1. Dédiée “à George, dont la vie s’entremêle à la mienne”, l’autobiographie de Mary Oppen, Du sens, de la vie (Meaning a Life en v.o.), vient de paraître, superbement traduite par Philippe Mikriammos, dans l’incontournable collection “Série américaine” des éditions Corti. Autobiographie, certes, mais volontairement concentrée sur les premières années d’existence de son autrice, soit la part la plus agitée de la vie de celle qui, après avoir rencontré George Oppen en 1926 (l’année de leurs 18 ans), lui sera toute sa vie fidèle, tout en développant un impérieux désir de réalisation personnelle. Comme il est écrit très justement sur la 4e de couverture : “Mary et George partageront tout – et disons-le – l’œuvre de Mary n’est pas celle d’une femme effacée qui serait restée dans l’ombre de son grand homme. De tous points de vue, George et Mary seront complices jusqu’au bout.”
D’une écriture à la fois simple et précise, ce récit de souvenirs est entraînant, au sens propre : il nous fait voyager, dans le temps et dans l’espace. L’Amérique, celle de la fin du XIXe et des deux premiers tiers du XXe siècles, nous croyons la connaître, à force de lire des pages et des pages à son sujet, et surtout d’en voir des représentations documentaires ou – plus marquantes encore – fictionnelles ; mais nous aurons encore et toujours besoin de nouveaux récits, de nouveaux montages entre paroles, écrits et images, pour ne pas en figer “l’image”. Plusieurs fois, à la lecture de Du sens, de la vie, des souvenirs ont resurgi, comme par exemple l’épisode de la tempête sur le lac dans L’Aurore, premier film américain de Murnau, au moment où Mary et George tentent de relier New-York en bateau en partant de Detroit : “Nous empruntâmes la rivière de Détroit pour passer dans le lac Érié. Les jours de grande chaleur, les tempêtes, si belles et si spectaculaires sur les lacs, se levaient brusquement ; un banc de nuages noirs arrivait très vite et nous avions l’œil sur ces bourrasques brèves, mais violentes. Quand l’une d’elle nous frappait, nous descendions notre voile et attendions que ça passe.” Notons au passage que le film de Murnau et l’épisode raconté par Mary Oppen sont quasi-contemporains (1927-1928). Bien d’autres séquences pourraient être citées, mais sans jamais être référentielles : si nous nous trouvons parfois en terrain familier, le plus souvent nous sommes étonnés par ce qui s’y conte, et notamment par l’audace – l’avance – des jeunes gens qui en sont, d’une certaine façon, les “héros”, intrépides, courageux, peu susceptibles de compromis, s’arrangeant de toutes situations, même les plus difficiles en ces temps de crise, de dépression, de guerre, de nomadisme forcé, qui auront conduit George et Mary à sacrifier des années de création pour, non seulement survivre, mais aussi bâtir divers modes d’être ensemble avec efficacité et détermination.
