Aujourd’hui paraît le troisième roman de Nina Leger, aux éditions Gallimard. Antipolis est un récit singulier qui ne se situe dans une ville (Sophia Antipolis) que pour mieux échapper à toute assignation, géographique comme historique ou narrative. Ici « l’espace s’éparpille en questions », comme l’écrit Nina Leger en héritière assumée de Georges Perec. Mise en récit d’une enquête de terrain et d’une plongée dans documents, archives et blancs de l’Histoire, Antipolis est un objet sidérant. Nina Leger a accepté de revenir pour Diacritik sur sa genèse et sa composition, dans un grand entretien.
Category Archive: Rentrée d’hiver 2022
545 livres paraissent en cette rentrée d’hiver 2022. Michel Houellebecq a déjà défrayé la chronique en raison du piratage d’Anéantir, disponible sur une plateforme de téléchargement alors que le roman est sous embargo jusqu’au 30 décembre (les journalistes qui ont reçu le livre en service presse ont interdiction d’en dire quoi que ce soit avant cette date). 545 romans donc, une production massive dans un contexte sanitaire toujours incertain : 385 romans français dont 61 premiers romans et 160 romans traduits.
« Nous voulons croire à l’innocence des histoires, mais chacune est violente dans son ignorance des autres et dans l’acharnement qu’elle met à exister seule — recouvrant, conquérant, annexant, établissant un domaine dont elle se déclare unique propriétaire. Dès qu’une histoire est dite, les autres sont tues », écrit Nina Léger dès les premières pages de son nouveau livre, Antipolis, qui paraît aujourd’hui chez Gallimard.
Certaines disparitions suscitent un grand émoi, y compris (et probablement surtout) chez les personnes qui n’ont jamais approché de près ou de loin ce ou cette disparu(e) qui les aura pourtant marqués de manière indélébile, ayant insidieusement imprimé dans leur tête des ritournelles, des mots ou des images dont il ne leur sera pas facile de se débarrasser. D’autres sont, au contraire, à peine annoncées. Il m’arrive d’informer mes amis d’un décès, sur Facebook par exemple (ma page n’étant pas publique), et d’ainsi tenter de conjurer l’indifférence.
Bien sûr, le dernier roman de Joshua Cohen ravira les amateurs de caméo avec l’apparition tonitruante de Benjamin Nétanyahou dans sa dernière partie. Mais il ne faudrait pas réduire cette œuvre à ce patronyme devenu dynastie. Mieux vaut accorder une grande attention à son sous-titre : Les Nétanyahou, « ou le récit d’un épisode somme toute mineur, voire carrément négligeable, dans l’histoire d’une famille très célèbre » qui souligne sa dimension de fable ironique et d’histoire morale. Joshua Cohen signe avec Les Nétanyahou un immense et irrésistible roman des conflits sous l’apparence inoffensive d’un campus novel et d’une satire du monde académique.
Le Pain perdu d’Edith Bruck se tient, fragile et tenace, entre deux absolus ; le premier est un indicible — « Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle ». Le second, une nécessité — les témoins disparaissent, la mémoire de l’autrice aussi, il lui faut donc raconter ce « conte dans la « forêt obscure » du XXe siècle, avec sa longue ombre sur le troisième millénaire ». Alors Edith Bruck affronte sa propre vieillesse, sa mémoire qui part, ses yeux qui la trahissent et surtout les souvenirs béants de l’horreur de l’exil et des camps d’extermination et transmet le tourbillon d’une vie prise dans les tempêtes de l’histoire.
C’est une forme de testament d’autrice que nous offre Joan Didion avec Pour tout vous dire, recueil de chroniques publiées entre 1968 et 2000 qui n’aurait pas dû paraître de manière posthume en France chez Grasset, dans une traduction de Pierre Demarty. La préface signée Chantal Thomas est d’ailleurs au présent et elle célèbre une écriture qui s’offre comme un « alliage de dureté factuelle et d’humour ». Joan Didion a pratiqué le journalisme, le scénario, le roman, l’essai comme autant de formes qui « dessinent simultanément le portrait d’un pays, d’une époque — et d’une femme ».
L’Apparence du vivant, premier roman de Charlotte Bourlard, est sans doute aucun l’un des textes les plus singuliers à paraître en cette rentrée d’hiver. Le sujet tient en quelques lignes — une jeune photographe fascinée par la mort est engagée par un couple vieillissant, les Martin, propriétaires d’un funérarium à Liège. La jeune femme s’installe et veille sur eux. Peu à peu elle est initiée à la conservation des corps et entretient une complicité, toujours plus suspecte, avec Madame Martin. Mais son sujet n’est pas ce qui fait dire de ce livre qu’il est singulier : l’ensemble du livre est porté par une voix unique, capable de passer en un instant de l’humour noir à l’horreur froide, de l’intime au macabre, d’une poésie pop à la cruauté la plus radicale.
