Eugene Marten : Un monde-poubelle (Ordure)

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Si Ordure, d’Eugene Marten, est un livre étrange, très étrange, ce n’est pas parce qu’il inventerait un univers fantastique, un récit qui permettrait de s’évader dans un monde qui ne serait pas le nôtre. Ordure est au contraire ancré dans notre monde de la façon la plus banale, la plus terre à terre – la plus matérielle – mais cet ancrage est lié à un point de vue qui fait émerger ici, parmi nous, peut-être en nous, un monde que nous n’avions pas vu.

Le récit a comme figure centrale Sloper, agent d’entretien dans un immeuble (et ancien employé d’une morgue), vivant dans la cave de la maison habitée par sa mère qu’il ne voit jamais et avec laquelle il communique par des cris, des bruits (l’inverse, donc, d’un langage articulé, d’un dialogue), ou par l’intermédiaire du vide-ordures. Sloper nettoie l’immeuble dans lequel il travaille, il ramasse les déchets, les détritus, les restes de nourriture laissés dans les poubelles. Il a aussi l’étrange habitude de ne pas jeter ces restes puisqu’il les mange, s’en nourrit. Son territoire est celui du sous-sol de la maison de sa mère et dans lequel personne à part lui ne va, celui des couloirs désertés, des pièces vidées et sombres. Il n’interfère avec quasiment personne, ou sinon de manière minimale (là encore à la limite du langage articulé), vit dans les marges des lieux où les autres vivent et travaillent. Sloper est plus proche du rat que de l’humain et son appréhension du monde est également, sans doute, plus proche du rat : se nourrir dans les poubelles, rechercher les espaces à l’écart, sombres, éjaculer – il se masturbe puis nettoie, le sperme n’étant rien d’autre qu’un déchet sale à nettoyer – sans affects, sans érotisme, sans aucune des dimensions culturelles de l’existence, de la nourriture, de la sexualité, du rapport à autrui.

Ordure fait émerger un monde sans signification ni rationalité commune, un monde d’objets, de corps-objets, d’organismes réduits à leur matérialité, moins des corps que des matières et des fonctions : manger, déféquer, éjaculer, parler, nettoyer, etc. Dans ce récit, Eugene Marten s’efforce d’effacer – de nettoyer ? – ce qui pourrait faire sens, ce qui amorcerait le début d’une explication : la seule signification est celle des faits qui ont lieu, la seule explication est celle de l’acte en train de se faire (on fait ceci parce qu’on le fait). Ordure est un livre où l’humain semble avoir disparu – à moins que l’humain ne s’y révèle par-delà ce que l’Homme projette habituellement sur lui-même et sur le monde, à savoir du sens, des rites, des règles, des coutumes, une rationalisation…

Le monde de ce livre est un monde sans causes : ce qui y existe n’y existe qu’au présent, sans explication, sans rapport de causalité. Pourquoi ces étranges habitudes de Sloper ? On ne sait pas. Pourquoi vit-il dans la cave de la maison de sa mère, pourquoi lui est-il interdit de monter la voir ? Lorsque Sloper découvre le cadavre d’une femme dans une benne à ordures, il ne s’interroge pas sur ce fait, ne cherche pas à élucider les motifs ou les circonstances de l’assassinat, il récupère simplement le corps et s’en sert comme il le ferait d’une poupée gonflable. Lorsqu’il surprend les conversations téléphoniques d’une personne qui travaille dans l’immeuble où il est employé, nous ne savons pas à quoi correspondent ces conversations, à qui l’on parle ni précisément de quoi : nous lisons ce qui est entendu au présent, des bribes de sons, des mots sans contexte, sans prolongement, sans signification.