Commençons par le commencement. Les deux premiers chapitres (64 pages sur 259 au total) concernent les dix-sept premières années de la vie de Mary et notamment ses origines, chrétiennes tant du côté paternel que maternel, tous deux issus de familles nombreuses. “Gabriel Colby était banquier à Des Moines, Iowa, au temps de la guerre de Sécession, et, à sa mort, son épouse Mary se retrouva avec un fils de quinze ans, dix filles et mon père Ora, le petit dernier. Mary fit marcher la banque, s’enrichit pendant le conflit et survécut aux spéculations du temps de guerre, mais, à la fin, elle se trouva sans capitaux pour entretenir les terres qu’elle possédait. Elle maria neuf de ses filles, mais garda auprès d’elle la dernière pour que celle-ci la soigne et lui survive.” Sa mère, de son côté, gardera, “de la vie à la ferme, le souvenir que tout le monde se tuait à la tâche. Grand-père se rendait à la ville uniquement pour acheter ce qui ne poussait pas sur ses terres.” La famille Conklin comprenait quatorze enfants, dont sa mère, Alice, qui “avait les traits de quelque lointain ancêtre viking. Elle se sentait libre et compétente, et, à la maison, régnait un climat d’égalité dans le travail.” “À dix-huit ans, elle épousa mon père, Ora, qui en avait vingt-et-un, et ils allèrent s’installer à Big Fork, dans le Montana, où Ora avait été nommé receveur des postes.” Trois garçons naissent de leur union, puis une fille, Mary. La petite dernière a douze ans quand leur père s’installe à Grants Pass dans l’Oregon. Malheureusement ce dernier décède d’un cancer au moment où elle devient adolescente. “Avant la mort de mon père, je sentais que je faisais partie d’une famille de six membres. Après sa mort, soudain, je me retrouvais seule.” Elle découvre tôt l’importance de la sexualité et en parle sans tabou : “Le sexe à Grants Pass était permissif. Le vernis de strict puritanisme n’était qu’une éthique de surface que les gens d’église tentaient d’imposer à une ville forestière emplie de bucherons et de ruraux. […] L’activité sexuelle allait bon train autour de moi.” Il lui arrive de sortir avec un garçon qui “intellectuellement, ne représentait aucun intérêt à ses] yeux”, tout en restant “en relation pour le sexe.” Elle connaîtra l’avortement et plus tard, les fausses couches, la mort subite du nourrisson (ce qui nous vaudra des pages terribles et belles par la précision de leur écriture : “La mort du mâle était conçue en mon sein chaque fois que sperme et ovule étaient unis. Un garçon survécut pourtant à la naissance, mais, à six semaines, la mort, qui ne l’avait pas frappé dans la matrice le rattrapa”), et n’aura avec George Oppen qu’une fille unique, Linda, peu avant que ce dernier, juif – même si ayant fortement désiré se libérer du communautarisme traditionnel sa famille, de la même manière que Mary vis-à-vis de son ascendance chrétienne –, et viscéralement antifasciste, n’aille combattre en Europe où il sera blessé peu avant la capitulation de l’Allemagne : “Un obus de 88 mm avait éclaté dans un trou où il s’était réfugié avec deux autres, qui furent tués, tandis qu’il était cloué sur place par le feu des Allemands.” On pourrait relever dans ce livre, Du sens, de la vie, nombre de phrases témoignant d’une formidable endurance – c’est peut-être même son “sujet” (et un mode de rapport au monde). Les liens, sans cesse tissés, entre activisme et création passent par de terribles épreuves où survie et sens de l’entraide priment sur les pratiques de l’écriture et de l’art ; cependant, ce sont bien leurs vocations, poétique, artistique, et autres, qui leur donneront la force de traverser tant de moments redoutables où la mort rode – la pauvreté grignotant tout au passage –, parce qu’au bout du chemin, il y aura matériellement des livres, des peintures, des gravures, des œuvres que nous continuons à lire aujourd’hui, avec un plaisir renouvelé.
J’ai omis de relever le coup de foudre qui les a unis au temps de leurs études en 1926 (ils ont alors dans les dix-huit ans). Mais, au diable la chronologie quand on chronique un livre qu’on ne cesse de relire en tous sens, incapable de l’abandonner après l’avoir parcouru une première fois dans l’ordre convenu des pages. Il nous faut quand même relever ceci : “Un jour où j’étais assise sur les marches de la bibliothèque, George me pria de sortir avec lui le soir même et j’acceptai. Il vint me chercher dans la Ford Model T de son camarade de chambre, et nous sommes partis à la campagne, nous nous sommes assis pour parler, nous avons fait l’amour, et nous avons parlé encore jusqu’au lever du jour.” Bien entendu Mary fut “renvoyée pour non-respect du couvre-feu du dortoir”. “J’ai rencontré George et la poésie en même instant” – dit-elle encore. Le chapitre où elle raconte cette rencontre décisive s’intitule 1926-1927 Coup de foudre & évasion. Les suivants seront 1928-1929 Premiers voyages ; 1929-1932 France ; 1933-1937 New York. Arrivés en 1938, alors qu’ils n’ont encore que trente ans, il ne nous reste plus que 60 pages à lire.
