La revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. : « C’est l’utopie des revues que de faire l’hypothèse d’une communauté aux bords invisibles »

© K.O.S.H.K.O.N.O.N.G.

En prélude au 28e Salon de la Revue qui se tiendra le 9, 10 et 11 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Eric Pesty, éditeur de la très belle revue de Jean Daive K.O.S.H.K.O.N.O.N.G.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon laquelle être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

La revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. est née en 2012 d’une proposition que m’a faite Jean Daive : Jean Daive est le directeur de publication de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., j’en suis l’éditeur-imprimeur. C’est donc en tant qu’éditeur-imprimeur, en tant que lecteur privilégié si vous voulez, que je répondrai à vos questions. Et j’y répondrai parfois de biais. K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. succède à trois revues majeures dirigées par Jean Daive que sont fragment (3 numéros de 1970 à 1972), fig. (7 numéros de 1989 à 1992) et Fin (25 numéros de 1999 à 2006).

Sur l’aspect collectif de la revue. Le travail revuistique de Jean Daive se situe à l’angle d’un carré dont les trois autres angles sont associés aux noms d’Alain Veinstein, d’Anne-Marie Albiach et de Claude Royet-Journoud. C’est sans doute moins le cas pour Anne-Marie Albiach, mais pour Claude Royet-Journoud, Alain Veinstein et Jean Daive, il s’est toujours agi d’inventer des lieux de diffusion pour promouvoir et soutenir la littérature, les textes et l’art qui les requerraient. Claude Royet-Journoud sur France Culture avec Poésie ininterrompue, avec les revues Siècle à mains, Llangfair…, “A”, Zuk, Vendredi 13, Anagnoste et les anthologies qu’il a co-dirigées avec Emmanuel Hocquard. Alain Veinstein sur France Culture également avec Les Nuits magnétiques, Surpris par la nuit, Du jour au lendemain, la revue “A” qu’il a co-dirigée avec Claude Royet-Journoud, les collections qu’il a dirigées chez différents éditeurs, la galerie qu’il a fondée pendant quelques années. Jean Daive sur France Culture avec ses nombreuses contributions aux Nuits magnétiques, les Grands entretiens qu’il a menés, son émission Peinture fraîche, mais également ses quatre revues, ou la présidence du cipM qu’il exerce depuis 2001.

On pourrait presque parler d’un activisme de ces écrivains, en parallèle à l’élaboration de leur œuvre. K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. continue de témoigner de cet activisme, sous une forme certes légère (20 pages par numéro, trois numéros par an), mais toujours aussi déterminée.

Sur l’aspect individuel de la revue. Ce qui me frappe c’est le caractère presque autobiographique de la revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. – alors que Jean Daive n’apparaît quasi jamais au sommaire des numéros. Pourtant, dans la composition des sommaires, il y a un récit qui nous est donné à lire, et ce récit me semble avoir une forte teneur autobiographique.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Je prendrai au pied de la lettre l’expression « vision de la littérature ». La grande question de Jean Daive me semble être très précisément de confronter la littéralité de l’écriture à la picturalité de l’image produite par l’artiste, et la réversion des deux pratiques l’une dans l’autre : voir une page, lire une image. Donc, quant à la « vision de la littérature » que K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. défend, je me contenterai de citer Jean Daive dans la préface de Journal d’un Poème de Roger Giroux (Eric Pesty Editeur, 2011) : « Le langage ainsi traité comme une foudre qui tombe est regard, capable d’atteindre l’œil du lecteur non pour lire, mais pour voir. » C’est la grande leçon de Roger Giroux ; et c’est cette leçon que K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. tente de mettre en œuvre, me semble-t-il, dans chacun de ses numéros.

