Antipolis de Nina Leger ou « L’espace s’éparpille en questions »

© Nina Leger

« Nous voulons croire à l’innocence des histoires, mais chacune est violente dans son ignorance des autres et dans l’acharnement qu’elle met à exister seule — recouvrant, conquérant, annexant, établissant un domaine dont elle se déclare unique propriétaire. Dès qu’une histoire est dite, les autres sont tues », écrit Nina Léger dès les premières pages de son nouveau livre, Antipolis, qui paraît aujourd’hui chez Gallimard.

Antipolis est justement le déploiement des strates souterraines et invisibilisées d’une ville rêvée puis conçue par un homme, Pierre Laffitte. Ce livre énonce, dans sa forme même, le refus que seul le grand récit, la mythologie de façade soient prises en compte. À la fois enquête sur le terrain, travail documentaire sur des archives étrangement trouées et mise en récit, Antipolis refuse les écrans, béances et « oublis », ne se contente pas des discours officiels et images imprimées. Nina Leger creuse les fondations pour retrouver les origines, elle fait du lieu un espace/temps multiple, creuset d’un récit en réseau. Et l’histoire qui surgit, Antipolis, est tout sauf « innocente », Sophia Antipolis s’est construite en occultant une partie du palimpseste et en écartant bien des marges volontairement désignées comme telles : et ce sont bien ces histoires tues que Nina Leger retrouve et donne à entendre.

Reportage de TF1 sur Sophia Antipolis (capture d’écran INA)

Antipolis s’ouvre sur un récit de genèse. « Il n’y avait rien, il y aurait tout », la phrase revient en boucle, mantra du surgissement architectural d’une forme d’utopie, formule magique visant à faire entrer dans les esprits et les mémoires qu’avant il n’y avait rien sur ce bout du plateau de Valbonne. Puis s’élève Sophia Antipolis, ville idéale, avec ses habitations, écoles, théâtre à ciel ouvert ; ses entreprises, laboratoires, universités, centres de recherche. Une « ville du futur pour susciter le futur », comme l’énonce Pierre Laffitte dans une tribune publiée dans Le Monde, le 20 août 1960. Peu importe le terreau et le lieu d’ancrage de la future cité idéale d’ailleurs, l’utopie pourrait surgir près de Paris, vers Étampes, Orléans, Montargis, ce serait Uranie-sur-Essonne, Tekhné-sur-Loire, Sophia-en-Gâtinais, ou même Callisto-en-Yvelines et pourquoi pas Arkhè-sous-Bois ? Pierre Laffitte, 35 ans, polytechnicien et ingénieur des Mines, veut d’abord et surtout fonder une ville, où qu’elle s’implante, pour réparer le passé de la femme qu’il aime, « Sophie Laffite, née le 27 octobre 1905 sous le nom de Sofia Grigorievna Glikman-Toumarkine ». « Fille de la noblesse juive de Kiev », Sofia a connu l’exil à Berlin après la révolution russe, parce qu’aristocrate, l’exil à Paris parce que juive, « à chaque fois, le refuge devient piège ». Elle « n’a éprouvé les villes qu’à la manière d’étapes » et Pierre veut pour elle un lieu qui répare, « une ville de la sagesse contre les barbaries de la guerre, une ville du futur contre les atrocités du passé, une ville antidote ».

Tout sépare Pierre et Sofia Laffitte, elle aime et enseigne la littérature, il vit dans les chiffres, elle a vingt ans de plus que ce jeune ingénieur pour lequel elle a divorcé. La ville que rêve Pierre, « surgie de leur rencontre », sera donc une « affirmation ». Une ville des sciences et des lettres conciliées, d’une modernité non industrielle, du progrès par les arts. Mais dans les années 60, la France a mieux à faire que de penser à cette utopie urbanistique : l’empire colonial se délite, les indépendances se succèdent, la guerre d’Algérie n’en finit pas, « pourquoi se soucierait-on de créer une ville alors qu’un territoire grand comme quatre hexagones menace de s’échapper ? ». La tribune du Monde ne fait aucune vague, les années passent, et c’est lorsque l’on commence à rêver de plage sous les pavés que la « Florence du XXe siècle » ou « Athènes future » refait surface… Le préfet des Alpes-Maritimes veut diversifier l’économie du territoire, que la côte d’Azur ne soit plus seulement associée au tourisme et aux fleurs : il propose le plateau de Valbonne à Pierre Laffitte. La situation est idéale, proche de l’aéroport international de Nice, le lieu tout de forêts, limitrophe du village  de Valbonne comme de la ville d’Antibes… Il est un centre, encore vierge. C’est sur cette « zone en négatif sur la carte » que pourra se construire la ville rêvée par l’ingénieur, tout est là, jusqu’au nom. Sophia comme la sagesse et surtout comme la femme aimée + Antipolis hérité de la fondation d’Antibes = Sophia Antipolis, cité internationale de la sagesse, des sciences et techniques comme l’annonce Nice-Matin. Cette ville sera un Eldorado scientifique en plein Éden touristique.

