Nina Leger : « Dans ce roman, le temps perd le nord » (Antipolis)

© Nina Leger

Aujourd’hui paraît le troisième roman de Nina Leger, aux éditions Gallimard. Antipolis est un récit singulier qui ne se situe dans une ville (Sophia Antipolis) que pour mieux échapper à toute assignation, géographique comme historique ou narrative. Ici « l’espace s’éparpille en questions », comme l’écrit Nina Leger en héritière assumée de Georges Perec. Mise en récit d’une enquête de terrain et d’une plongée dans documents, archives et blancs de l’Histoire, Antipolis est un objet sidérant. Nina Leger a accepté de revenir pour Diacritik sur sa genèse et sa composition, dans un grand entretien.

Je souhaiterais d’abord t’interroger sur la genèse de ton roman. De quoi est née l’idée de le centrer sur la ville de Sophia Antipolis. Est-ce en partie lié à une connaissance ancienne de ce lieu — il faut ici préciser que tu es née à Antibes — ou tout autre chose ?

Tout est parti d’une phrase que j’ai entendue au sujet d’un séminaire d’entreprise qui devait se dérouler à Sophia Antipolis « dans un hôtel au milieu de la forêt ». Ces mots m’ont arrêtée. Il s’y produisait une collision entre l’univers des entreprises, des chaînes d’hôtels, des espaces standardisés et, d’autre part, ce qui nous semble le plus intouché, la forêt.

Et cette collision se produisait dans une géographie que je pensais connaître puisque, tu l’as dit, je suis née à Antibes. Sophia-Antipolis se situe à moins de dix kilomètres du centre-ville, j’en ai toujours entendu parler comme d’une chose installée « entre Antibes et Nice » — c’était la formule consacrée —, mais en entendant cette phrase sur « un hôtel au milieu de la forêt », en me laissant intriguer par la réalité qu’elle décrivait, je me suis rendu compte que je n’avais jamais vraiment vu Sophia Antipolis, que je ne savais même pas exactement ce que ce nom recouvrait : était-ce une université, une ville, une enclave technologique dans le continuum touristique de la côte ? C’est cette énigme, glissée dans le très familier, qui a enclenché le livre.

Le titre du livre ne reprend pas le nom complet de cette ville. Antipolis, seul, fait abstraction du Sophia. Tu rappelles dans le livre qu’Antibes est antipolis, « la ville d’en face » lors de sa fondation mais que ce « en face » demeure une énigme (face à la Corse ? à Nice ? rien ne convient…). Ce titre est-il dès lors une manière de dire tout ce que cette ville, sortie de terre dans les années 70 et surtout 80, est un « en face » au sens le plus général du terme, une manière de se confronter à tout ce que ce lieu a voulu ou dû effacer, à ce que l’histoire tait ?

L’écriture de ce roman a été longue et tout y a changé, je suis passée par plus d’états et de versions que je ne peux compter. La seule chose qui a été là dès le début, c’est ce titre, Antipolis. D’ordinaire, quand j’écris, le titre vient à la fin. Cette fois, il a été le point de départ et l’horizon. C’était une certitude que je n’ai pas questionnée. Il faut dire que c’est sans doute la seule qui m’ait accompagnée dans ce travail où j’ai connu plus de doutes que d’évidences, si bien qu’à certains moments, il me semblait que si je lâchais ce titre, le projet sombrait tout entier.

Si j’essaye, aujourd’hui, de formuler des hypothèses, je crois que je voulais ouvrir le livre par l’effet frappant de ce terme et conserver pour l’intérieur l’autre partie du nom, ce Sophia qui, en un sens, est issu d’une histoire singulière et sentimentale, quand Antipolis est hérité d’une histoire collective millénaire — puisqu’il s’agissait du nom initial d’Antibes, lors de sa fondation par les Phéniciens. Cet Antipolis et sa signification de « ville d’en face » en grec ont beaucoup questionné les historiens. En face de quoi serait située Antibes, qui ne soit pas la mer ? Dans le roman je joue avec l’hypothèse d’un « en-face » qui ne serait pas situé dans l’espace mais dans le temps. Sophia-Antipolis serait l’en-face de l’Antipolis antique, elle lui répondrait, ou tenterait de le faire.

