Arno Bertina : le sujet de l’écriture (L’âge de la première passe)

© Arno Bertina

Dans L’âge de la première passe, Arno Bertina ne se fait pas ethnologue : il n’est pas question de transformer des individus en objet d’étude, de les réduire aux catégories d’une langue préexistante, mais de les inscrire dans la langue en tant que sujets.

Cette opposition est simpliste puisque l’ethnologue se méfie d’une telle réduction et s’efforce, dans sa langue, de laisser à « l’autre » la place de sujet : une langue est ainsi contrainte par une autre, en tout cas elle doit être travaillée pour que ce qui lui est étranger y existe, que ceux qui parlent une autre langue, d’autres codes, y soient des sujets, non des objets. Le danger est l’ethnocentrisme et le point de vue colonial sur l’autre. Arno Bertina, bien sûr, est conscient de ceci et entreprend de constituer les conditions d’un point de vue qui ne soit pas colonialiste. Si la question du regard et du point de vue est centrale dans le livre, il s’agit toujours d’un regard qui se veut attentif à être non celui d’un voyeur, non celui d’un touriste à la recherche d’un exotisme prédéfini par des cadres culturels, psychiques, politiques, économiques, occidentaux, mais celui d’un observateur véritable de l’autre autant que de soi, un regard qui inclut en soi la perspective de l’autre.

Le livre d’Arno Bertina est concerné par l’« l’autre » autant que par le « soi » et implique une méfiance à l’égard de la catégorie « autre » et de la catégorie « soi », comme il implique un désir de faire exister l’autre pour soi sans le réduire à soi, un désir de se déprendre de soi à partir de l’autre : un désir, par la relation à l’autre, de devenir le sujet de sa propre subjectivité et de se distinguer de sa subjectivité, de produire une distance avec soi – ce qui serait donc, paradoxalement, la condition d’une subjectivité autonome.

Il n’est pas question de reproduire Tintin au Congo, le but étant exactement le contraire. Il ne s’agit pas non plus de se mettre dans les pas de Gide qui dans son Voyage au Congo ne se départit pas de la place de l’observateur privilégié, possédant le savoir, Blanc, parlant des « indigènes » en les situant à la place de l’objet dont on parle et non du sujet qui parle. Dans L’âge de la première passe, il est autant question du Congo, de cet « ailleurs » qu’est le Congo, de ces jeunes filles prostituées avec lesquelles le narrateur/auteur réalise des sortes d’atelier d’écriture, que de soi, un soi dont, à la fois, il faut se déprendre et qu’il faut habiter en tant que sujet.

Le soi n’est pas uniquement le moi individuel, autocentré, fermé sur lui-même, il est aussi un soi collectif, social, culturel, historique, envahi par ces autres qui sont les mêmes que soi et auxquels on ne veut pas – ou plus – ressembler, auxquels on ne désire ni s’identifier ni être identifié. Dans le soi, l’individuel et le collectif s’entremêlent, s’opposent, entrent en résonance ou en conflit, et le passage par l’« autre » – un autre apparemment le plus lointain possible de soi – se révèle être une condition de la perturbation de soi, de son déchirement, de la tension qu’il s’agit de produire entre soi et soi, comme de la tension vers leur convergence qui ne peut que demeurer divergente.

Le livre d’Arno Bertina ne relève pas de l’autofiction ou du journal de voyage, même si le Je y est omniprésent et que l’on y parle de séjours à l’étranger. En tout cas, il n’en relève pas entièrement mais semble prélever dans ces genres certains éléments plus valables que d’autres. L’autofiction n’est intéressante que si le Je y est débordé par le monde, traversé et défait par le monde, un Je alors constitué autant que disséminé par des fictions, des discours possibles et pluriels de soi que ce rapport au monde produit. Le journal de voyage n’est autre chose que la balade de son petit moi colonisateur que si le voyageur n’est pas le sujet surplombant du monde nouveau qui se présente à lui, s’il n’est pas le point de vue privilégié à partir duquel ce monde se déploie, mais s’il y pénètre en s’y immergeant, tendant à devenir un point de vue à l’intérieur de ce monde, point de vue toujours conflictuel, étonné, altéré.