Ces jeunes Américains, qui ont très tôt appris à conduire des Ford T, ce qui ne les a pas empêchés de voyager en bateau à voile ou en carriole tirée par un cheval, savent se servir de leurs mains : ces artistes, ces intellectuels de haute voltige, sont aussi de solides artisans. Dans le territoire qu’ils explorent à la fois en révolutionnaires – communistes – sur le plan politique et en conservateurs de certains usages et techniques en voie d’obsolescence, archaïsme et modernité font bon ménage. La nécessité, soit de fuir – au départ, leurs familles ; puis, un peu plus de vingt ans après, le McCarthysme qui les conduira en exil au Mexique durant huit ans –, soit de s’établir, leur demandera de la débrouillardise, un certain pragmatisme au fond typiquement américain. En habitants des “temps modernes” où la nature reste encore à chérir, Mary et George se comportent en êtres tout autant en rupture qu’en désir d’entretenir amoureusement ce qui, à leurs grands regrets, disparaît.

Qu’on se rassure, il est aussi question dans ce livre des rencontres décisives que le couple a eues avec Pound, Williams, Zukofsky, Reznikoff (pour ne citer que les incontournables). Mais Mary Oppen semble ne rien hiérarchiser : elle parle, faisant montre d’une rare attention aux détails et avec autant de finesse, de respect, d’humour – d’ironie parfois –, d’un cheval nommé Pom-Pon que d’Ezra Pound déjà acquis à Mussolini (qu’il nommait “The Boss”, et non “Il Duce”) au début des années 1930. Ils s’étaient alors rendus en France pour se charger de la publication – “en livres de poche […] conçus pour être vendus peu chers aux États-Unis” – d’A.B.C. de la lecture de Pound et d’An ‘Ojectivist’ Anthology Novelette de Williams, pour le compte de la petite structure d’édition, To Publishers, qu’ils avaient fondée à l’orée des années 1930 en association avec Louis Zukofsky, et qui, bien que n’ayant pas vraiment fait fortune (bien au contraire), deviendra mythique.
Du sens, de la vie s’achève, et c’est tout sauf un hasard, avec une des dernières visites rendues par le couple Oppen à William Carlos Williams. Le tout dernier paragraphe du livre, d’une émouvante simplicité, est magnifique : “Nous nous levâmes, Bill fit de même, chancelant et fragile, lui qui avait été grand et droit. Mais quand je l’embrassai, le baiser qu’il me rendit était celui d’un jeune homme.”

Il était temps que cette admirable biographie soit enfin rendue accessible en traduction française. C’est chose faite maintenant et il ne nous reste qu’à lui souhaiter de se trouver le lectorat le plus large, car elle n’est pas réservée aux puristes de l’objectivisme, mais ouverte à tous les amoureux de l’Histoire américaine. Pour ma part je rêverais volontiers d’une transposition à l’écran, non sous forme de biopic (surtout pas !), mais de fiction dont le/la metteur(e) en scène serait un hybride fémilin (comme dirait Dominique Fourcade) de Murnau, Chaplin, Ford et Jarmusch.
2. Oiseaux est le titre on ne peut plus sobre du nouveau livre de Jochen Gerner, publié par les Éditions B42. Il s’agit, en effet, d’une sorte de catalogue d’oiseaux, non à la manière d’Olivier Messiaen, grand maître en ce domaine, mais composé de “200 dessins réalisés de février 2019 à septembre 2020 sur les pages de dix carnets d’écolier de petit format, originaires de Chine et d’Inde.” Cette suite, nous dit l’auteur, a été réalisée en mémoire de son père, Claude Gerner, qui était à la fois professeur d’histoire de l’art, dessinateur et membre de la ligue de protection des oiseaux en Meurthe-et-Moselle. Dans sa brève introduction à cet ouvrage, Jochen Gerner écrit : “Face à un jardin planté d’arbres fruitiers, de lilas et de houx, mon atelier est un observatoire ornithologique”, avant de noter que tout est parti simultanément d’une “contemplation d’oiseaux vivants familiers” et “d’une étude de photographies contemporaines et de document illustrés anciens”, dont les fameuses planches de François-Nicolas Martinet illustrant l’Histoire naturelle des oiseaux de Buffon. La mémoire est, une fois de plus, sollicitée, comme pour tout ce qui relève d’un art de la variation – et non du développement, comme chez Messiaen (qui ne s’interdit pas pour autant de jouer à sa manière avec le concept de variation). Si l’on trouve bien une Rousserole effarvatte chez le dessinateur, elle se déploie sur un même espace – une même page de carnet – que les autres oiseaux, réels ou imaginaires, documentés et/ou transformés, qui sont tous partie prenante, de manière égalitaire, de l’ensemble, tandis que chez le compositeur, ce qu’il a noté sur le vif du chant de la rousserole effarvatte le conduit à produire une partition de vastes dimensions – le résumé d’une journée de ce volatile dans les marais de Sologne, de midi à minuit, en 27 minutes environ – qui en fait “l’oiseau” le plus spectaculaire de son catalogue. Chez Gerner, il y a arrêt sur image, mais toujours de manière à ce que son oisellerie ne perde rien de sa vivacité. L’oiseau est pris sur le vif qui n’est pas seulement celui du regard, mais aussi celui de l’imagination.