Au-delà des possibles explications historiques, ce nom, Antipolis, est propice à la création de mythes et de fables. Le 5 avril 1980, à l’occasion de la mise en service de l’émetteur couleur pour la région Nice-Côte d’Azur, TF1 a diffusé un reportage sur Sophia Antipolis. La journaliste, Florence Schaal, traduit Antipolis par « l’anti-ville » et c’est certain qu’il y a de ça dans ce nom : l’esquisse d’une alternative, l’idée qu’on pourrait faire autrement, qu’il serait possible de bâtir une ville dans la forêt, de faire ville avec la forêt.

© Nina Leger

Au-delà de ce « en face » que matérialise cette ville, face à l’Histoire, face à nos passés pas toujours affrontés etc. que nous venons d’évoquer, ton livre montre aussi combien Sophia Antipolis est, au sens premier du terme, un paradoxe, un lieu (et un discours sur ce lieu) toujours à côté ou insaisissable : c’est une ville fantôme pour le cadastre (c’est Valbonne la mairie), pour la géographie (Valbonne, Biot, Antibes), pour l’histoire. Ton sujet, c’est aussi ce lieu paradoxal ?

Absolument, et la préservation de ce paradoxe était un des enjeux de l’écriture. Je voulais éclairer Sophia Antipolis mais certainement pas la résoudre. Si on regarde les articles de presse qui accompagnent l’existence de la technopole, on voit qu’ils oscillent entre deux pôles : Sophia Antipolis est tantôt un échec, tantôt une réussite. Elle doit être l’un ou l’autre. Or ce qui m’a frappée, à mesure que je travaillais sur ce lieu, c’est l’indécision. Sophia Antipolis n’est pas la réussite révolutionnaire qu’imaginait son fondateur, Pierre Laffitte, elle n’est ni une cité idéale, ni une anti-ville, mais elle n’est pas non plus un échec romantique. L’utopie ne s’est pas fracassée sur la réalité, elle s’y est mélangée. Le résultat est impur et banal, absolument pas romanesque au premier abord. C’est pour ça que je voulais y exposer le roman.

À l’image de cette ville contrastée, Antipolis est un livre qui échappe à toutes les catégories ou tous les genres immédiatement identifiables : c’est un récit de genèse et une fable, une enquête de terrain, c’est un récit historique, architectural et géographique, c’est une forme de biofiction double (celle de Pierre Laffitte, fondateur du lieu, et de sa femme Sophie)… Le lieu a généré ce réseau narratif, il était nécessaire pour saisir cette ville tour à tour rêvée et concrète, ville du futur et ville fantôme ?

Exactement — mais ça n’a pas été sans mal ! Au départ, je voulais tout emporter dans une seule et même histoire. Puis je me suis aperçue que le lieu exigeait des approches différentes, comme autant d’angles de vue. Je parlais tout à l’heure d’inconciliable. Cet inconciliable du lieu est passé dans la forme du livre. Proposer une histoire, ç’aurait été imposer une version de Sophia Antipolis. Or je voulais faire coexister des versions de la réalité qui auraient dû s’exclure, je voulais que le roman puisse être cet espace où on dit une chose, puis son contraire. On sacrifie trop souvent les divergences et les désaccords sur l’autel de nos histoires.

Oui, Sophia Antipolis a été pensée comme une utopie, dans ses dimensions culturelles, intellectuelles et scientifiques. Pierre Laffitte a rêvé un espace qui soit une « ville antidote », « une affirmation » qui réconcilie passé et futur, qui construise des communs, qui soit un lieu de rencontres, de prestige aussi. Or l’utopie résiste mal au temps… Elle est aussi en partie un échec. Il fallait que cette disjonction (utopie/échec) soit maintenue dans tout le récit ?