Mais Nina Leger n’a pas fait du nom de la ville le titre de son livre. Antipolis n’épouse pas le récit politique ou journalistique, ce n’est pas le grand récit épique de l’édification d’une cité radieuse. Ce qui intéresse l’autrice, ce sont les récits autour de ce mythe : les vies de Sophie et Pierre Laffitte, celles des premiers habitants et de ceux qui décennie après décennie emménagent ou partent, celles de ceux que le préfet a oubliés lorsqu’il offre quarante hectares de terrain pour établir et édifier cette ville ouverte sur la forêt et le monde : les harkis du camp de la Bouillide, installés sur ce « territoire indécis, pris entre la côte et l’arrière-pays » à la fin des années 60. Dans ce hameau de forestage, des hommes et des femmes ont été logés dans des préfabriqués assemblés à la chaîne (et à la hâte), dans des conditions iniques, pour entretenir les bois. Eux qui « ont choisi la France », comme le dit la formule consacrée, espèrent une reconnaissance et une mémoire. Or le préfet s’est tu et Pierre Laffitte n’a rien vu, le chantier a été complexe et Sophie est morte alors que les premiers habitants s’installaient. « La ville advient, la femme s’en va »… Sophia Antipolis est aussi cette « ville fantôme », pour le cadastre (les codes postaux renvoient à Valbonne, Biot, Antibes…), pour l’Histoire avec ses strates d’oublis volontaires et béances douloureuses, ces « harkis, témoins d’une guerre qu’on ne veut pas nommer et rappels lancinants d’un passé encombrant ». Et c’est bien cet entre-deux matérialisé par une ville chimère et spectre qui fascine Nina Leger, entre mythologie construite et réalité plus sombre, façade éclatante de la modernité et crépis qui cloquent et se grisent, mise en avant d’une naissance ex nihilo (« Il n’y avait rien, il y aurait tout ») et présence effacée, mensonge d’un « terrain sans histoire ».

Des histoires il y en eut, et Nina Leger les exhume. Elle raconte la vie sans archive de Sophie Laffitte comme la genèse si documentée de la ville nouvelle qui porte en partie son nom. Elle rassemble les paroles éparses des habitants comme le récit officiel voulu par les politiques. Depuis une enquête de terrain et une plongée dans les archives, sans oublier les blancs de l’Histoire, Nina Leger raconte ce que beaucoup n’ont pas voulu voir ou savoir. Les fictions s’édifient sur les silences, elles aussi sont des constructions. Mots ou pierres, il s’agit toujours de bâtir. Si Sophia Antipolis a été voulue comme « la ville en face », Antipolis s’offre comme un contre-récit, sidérant de poésie et d’engagement, interrogeant la situation des histoires, métamorphosant les couches urbaines en strates temporelles. Il n’est bien sûr pas un hasard que Nina Leger ait placé son livre fabuleux — mise en récits singulière versus fable collective — sous l’exergue d’Ursula K. Le Guin : « Pour fabriquer un monde nouveau, il faut partir d’un monde qui existe. Aucun doute là-dessus. Pour en découvrir un, peut-être faut-il en avoir perdu un. Ou être perdue soi-même ».

Nina Leger, Antipolis, éditions Gallimard, février 2022, 192 p., 17 € — Lire ici l’entretien que Nina Leger a accordé à Diacritik, autour d’Antipolis, « Dans ce roman le temps perd le nord ».

PS : Je dédie cet article à ma mère, Liliane Marcandier. Nous avions quitté Nice pour Valbonne en 1985. Chaque fois que, dans sa R5 puis sa Twingo, nous longions Sophia, elle laissait échapper sa colère face à la situation « réservée » aux harkis des Bouillides. Maman, tu aurais tant aimé ce livre.