Dans cette même introduction, Gerner synthétise en quelques mots l’essentiel de ce qui doit être rapporté sur cette “volière qui rassemble principalement des passereaux, variétés ornithologiques du monde entier et volatiles imaginaires. Mais cet ensemble constitue également une recherche sur les potentialités chromatiques des feutres à encre de Chine pigmentée.” Il est clair que sans jamais appuyer quoi que ce soit (tout doit rester, sinon secret, disons discret, côté langage, et éviter toute forme de message), le dessinateur nous donne à voir quelque chose comme “d’étranges fantômes ailés et colorés, nous enseignant que le fantastique niche de plus souvent dans la réalité.” Et cela ne peut se traduire matériellement que par une recherche où le support et l’outil ont un rôle essentiel. En ce sens, il convient d’oublier qu’il est aussi – et non en premier lieu – un remarquable auteur de bande dessinée, membre de l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle (OuBaPo), afin de pouvoir considérer ces 200 oiseaux en tant qu’œuvre d’art contemporain – sérielle et non séquentielle – se défiant de tout étiquetage. Tel Saul Steinberg, ce que dessine Jochen Gerner, c’est du dessin – cette fois aux feutres à encre de Chine pigmentée, donc en couleurs, mais suivant un mode de dépôt de ces pigments qui ne cède jamais à l’emprise du coloriage. Il procède “par juxtaposition, effet de trame et superposition de traits”, associant “un nombre réduit de couleurs” lui permettant “de dévoiler les structures infinies des plumages.”

L’image chez lui évite les effets désastreux de l’imagerie : ce qui tient le mur est de l’ordre de l’évidence plastique, sans afféteries, où tout semble à sa place, sans que cette fixité n’oblitère de nombreux déplacements, d’une rigueur non rigoriste, d’une vigueur non décoratrice, en recherche de ce que toute forme d’arrêt du temps – car aucun oiseau chez Gerner ne vole, aucune narration ne naît de la juxtaposition continue des variations sur ce thème des oiseaux (ou plutôt de l’oiseau) – peut produire comme ouverture. Car “le dessin est ouverture de la forme”, pour reprendre le fameux incipit du livre de Jean-Luc Nancy, Le Plaisir au dessin, “l’ouverture en tant que début, départ, origine, envoi, élan ou levée, et l’ouverture en tant que disponibilité ou capacité propre”, soit “le geste dessinant” associé à la “non-clôture de la forme”, où la “figure tracée” montre “un inachèvement essentiel”. Ce qui peut sembler paradoxal tant les oiseaux de Gerner semblent parfaits, sans une plume de trop, mais encore faut-il s’entendre sur les mots.