Oui, et plus que l’idée de disjonction, c’est l’idée de « maintenir » qui m’a importé. Maintenir ensemble l’utopie et l’échec, ne pas trancher, conjoindre, composer.

© Nina Leger

Je parlais d’enquête de terrain, ou de littérature de terrain : en lisant ton livre, on perçoit l’acuité d’une observation in situ, tu cites également un livre qui recueille des témoignages d’habitants, remercie tes « guides » dans la ville ; des photographies et des archives de journaux de l’époque (Le Monde, Nice-Matin) sont évoquées dans le récit. Pourrais-tu nous raconter comment tu as procédé ? Tu as beaucoup arpenté Sophia Antipolis ? Comment as-tu articulé recherches et terrain ?

J’ai commencé par lire. D’abord, les livres consacrés à Sophia Antipolis — il n’y en a pas beaucoup et c’est généralement une littérature promotionnelle marquée par l’enthousiasme des années 1980. Puis j’ai trouvé, à la Bibliothèque nationale, les « Nouvelles » de Sophia-Antipolis, sorte de gazette mensuelle diffusée à partir de 1979 et qui reprend les principales actualités de la technopole — quelles entreprises s’installent, quels séminaires sont organisés, quels festivals, quels loisirs. C’était ennuyeux et fascinant. Au fil des années, puis des décennies, j’y ai vu se redéployer les activités de Sophia Antipolis, celles de ses entreprises (vers l’informatique, les télécommunications, etc.), mais aussi celles de ses habitants — les premières nouvelles annoncent des bridges, des cafés parties et des cours d’art floral, celles des années 90 vantent l’installation de clubs d’aérobic et celles des années 2000 proposent des treks entre salariés des entreprises. C’était une mine ! Mais ça ne remplaçait pas le terrain comme tu dis.

Je suis allée à Sophia, d’abord depuis Antibes, pour des expéditions d’une journée, puis j’y ai habité quelque temps. J’ai loué un appartement au cœur d’un des villages de Sophia, nommé Garbejaïre et de là, j’ai rayonné. Enfin, j’ai rayonné à petits pas puisque je ne conduis pas ce qui, à Sophia, est un non-sens. Mes expéditions étaient souvent ratées. Je voulais atteindre la forêt et je passais de parkings en parkings. J’échouais sur des chantiers, je me faisais chasser par des vigiles, je me retrouvais à la nuit tombée à longer des voies rapides sans trottoirs, à traverser des espaces où j’étais le seul animal piéton. J’ai eu quelques frayeurs et quelques aventures plutôt comiques.

Mais le plus important, a été de rencontrer des habitantes, des habitants et de les écouter. J’ai l’habitude que l’écriture fasse travailler mes yeux. Je fais tout reposer sur eux : j’écris ce que je vois, ce que je lis, ce que j’imagine. Mais avec Sophia Antipolis, j’ai compris que mes yeux ne me suffiraient pas et, plus fondamentalement, que je ne me suffirais pas. J’ai donc rencontré des gens, je les ai écoutés et ces personnes ont été fondamentales pour le livre. Si je m’en étais tenue à ce que je voyais et à ce que je lisais, je n’aurais jamais appris l’existence du camp de harkis de la Bouillide et j’aurais continué de croire à la légende d’une ville bâtie dans une forêt vide. Les archives écrites ne parlaient pas de cette histoire-là. C’était des voix qui la disaient. Et ces voix m’ont renvoyée vers les livres, vers une littérature historique et de témoignage, notamment les textes de Fatima Besnaci-Lancou, Dalila Kerchouche, Vincent Crapanzo ou Raphaëlle Branche.