L’âge de la première passe est un récit qui croise ces dimensions de l’autofiction et du journal de voyage au profit d’une expérience heurtée de soi et du monde étranger rencontré – expérience qui inclut en elle la création de relations nouvelles autant que la dissémination et une création inédite de soi et du monde. On retrouve ici un des fils qu’Arno Bertina suit à travers ses livres : la rencontre de mondes divers, étrangers, rencontre altérante d’un inconnu dont le point de vue – ou les points de vue – s’impose et s’impose à/au soi. La question du monde, celle de l’étranger et de l’étrangeté, celle des devenirs inhérents à leur rencontre traversent cette œuvre en incluant une autre question qui concerne le Je, les conditions de son existence et de sa dissolution, celles de sa vitalité ou, au contraire, de son développement morbide. Que signifie être soi ? Que suis-je et que pourrai-je être ? Que pourrai-je être d’autre ? Que signifie le désir de devenir autre ? Comment être sujet de ce que l’on est et non un produit calibré par la culture, par son moi, par le poids des dominations historiques, sociales, politiques, économiques ? Ces questions structurent ce livre comme, à des degrés divers et selon des modalités différentes, les autres livres de l’auteur. Et, là encore, à des degrés divers, comme dans ses autres livres, les réponses – qui n’en sont pas réellement, qui ne closent pas le questionnement – impliquent un ailleurs, une distance, une altération de soi par l’autre, l’enfoncement dans un monde par lequel devenir autre.

Si L’âge de la première passe concerne les jeunes prostituées congolaises – pas d’hommes prostitués ? – avec lesquelles Arno Bertina, en tant qu’écrivain, est invité à travailler, il s’agit aussi d’un récit habité par le désir de ne plus être tout à fait soi, de ne plus être tout ce qui constitue tel individu, de ne pas ou plus être un occidental néocolonial, de ne plus être tout ce qui fait un homme, de ne plus être entièrement son moi : désir de produire une altérité en soi, une altération de soi par l’autre, de rendre possible, par la rencontre, une transformation de soi. Ce devenir passe d’autant plus par la rencontre d’autre chose que soi, d’autres que soi, que par celle-ci, ce que l’on est apparaît sous un jour nouveau, se met à signifier autrement, perd de son évidence et acquiert le statut de ce qui étonne, de ce que l’on ne comprend plus tout à fait, de ce à quoi on ne peut plus adhérer avec la force de ce qui va de soi. S’il s’agit de se distinguer de sa propre histoire, c’est par l’histoire de l’autre que cet écart d’avec soi peut advenir, un autre qui ne peut être que sujet et non objet, parlant dans ma parole, existant dans mon histoire qui désormais se déroule aussi à partir de lui, avec lui.

Ce désir de l’autre en tant que sujet accompagne la possibilité de devenir soi-même sujet de sa propre histoire. Si devenir soi en tant que sujet est un élément central du texte, cette transformation ne peut se réaliser qu’à condition d’une sorte d’effacement de soi, d’un éloignement de ce soi défini par l’Occident, par le colonialisme, par le pouvoir, par la masculinité, par une individualité parfois trop pesante et aliénante. La perte de soi serait la condition d’une reconfiguration sans doute toujours tendue vers son propre avenir, et cette distance avec soi (Bertina cite la phrase de Foucault : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même ») nécessite la médiation de l’autre en tant que sujet surgissant dans mon discours, me regardant, déroulant en moi son histoire. Cette expérience de soi et de l’autre est un des éléments centraux de ce livre écrit en fonction d’une imbrication serrée de soi et de l’autre – une sorte de chiasme mobile…

© Arno Bertina

Dans ce livre, le rapport du narrateur/auteur à ces jeunes filles prostituées avec lesquelles il participe, au Congo, à des ateliers d’écriture, n’est jamais celui de l’écrivain qui sait et de celles qui doivent apprendre. Rien de pontifiant, de surplombant, d’aliénant dans ce rapport : toujours, au contraire, des jeunes prostituées qui écrivent leur histoire dans leur propre langue, selon leur code, et l’écrivain qui accueille cette histoire, qui l’inclut en soi, dans sa langue (et, littéralement, dans « son » livre, ce qui est symboliquement, socialement, politiquement important mais l’est aussi à l’intérieur de la dynamique du devenir) non pour s’identifier à cette histoire – danger de la bonne conscience occidentale, danger d’un retour de l’identité – mais pour produire une langue commune par laquelle, si l’on n’est pas l’autre, l’on n’est pourtant plus tout à fait soi-même. Le but n’est pas de dicter, de s’apitoyer, encore moins d’enseigner. Le but est la création d’une langue commune («écrivain je dois tendre l’oreille»), une langue comme une communauté de différences, une langue d’écarts, de rencontres et de divergences affirmées en même temps. Ce qui est désiré, c’est ce devenir de la langue, dans la langue, ce devenir de soi et de l’autre.