“Le dessin dérive du dessin” – dit encore Saul Steinberg. D’un oiseau, l’autre, on s’égare dans ce faux ordonnancement apparent des traits et des couleurs qui n’est pas contraint par on ne sait quelle combinatoire (même s’il y a usage de règles très identifiables : la représentation de profil, le fait de ne pas voler, les diverses formes de pattes qui peuvent prendre l’apparence de jambes bottées, un usage minimal d’accessoires, etc.), mais par la reprise de ce que le sculpteur Richard Serra a appelé “la poursuite d’un monologue intérieur avec ce que l’artiste fait”, d’une œuvre à l’autre, d’une série à l’autre, d’une technique à l’autre. Les oiseaux de Jochen Gerner ne nous piègent pas par leur chant, tels des sirènes, bien au contraire. Ils dialoguent en silence – un silence plus que jamais “coloré” – avec qui sait entrer en contact avec eux. Quand on pénètre des cinq sens cet espace de deux cents pages qui ne cherche pas à créer d’illusion (même s’il est à craindre que certains s’illusionneront malgré tout, et prendront le fruit d’une activité d’artiste plasticien pour un travail d’illustration), un nouvel espace, intérieur, prend corps, entre terrain vague et théâtre de la mémoire où s’engendrent certaines rêveries, entremêlant le vécu et l’impossible à vivre – ce que probablement Jochen Gerner entend quand il accorde son travail à ce qui est bien autre chose qu’un genre convenu : “le fantastique” qui, selon lui, “se niche le plus souvent dans la réalité.”

Trois choses encore : 1. De la postface du philosophe Emanuele Coccia, j’aimerais rapidement extraire ces lignes : “S’il faut se frotter à la page pour trouver un trait, pour rendre visible une idée, c’est parce que le réel lui-même, à la manière d’un laboratoire, permet d’inventer des formes à partir de quelques éléments : des lignes, des couleurs, de l’épaisseur. Le choix de faire de l’oiseau le lieu de la confrontation du graphisme et du dessin avec ses propres limites n’est pas un hasard.” 2. Rappeler qu’un premier livre de Jochen Gerner a paru en 2015 aux Éditions B42 en coédition avec la galerie Anne Barrault : une monographie de ses travaux d’exposition, avec un essai de Christophe Gallois et une conversation entre Tom McCarthy et l’artiste. 3. Un accrochage de Jochen Gerner, Buffon & Carson, se tiendra à la galerie Anne Barrault, 51 rue des Archives à Paris, du 3 juin au 17 juillet 2021 à l’occasion de la sortie d’Oiseaux. Il est conseillé à qui le peut de s’y rendre, afin d’en apprécier les originaux, au plus près.
3. Les livres de Claude Royet-Journoud occupent une place essentielle dans mon parcours de lecteur. Je les relis fréquemment ; j’attends le “prochain” avec patience ; je ne me souviens d’aucune déception. J’ai rencontré pour la première fois le nom de Royet-Journoud, ainsi que ceux d’une douzaine d’autres, en mai 1975, dans le n° 23 de la revue Change : Monstre Poésie. Pour moi, qui avais cette année-là dix-neuf ans, il y a un avant et un après ce numéro. Sa contribution avait pour titre L’atterrement (elle sera reprise en 1978 dans La Notion d’obstacle). Je me rends compte, y songeant aujourd’hui, que de nombreux fragments de poèmes, se sont alors gravés dans ma mémoire, tels : “il rien / la main passe” ; ou : “au sortir de l’image / un chargement d’encre”. Si de ces vers, je peux me risquer à en réciter quelques passages, il m’a toujours été impossible de produire à leur sujet de commentaire savant. Mais, en cherchant un peu, il devrait être envisageable de trouver quelques mots afin de transcrire l’effet qu’a produit sur moi leur lecture. Je note ici ce qui m’est venu à l’esprit au cours de mon premier essai de remémoration : une sorte de saisissement, de temps suspendu, impliquant une forme de concentration extrême, à la fois contemplative et exploratoire… ces pages peu remplies me semblaient proches des peintures, des dessins, et même des musiques qui m’attiraient (et sur lesquelles il me serait plus facile de “m’exprimer”). Elles procuraient une forme de sidération que je croyais réservée aux arts plastiques.