© Nina Leger

Le récit flirte aussi avec une dimension épique. Je pense, formellement, aux phrases agencées comme des séquences et des fragments, à l’absence de ponctuation en fin de ligne parfois, aux blancs typographiques, aux strates d’histoires (dé)construites. Est-ce que tu avais cette dimension à l’esprit ?

Une épopée, oui, mais une épopée contrariée ! Je voulais jouer avec ce souffle-là, celui de la fondation, de la création, qui est, avec la guerre, un des motifs de prédilection de la littérature épique — dans le roman, je fais régulièrement intervenir le mythe de la fondation de Rome par Romulus qui était un des modèles mythiques de Pierre Laffitte. Mais je voulais aussi interrompre cet élan, le fracturer. J’aime ce mot de strates que tu utilises, parce que les strates n’existent qu’à condition d’être plusieurs, quand l’épopée est un élan qui emporte tout sur son passage et met les événements au pas. Les péripéties y ont vocation a être dépassées et résolues à mesure que les héros approchent du but final. Je voulais syncoper cet élan, déjouer la marche au triomphe et l’acheminement progressif des faits vers un objectif unique et supérieur. J’ai cherché ça dans la matière même du récit — en m’appliquant à éviter tout effet de victoire ou de défaite définitif —, dans sa construction aussi, et puis dans son rythme — l’alternance des passages, la structure des paragraphes et, finalement, l’occupation de la page elle-même.

Quand tu écris, page 31, que « l’espace s’éparpille en questions », c’est évidemment le surgissement du sujet comme de la manière même d’Antipolis mais on pense aussi à Espèces d’espaces de Perec. Est-ce que ce livre t’a influencé ? Et, plus largement, quels sont les textes et œuvres qui ont pu inspirer ou nourrir Antipolis ?

J’aime infiniment ce texte de Perec — à tel point que j’en ai fait le titre de mon cours d’histoire de l’art aux Beaux-arts de Marseille. J’aime que Perec ait fait de l’espace un projet littéraire. À la fois dans Espèces d’espaces, mais aussi dans les premières pages de L’Infra-ordinaire, dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, etc. Je crois que depuis Mise en pièces, mon précédent roman, j’ai envie de faire de l’espace, plus encore que du temps, la dimension de mes romans. Pendant l’écriture d’Antipolis, je me suis constitué une petite bibliothèque de romans urbains. On y trouve Épépé de Ferenc Karinthy, Sporting Club d’Emmanuel Villin, Malakoff de Grégory Buchert, mais aussi des essais, notamment de deux auteurs qui m’ont accompagnée et vont continuer de m’accompagner : Ursula K. Le Guin, chez qui j’ai trouvé l’épigraphe d’Antipolis, et William Cronon — notamment un essai génial, qui s’appelle Une place pour les histoires : nature, histoire et récit et un autre, baptisé Le problème de la Wilderness qui m’a aidé à penser l’obsession de la nature sauvage que je retrouvais dans les récits fondateurs de Sophia Antipolis.

J’ai aussi regardé des films sur des villes, plutôt des documentaires, comme Derniers jours à Shibati d’Hendrick Dusollier que je trouve d’une justesse absolue, tant dans ce qu’il raconte de la destruction d’un lieu que dans la façon dont le réalisateur pense sa position. Il reste en retrait, mais ne fantasme  jamais sa disparition : il ne construit pas une fausse invisibilité de la caméra mais admet que son regard, en se posant sur les lieux et les gens, les modifie, les fait réagir, y intervient. J’oublie bien des choses, mais il y en a une que je ne peux laisser de côté : une série de peintures réalisée par Peter Doig dans les années 90 sous le titre Concrete Cabin. On y voit un bâtiment dont la façade blanche apparaît dans les interstices d’un rideau d’arbres. Doig a peint cette série d’après l’Unité d’habitation du Corbusier à Briey, près de Thionville. Géographiquement, on est bien loin de Valbonne, mais cette apparition du bâtiment à l’arrière-plan des arbres, le contraste entre l’obscurité des troncs et la blancheur lumineuse de la façade, tout dans ces images était pour moi comme un rêve d’Antipolis.