Par ailleurs, Jean Daive a écrit une note d’intention pour K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., dont je vous cite un extrait : « Koshkonong est un mot indien Winnebago qui donne son nom à un lac important du Wisconsin –
Il signifie au-delà de toutes les polémiques d’hier et d’aujourd’hui : « The Lake we Live on » – Le Lac qui est la vie.
C’est là que Lorine Niedecker est née et a vécu, dont les poèmes ouvrent le premier numéro de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. Son œuvre poétique, d’une singularité sans partage et d’une intensité sans exemple, même si Robert Creeley l’a comparée à Emily Dickinson, intègre langue et lieu – langue indienne et sa nature – à sa propre langue (américaine du Wisconsin). Le poème de Lorine Niedecker fait d’échos, de résonances, introduit une écoute autre à propos d’accents autres et de sens autres. (…)
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. est une revue qui veut prendre en compte toutes les résonances de la langue et l’urgence, toutes les désaccentuations possibles et l’alerte.
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. est une revue de l’ultimatum. »

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Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

L’actualité trouve une place dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., même si les sommaires de la revue ne s’y assujettissent pas. Par exemple, en avril 2016, à l’université de Buffalo aux États-Unis, il y a eu des journées consacrées à Robert Creeley, qui célébraient le 25e anniversaire de son “Poetics Program”.

Ces journées ont donné lieu à des textes et des conférences qui ont été publiés dans différents numéros récents de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. : « Intrigue » d’Elizabeth Willis dans le n° 12, « Retrospectivement » de Penelope Creeley dans le n° 13, « Le Cerveau sous l’emprise de la poésie : la fabrication du Poetics Program » de Charles Bernstein dans le n°14, tous textes traduits par Martin Richet.

Parfois, la revue peut même devancer l’actualité. Dans le numéro 10 de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. (été 2016) a été publié un dessin de Paula Rego ainsi qu’une page-poème de Jean Daive : « La présentation de Paula Rego » qui vient d’être repris dans Crocus (Flammarion/Poésie, 2018). Une exposition que je n’ai pas encore vue, Les contes cruels de Paula Rego, s’est ouverte en septembre 2018 au Musée de l’Orangerie…

Enfin, je vous présente le sommaire du numéro 15, à paraître pour le Salon de la revue 2018 à Paris : ce numéro 15 est articulé autour de la traduction de l’anglais, de l’américain et de l’allemand. Je mettrais en exergue de la présentation de ce numéro, un extrait d’une des lettres de Lorine Niedecker à Cid Corman, qui décrit la géologie de sa région comme « une immense corruption de la nature. Et de la langue (…). Indienne, française, anglaise. » Le numéro est encadré par deux traductions de l’anglais : l’une de Pascal Poyet « soutirée » aux Sonnets de Shakespeare (sonnets 135 et 136) et l’autre de Christophe Mescolini de l’Epître héroïque de John Donne : Sappho à Philénis. Entre ces deux traductions de l’anglais, les premières pages d’un essai de Robert Duncan, Vérité & vie du mythe (Essai d’autobiographie essentielle), deux lettres de Lorine Niedecker à Cid Corman (les traductions de Robert Duncan et Lorine Niedecker sont de Martin Richet), une nouvelle séquence de 5 pages magnifiques de Claude Royet-Journoud, une étude de Michèle Cohen-Halimi sur la traduction de « Strette » de Paul Celan par Jean Daive (qui fait écho à l’étude que Michèle Cohen-Halimi avait consacrée à la traduction de Décimale blanche de Jean Daive par Paul Celan dans le n°2 de K.O.S.H.K.O.N.O.N.G.). La quatrième de couverture reproduit la première page manuscrite de cette traduction de Jean Daive, avec une annotation de Paul Celan.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Je souscris entièrement aux propos rapportés par Jérôme Duwa dans La Revue des revues n° 59 : « Exercice de réminiscence : Pourquoi des revues ? » p. 95-97. La revue est « une manière de chaudière… lancée sur des rails à toute allure au milieu de nulle part… » Sur la question difficile de la diffusion : il existe une communauté de lecteurs, qui n’est pas comptable, dont on ne sait rien et qui souvent ne savent rien eux-mêmes les uns des autres, et qui pourtant forme un « nous ». C’est l’utopie des revues et de la littérature en général que de faire l’hypothèse de cette communauté aux bords invisibles.