J’ai acquis les livres de Claude Royet-Journoud au fur et à mesure de leur parution, sauf le tout premier, Le Renversement (Gallimard, 1972), que j’ai trouvé dans une petite librairie un peu à l’écart trois ans après sa sortie. Soit : quatre chez Gallimard, suivis par trois (aujourd’hui) chez P.O.L ; plus quelques autres comme Le Travail du nom chez Maeght ou La poésie entière est préposition chez Éric Pesty (pour ne parler que de ceux écrits par lui seul, car il y a aussi les ouvrages collectifs), avec le regret de ne pas avoir eu, dans ma jeunesse, les moyens de m’offrir les publications d’Orange Export Ltd. Ces livres, je ne cesse de les relire, certes pas au quotidien, mais il ne se passe guère longtemps avant que je n’en tire un des rayonnages de ma bibliothèque afin de reprendre ma lecture. Ça se passe un peu comme pour les toiles, les dessins ou les gravures que j’ai accrochés sur les murs de ma maison ou de mon atelier, devant lesquels je passe le plus souvent sans les voir, mais qui à certains moments, le plus souvent inattendus, m’arrêtent dans mon élan afin de pouvoir en explorer un détail qui m’aurait échappé (ou que j’aurais oublié), renouvelant ainsi mon regard sur l’œuvre et, dans les moments les plus forts, me donnant l’étrange impression de la découvrir. Et, quand il est question de ces moments-là – et ça marche aussi bien avec les séquences de Claude Royet-Journoud –, la gomme veille à faire pièce à toute forme de bavardage.
L’usage et les attributs du cœur est le troisième livre de Claude Royet-Journoud chez P.O.L, cinq ans après La finitude des corps simples et quatorze ans après Théorie des prépositions. Comme pour les deux précédents, il s’agit, pour l’essentiel, d’un regroupement se séquences prépubliées dans une des revues dirigées par Jean Daive (Fins pour le premier ; K.O.S.K.O.N.O.N.G pour les deux derniers). Avant d’en relever quelques fragments, j’ai été faire un tour du côté du rayonnage Action poétique de ma bibliothèque pour y retrouver le n° 87, de mars 1982 qui reste vif dans le souvenir et pour lequel Michèle Cohen a enregistré et transcrit une conversation entre C.R.-J. et Emmanuel Hocquard. En voici deux extraits : “C.R.-J. (Silence) – Je pensais à ce lien étrange que les livres tissent entre eux. À la façon dont le livre relève quand même d’une attitude, d’une attitude dans le réel ; quelque chose qui tout bêtement aide à vivre. Tu peux te promener dans la rue avec le livre d’un poète qui vit à San Francisco, et cette espèce de silence qu’il y a autour, cette impossibilité de rejoindre, où simplement l’écrit vient vers toi sans que tu détermines très bien de quoi il s’agit… tu sais que ça te permet de compter un jour de plus. […] Pour écrire j’ai besoin d’un temps de travail très long. Il y a des gens qui sont « habités » par la langue, moi ce n’est pas le cas. Il n’y a jamais rien. Je passe mon temps avec rien et je m’obstine et j’insiste sur ce rien et donc il y a d’abord ce travail qui est très corporel, qui consiste à écrire une grande quantité de prose sans valeur littéraire. Ce n’est qu’une façon de se nettoyer, de faire le vide, en sorte qu’au bout d’un certain nombre d’heures par jour, par semaine, par mois d’un travail permanent, on arrive à sentir que ça bascule et que le monde devient lisible. Car on passe une grande partie de son temps aveugle. Il n’est guère facile d’atteindre cette espèce de lisibilité où tout d’un coup une table veut dire quelque chose, ou un livre, ou une ligne…” En 1982, seuls les deux premiers volumes de la “tétralogie” publiée chez Gallimard étaient parus. L’écriture du troisième, Les objets contiennent l’infini, était en cours.