Arno Bertina insiste sur ce constat : celles qui écrivent ici sont toujours situées – et en viennent à se situer elles-mêmes – à la place de l’objet muet sur lequel se déverse le discours des autres et qui ne parle jamais en son nom propre. En tant que filles, en tant que prostituées, en tant que pauvres, elles ne sont jamais celles qui parlent. En tant que Noires, elles sont aux yeux de l’Occidental un objet sans parole autonome, elles sont celles dont l’existence est recouverte – voire doit être recouverte – par la parole savante, morale, instruite, consciente, du Blanc. En tant que colonisées, elles sont celles qui n’ont pas de langue pour parler. Et cette place de l’objet n’existe pas pour elles que dans le discours : ces jeunes filles congolaises prostituées sont de multiples manières dominées, asservies, utilisées en fonction des schémas de la logique masculine, de la logique marchande, de la logique raciale/raciste, etc. Elles sont, à l’intérieur de toutes les hiérarchies possibles, toujours à la position la plus basse : objets pour les hommes, objets pour les Blancs, objets pour le marché, objets pour les familles…

Le pari qui guide les ateliers d’écriture que l’écrivain construit avec elles est que par l’écriture, par le fait de faire elles-mêmes le récit de leur histoire, une inversion peut se produire : l’objet se met à parler pour son compte, dans sa langue, parle de lui-même et du monde qui est le sien – passant de la place de l’objet à celle du sujet, troublant les hiérarchies, disant ce qui n’a jamais été dit, créant un discours selon de nouveaux codes, de nouvelles valeurs…

On trouve ici un refus de ce qui sans doute dégoutte profondément l’écrivain qu’est Arno Bertina : parler à la place des autres, nier – toujours par une violence, une force arbitraire et mauvaise – à l’autre l’accès à la parole, regarder l’autre à partir d’un point de vue hiérarchisant qui le situe à l’échelon le plus bas, qui le constitue en tant qu’« autre » compris comme celui avec lequel aucune relation égalitaire n’est possible. Et cette violence dans le discours est toujours liée à des violences matérielles, économiques, politiques, sociales, culturelles, de genre, etc. Pour l’écrivain, le dégout à l’égard de cette objectification s’accompagne d’un rejet politique. Faire écrire ces jeunes filles, ou plutôt les laisser écrire, les inclure dans un récit écrit par un homme Blanc, publié en France, dans une maison d’édition réputée, n’est pas une façon de s’approprier ce qu’elles écrivent, de l’exploiter en reproduisant la logique habituelle qui les maintient au rang d’objet, de matière dont extraire de la richesse, d’individus dont on profite et dont la vie ou la mort, en fait, indiffère. L’âge de la première passe fait exactement l’inverse : rendre possible pour elles, dans la langue, la place du sujet, les accueillir symboliquement en tant que sujet du discours dans le champ socialement prestigieux de la littérature, les faire exister en tant que sujet dans la langue du pays colonisateur, leur donner la place de celles qui renversent le cours de l’histoire, les cadres de la domination… Par l’écriture, leur identité – ou leurs identités – se craquèle, s’effrite : elles s’en extraient, comme, par l’écriture, elles tendent à devenir sujet de leur propre discours.

Ceci rejoint une des « fonctions » de l’écriture selon Arno Bertina, fonction qui vaudrait pour ces jeunes prostituées autant que pour l’auteur lui-même : écrire, c’est s’efforcer de devenir sujet, écrire pour devenir sujet. Et si écrire est cela, alors écrire implique une dissolution des identités – l’identité étant, de manière centrale, problématisée à travers toute l’œuvre de l’écrivain. L’on retrouve également, liée à cette « fonction », le rapport à l’autre, à celui avec qui il devient possible de se lier, qu’il est possible de rencontrer pour devenir autre chose que soi. L’écriture telle qu’elle est ici comprise par Bertina invite à nous méfier, voire à contester tout ce qui peut n’être qu’une opération d’objectification, une stratégie d’exclusion, une logique d’identification. Ce qui signifie que l’on se méfiera des signifiants massifs, identitaires, réifiants et essentialisants : « prostituée », « Afrique », « autre », « femme », « homme », etc. Ecrire implique une dissolution de ces signifiants, le geste de les fissurer pour qu’à travers la fissure se répande tout autre chose – même si, d’un certain point de vue, pour des raisons historiques, à l’intérieur de stratégies politiques et discursives, ces signifiants peuvent avoir une efficacité, voire une nécessité.

Ce qui signifie aussi que l’écriture est inséparable de la recherche d’une langue plurielle, d’une langue qui inclut des différences, des divergences, des aberrations – langue habitée par des mondes et des points de vue multiples et qui demeurent tels : l’écriture comme polyvocité, comme « plus d’une langue », dirait Derrida, comme pluralisation du signifiant, affolement du code, trouble du sens – écriture éthique et politique, fuyant et faisant fuir le(s) pouvoir(s), le défaisant, inventant les conditions pour une pluralité du sens qui est aussi, nécessairement, une pluralité du monde.

Arno Bertina, L’âge de la première passe, éditions Verticales, 2020, 260 p., 20 € (14 € 99 en version numérique) — Lire un extrait

A noter que les éditions Sometimes viennent de publier Faire la vie, un album réunissant certaines des photographies prises par Arno Bertina lors de ses séjours au Congo, 112 p., 16 €. Il est possible de le commander ici.