© Stefan Cornic
© Stefan Cornic

Antipolis est aussi un roman des noms : ceux que Pierre Laffitte a imaginés pour sa ville ; et le prénom de sa femme (Sophie/Sophia) qui est une matrice de tout le récit puisque nous allons aussi croiser Sonia, Safia, Sonja, Sun-Joo. Pourquoi ce jeu onomastique avec un prénom féminin décliné (alors qu’il est absent du titre…), que te permettait-il de tisser ou mettre en évidence ?

Isoler Antipolis sur la couverture était une façon de fixer cette première partie du nom pour mieux l’autre partie bouger, se déplacer à l’intérieur du récit. Officiellement, le nom Sophia a été choisi pour sa signification en grec (la sagesse). Sophia Antipolis devait être une Cité des sciences et de la sagesse. Mais ce terme était surtout inspiré à Pierre Laffitte par le prénom de sa femme, Sophie Laffitte, née Sofia Glikman-Toumarkine. Quand on étudie l’histoire de Sophia Antipolis, c’est avant tout une histoire d’hommes. Des réunions d’hommes, des décisions d’hommes, des entreprises d’hommes. Évidemment, j’ai été arrêtée par la présence de cette femme et j’ai eu envie d’écrire des histoires de femmes pour dire les histoires contrastées de ce lieu. Et comme ces histoires, partant d’un même objet, le racontent différemment, j’ai voulu que ces femmes portent ce déplacement et cette proximité dans leurs prénoms, qu’elles soient autant d’incarnations bougées de la ville.

Deux personnes/personnages sont au centre : Pierre et Sophie Laffitte, un couple d’une extraordinaire modernité et absence de conformisme, tous deux en quête d’un lieu. Pierre veut construire une ville pour réparer le passé de son épouse et le terrain que lui propose le préfet des Alpes-Maritimes est un retour pour lui, aussi, sur son enfance, ce qu’il pensait avoir quitté. Au-delà de la ville, ce sont aussi ces deux personnages incroyables qui t’ont portée vers ce livre ?

Disons que c’est la ville qui m’a portée vers eux — et vers elle, plus encore que vers lui !

© DK

Le livre s’ouvre sur une sublime citation d’Ursula K. Le Guin qui ancre le récit dans une perspective absolument fondamentale, « pour fabriquer un monde nouveau, il faut partir d’un monde qui existe » et « peut-être faut-il en avoir perdu un ». Et le lecteur le comprend peu à peu, ce monde qui existait et a été non seulement perdu mais effacé a beaucoup à voir avec la France post-guerre d’Algérie, avec une histoire invisibilisée. Cette citation a donc un sens extrêmement politique. Pourrais-tu expliciter l’importance de cette citation dans ton travail ?

C’était la première fois que j’écrivais sur des faits réels, au sens où une réalité historique  partagée existait et que mon roman la reprenait et s’y confrontait. Cette réalité me procurait un socle, un territoire constitué sur lequel avancer, et en même temps, c’était comme si quelqu’un regardait constamment par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais. L’effet était très étrange et il a fallu que je trouve par quels chemins faire avancer le fictif dans le réel et le singulier dans le général. Ursula K. Le Guin m’y a aidée — par cette citation, issue d’une conférence, et par d’autres textes comme sa théorie de la fiction-panier ou un autre essai merveilleux qui s’appelle « Une vision non-euclidienne de la Californie comme lieu froid d’être-au-monde ». Ursula K. Le Guin démontre combien il est possible de fabriquer du nouveau en partant de ce qui existe. Il suffit de trouver de nouvelles façons de dire cet existant.