Hier soir, j’ai lu d’un trait L’usage et les attributs du cœur. Ce n’était pas ma première lecture, loin de là, mais l’idée était de voir si ça marchait – ou non. Et quel souffle cette lecture “ininterrompue” demandait. Mais je n’ai pas pensé à la chronométrer et encore moins à regarder l’heure au moment où j’ai reposé le livre au sol et éteint la lumière. C’était une nuit de pleine lune. Pur hasard. Cette nuit a été quasi-blanche. Nombre d’idées s’agitaient dans le noir, dont je ne sais plus rien. Ce qui me reste, au moment où j’écris ces mots, en dehors d’un plaisir ému – et informulable autrement que par ces mots un peu niais : “plaisir ému” –, c’est le sentiment qu’à chaque page se trouvait le meilleur fragment à extraire, des dix séquences qui le composent, pour alimenter cette chronique : pour attiser l’envie des lecteurs de passage d’aller enquêter sur ce qui précède et ce qui suit. Alors, comme j’ai une obsession pour le nombre 31, partagée par beaucoup – dont Jacques Roubaud qui est un bon lecteur de C.-R.J., comme ce dernier en est un bon de J.R. –, je recopie la trente-et-unième page de L’usage et les attributs du cœur :
triangle temporel
la forme d’un cercle
le reste du corps est avalé par le mur
renversant la figurine placée là
furtif déplacement d’une journée
il déserte la vitre
un mot revient : indétermination
au sol
l’emplacement vide du cœur
On pourrait tout aussi bien reprendre l’ouverture de la première séquence, en prose, imprimée avec un corps plus petit que pour les vers qui suivent : “Les arbres ne sont plus que des points construisant une ombre. Ajoutons une phrase au sommeil. La rousseur les accapare. Terre diaphane. Comment peuvent-ils dominer le paysage sans vaciller ? Elle dit, je vais te montrer. Tu vois l’arbre, là-bas ? C’est à nous. Viens, on va suivre la lisière. Tu vois l’étang ? Là aussi, jusqu’aux grands arbres. C’est vaste. Allez, on rentre ! On ne s’était pas vus depuis combien d’années ? le visage a changé, pas la voix ni l’accent. Quand je suis parti, elle est restée seule, sur le bord du chemin.”
C’est peut-être le moment de relever ce qui est écrit, en page de titre, sous L’usage et les attributs du cœur : “Transition intime de l’événement”. Ainsi que ces quelques mots – non signés, mais on y entend, me semble-t-il, la voix de l’auteur – recueillis sur le site de l’éditeur : “L’usage et les attributs du cœur est une exploration minutieuse des états d’émotion dans la langue et à travers l’écriture des mots. Le lyrisme du poème n’est pas dans l’ivresse du langage mais plutôt dans la dépossession, l’absence à soi-même, les jeux aléatoires de la langue. Mais la question est toujours la même : le récit possible du réel. […] Le vers est un miroir. Il se reflète et se transporte dans un autre poème sans pour autant perdre son identité. D’où cette attention aux petits mots de la langue, aux articulations, aux prépositions qui détournent le « courant » et permettent ainsi au poème de se reformer dans un espace inédit. Les mots du poète sont autant de stigmates d’une langue en quête du monde, des émotions, des « attributs du cœur ». Logique du moindre, de l’imperceptible, de l’accidentel.” Soit exactement ce que, de notre côté, nous cherchons à tâtons dans l’obscurité (comme l’a parfaitement énoncé Matisse).
En attendant le prochain volume qui – sait-on jamais – débloquera cette impossibilité du commentaire, ici remplacé par du montage (forme ô combien radiophonique, mais c’est un lien très ancien entre nous), souvenons-nous qu’en 1972, publiant une lecture d’État d’Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud avait justement composé un agencement de citations tirées de ce livre, sans ajouter le moindre mot. C’était parfait. On aimerait faire aussi bien. Puisqu’au fond, l’important, c’est ce que nous répétons en sourdine depuis le début : si vous ne devez vous offrir qu’un livre de poésie ce mois, que ce soit celui-ci – que vous associerez peut-être, comme je vous encourage à le faire, aux deux autres, rassemblés dans cette constellation.
Mary Oppen, Du sens, de la vie, traduction de Philippe Mikriammos, Éditions Corti, “Série américaine”, 288 p., 23 €
Jochen Gerner, Oiseaux, Éditions B42, 224 p., 26 €
Claude Royet-Journoud, L’usage et les attributs du cœur, éditions P.O.L, 96 p., 16 €