défenseurs. Parce que l’histoire se poursuit.

Laurent Jullier, Debord, éditions Les Pérégrines, collection Icônes, novembre 2021, 128 p., 14 €