Pendant “les fêtes” (appellation dont le sens m’échappe parfois – ou plutôt qui me conduit à m’échapper, notamment par la lecture), j’ai continué à explorer l’œuvre de Roberto Bolaño, auteur aujourd’hui fameux (comme en témoigne le dernier Goncourt qui se réclame à haute voix de lui), dont je dois avouer n’avoir lu jusqu’ici que les livres de taille relativement modeste – le plus marquant dans mon souvenir étant La littérature nazie en Amérique (en passionné de vies imaginaires, de Schwob à Borges) et le plus épais, Le Troisième Reich (à quoi s’ajoutent plusieurs recueils de nouvelles, de brefs romans comme Étoile distante, et l’essentiel de la poésie).
« Nous vivons dans l’espace » : c’est cette (paradoxale et fausse) évidence qu’interroge Georges Perec dans Espèces d’espaces (1974), à la demande de Paul Virilio, qui souhaite inaugurer avec ce titre sa collection « L’espace critique » chez Galilée. Le livre de Perec sera, dans son ensemble, cet espace critique, soit le questionnement de nos manières d’habiter et penser des lieux « multipliés, morcelés et diversifiés », proches ou plus lointains et de ce que ces espaces disent d’un lien consubstantiel à l’écriture. Espèces d’espaces vient de paraître dans « La Librairie du XXIe siècle » des éditions du Seuil et cette édition augmentée d’un riche cahier de documents et archives matérielles permet de mesurer combien ce texte est central dans l’œuvre de Perec comme dans nos présents.
Prière pour les voyageurs, le premier roman de l’auteure américaine Ruchika Tomar, a comme lieu le Nevada, une zone située quelque part dans cet Etat désertique des USA et dont la ville la plus célèbre, Las Vegas, n’est qu’un ensemble d’illusions grâce auxquelles tuer le temps en dépensant l’argent que l’on n’a pas. Le roman ne se situe pas à Las Vegas mais, loin du kitsch et du clinquant, dans une zone à part, déconnectée, une sorte d’anti-rêve américain, encore plus désertique.
Si vous aimez Instagram et les magazines people, Monument national de Julia Deck est fait pour vous. À Anéantir de Michel Houellebecq (dont un des attraits serait d’offrir une version romanesque de Bruno Le Maire), préférez Monument national de Julia Deck qui vous donne le couple présidentiel Macron plutôt qu’un simple ministre. « Dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français », le coquet château qui sert de cadre au roman (sorte de Downton Abbey en vallée de Chevreuse) est au coeur d’un récit à la structure aussi implacable qu’une partie de Cluedo, un roman à tiroirs aussi profonds que ceux des commodes Louis XVI qui le meublent.
Décidément, cette rentrée d’hiver livre une formidable moisson de premiers romans dont le remarquable Sans chichi d’Elsa Escaffre qui vient de paraître chez Bourgois. Dans un chant funèbre à son grand-père garde-champêtre, la travailleuse du texte telle qu’elle se présente tisse un récit étonnant et profondément neuf où, à l’aïeul disparu, répondent les funérailles nationales de Jacques Chirac. Œuvre de montage, de démontage, de vernissage et de décrochage, Sans chichi s’offre comme une véritable performance où poétique et plastique tressent un chant unique où la mélancolie ne cesse de guetter, venant, plus largement, confirmer combien Bourgois, sous la houlette alors de Clément Ribes, participe du profond renouvèlement de notre contemporain. Autant de raisons d’aller à la rencontre de la jeune romancière le temps d’un grand entretien.
Si Ordure, d’Eugene Marten, est un livre étrange, très étrange, ce n’est pas parce qu’il inventerait un univers fantastique, un récit qui permettrait de s’évader dans un monde qui ne serait pas le nôtre. Ordure est au contraire ancré dans notre monde de la façon la plus banale, la plus terre à terre – la plus matérielle – mais cet ancrage est lié à un point de vue qui fait émerger ici, parmi nous, peut-être en nous, un monde que nous n’avions pas vu.
Michel Jullien est l’un de nos contemporains parmi les plus remarquables : c’est ce que vient encore prouver Andrea de dos, sans doute l’un de ses plus beaux romans, qui paraît ces jours-ci chez Verdier. Quelque part en Amérique du Sud, au cœur du monde lusitanien, deux sœurs, étudiantes, Ezia et Andrea se lancent dans un singulier pèlerinage votif pour espérer guérir leur mère malade : il s’agit de processionner en se tenant avec les autres fidèles à une corde. Et ne pas la lâcher dans cette foule qui ne cesse de s’agiter. Récit à la construction remarquable, diction à l’épure classique qui épouse le grotesque du monde et son désarroi, Andrea de dos se donne comme une pièce supplémentaire à une œuvre déjà conséquente. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
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“Les curieux nous visitent encore de loin en loin. À travers les grilles hérissées de flèches à pointes d’or, ils glissent leurs appareils pour immortaliser la façade jaune et lisse. Du petit salon, nous les observons se recueillir, échanger sourires et larmes devant la dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français.”