Sophia Antipolis a été construite par un effet de tabula rasa : il n’y avait rien, il y aurait tout. Cette phrase est le point de départ du livre et je la répète comme un mantra jusqu’à ce qu’on cesse d’y croire, jusqu’à ce qu’on comprenne que rien n’est plus fictif que le rien, qu’il n’y a pas de fondation qui ne recouvre ou ne masque des états précédents.  Dans le cas de Sophia-Antipolis, ce précédent est le camp de harkis de la Bouillide — officiellement dénommé hameau de forestage de Valbonne — qui a précédé la fondation de la ville. Le camp de harkis a existé avant Sophia Antipolis et il a existé pendant, mais à aucun moment il n’a été intégré à son histoire. Restituer, par le roman, cette partie de l’histoire, m’a mise face à beaucoup de questions et d’hésitations. Après avoir entendu les habitants, après être allée sur le terrain où quelques vestiges sont encore visibles, après avoir lu et appris ce que j’ignorais, il a fallu que je me situe. Comment allais-je faire place aux harkis dans cette histoire qui les avait effacés ? Il fallait rompre le « silence des archives », selon l’expression de Saidiya Hartman, et cependant, je ne voulais pas parler à la place de.  Il était impensable que je m’arroge le point de vue des harkis. Il me fallait trouver des dispositifs narratifs pour dire sans usurper, pour raconter depuis le point de vue inconfortable, désagréable, de celles et ceux qui héritent d’une histoire de la violence et de la domination. Certains considèrent ce souci comme une pudibonderie en littérature où seules la liberté et l’imagination devraient faire droit et donner pouvoir. Mais je suis convaincue qu’on ne peut pas écrire aujourd’hui avec la prétention de se projeter en tout temps et en tout être. Dire ça, ce n’est pas limiter les sujets qui nous sont accessibles, ce n’est pas restreindre ou limiter, c’est dire qu’il faut inventer de nouvelles façons de dire, de nouveaux points de vue pour raconter des histoires sans se placer en leur centre. C’est aussi ce que dit Ursula K. Le Guin à la fin de cette citation quand elle avance que pour inventer un monde, il faut peut-être être soi-même perdue. Abandonner ses repères plutôt que d’appliquer ses coordonnées à toutes les situations et de se penser capable de les saisir sans mettre en danger son petit équipement référentiel.

© Nina Leger

Au-delà d’un lieu ou d’une époque, c’est la notion d’histoire qui est au centre de ton livre : je pense au passé de Sophie Laffitte, au contexte de la création puis du développement de Sophia Antipolis, aux harkis et au-delà de la grande histoire, de la storia, l’histoire en tant que fabula et récit. Dès les premières pages, tu rappelles que certaines histoires sont des « écrans », qu’elles reposent sur des béances et beaucoup d’oublis…
Tu serais d’accord pour dire qu’Antipolis, au-delà du lieu, interroge l’histoire dans les deux dimensions que j’évoquais ? Et que plus qu’un roman du lieu, c’est un roman du temps ?

Je n’ai jamais écrit de livre qui soit aussi nourri par l’histoire et pourtant, c’est un livre que j’ai écrit avec l’ambition de parler d’un lieu, de produire une écriture informée par l’espace plutôt que soumise à la dimension temporelle d’une intrigue — un roman topographique. Donc je plonge dans un lieu et j’en reviens avec du temps. Il n’y a bien sûr rien d’étonnant à ça, l’espace est du temps compressé et en effet, malgré moi, Antipolis est un roman du temps. Mais ce n’est pas un roman qui suit le fil du temps et ce n’est certainement pas un roman-fleuve (il est très court !). C’est un roman où le temps est stratifié, traversé de disjonctions qui lui font perdre sa direction. Pour placer temps et espace sur un pied d’égalité, on pourrait dire que dans ce roman, le temps perd le nord.

Nina Leger, Antipolis, éditions Gallimard, février 2022, 192 p., 17 €
Lire ici la critique du livre par Christine Marcandier