Le monde d’Ordure est sans transcendance, sans relations signifiantes, monde qui devient une succession de présents asignifiants – sans même l’idée qu’il pourrait ou devrait y avoir des significations. Ordure est le monde d’un monde d’objets, de matières, de fonctions, un monde comme perçu par un homme-rat ou homme-objet, un homme-organisme dont l’esprit n’est pas plus large que ce que son corps lui permet de penser ou le pousse à penser, corps déshumanisé, sans affects ou sentiments particuliers, répondant comme mécaniquement à de simples sensations immédiates : manger, éjaculer, dormir…

Ordure pourrait être un lointain descendant de L’Étranger. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus note que : « Les hommes aussi sécrètent de l’inhumain. Dans certaines heures de lucidité l’aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure ». Camus évoque le cas d’un individu qui téléphone, qui est perçu à travers une vitre sans que soit entendue la conversation qu’il est en train d’avoir : est perçu un ensemble de gestes, est vue une situation, mais vidés de toute signification : ici limité à la perception visuelle, ce qui est vu n’a pas de sens. Si nous supprimons les rapports entre ce que nous percevons et les liens signifiants qui sont impliqués, si nous l’isolons en un présent de la perception, alors la signification disparaît – ce qui est le parti pris d’Ordure, livre dans lequel on retrouve le cas de la conversation téléphonique (seulement entendue) mais aussi, comme dans L’Étranger, la mort de la mère, mort qui laisse le fils indifférent, une relation avec une jeune femme mais plus tordue que dans le cas de Meursault et Marie… Cependant, le récit d’Eugene Marten ne relève pas de la « littérature de l’absurde » puisque le sens n’y est pas expérimenté en tant que manque, son absence ne renvoyant à aucune métaphysique définie par le manque de sens, par une forme de regret de ce manque.

Ordure, est le roman de cette perception singulière, étrange, par laquelle advient un monde étrange – une perception non pas synthétique mais analytique (comme pour L’Etranger). Par elle, tout devient morceau, composé de morceaux, bout de quelque chose, bribe ou reste abandonné. Les moments, les actions, se juxtaposent sans cause, sans explication, sans signification autre que celle du simple fait. Tout devient objet, désubjectivé – la conscience même de Sloper pouvant être perçue par lui-même comme de l’extérieur, comme il percevrait un objet (ce qui correspondrait à une des fonctions de la deuxième personne du singulier parfois utilisée par l’auteur). Tout devient matière et fonction, dans une sorte d’égalité générale.

Par exemple, dans Ordure le corps est manipulable comme un objet, manipulé, décomposé ou décomposable en parties plus ou moins disjointes, rejoignant l’état paradoxal du cadavre : à la fois corps d’un être humain et absence de ce qui fait d’un corps humain autre chose qu’une simple matière (Sloper a également été employé dans une morgue). Le personnage se souvient d’un épisode passé au cours duquel sa mère aurait déchiré les magazines pornos de son fils : « Il ne savait plus combien de temps ça faisait depuis ce jour où il était rentré du parc qui donnait sur le fleuve pour voir tous ces petits bouts de papier glacé éparpillés sur le perron, dans la pelouse et dans l’allée. Certains morceaux étaient plus gros que d’autres et Sloper avait reconnu des parties de corps provenant de ses magazines ». De même, lorsqu’il a des « relations sexuelles » avec le cadavre trouvé dans une benne, et que la décomposition du cadavre rend ces relations plus compliquées, Sloper a l’idée d’ouvrir un nouvel « orifice » dans le corps – le sexe, la bouche ou l’anus n’étant alors que des trous, des objets partiels, purement matériels et fonctionnels auxquels il est possible d’en substituer d’autres en perforant le corps à l’endroit le plus pratique, le plus satisfaisant pour telle fonction (« Il se vida en quelques spasmes puis tomba endormi »). Le corps n’est plus humain, il est matière, corps-objet, matière indistincte sans signification autre que l’usage qui peut en être fait. Nous serions ici proches du matérialisme radical de Sade.

La conscience perceptive de Sloper, conscience analytique, conscience de morceaux séparés et non d’ensembles signifiants, produit pourtant d’étranges rapports mais qui ne sont pas différenciants ou hiérarchisants, qui produisent au contraire une indistinction, une égalisation ou équivalence de tout. Ce qui existe devient morceau mais aussi rejoint l’identité et la logique de l’ordure, du déchet, du reste : le langage qui s’énonce, les corps qui semblent pourtant exister, ne sont plus appréhendés qu’en tant que restes de causes jamais perçues, d’intentions inapparentes, de fonctions ou d’actions non décrites, qu’à travers ce que la logique du sens ou les fonctions produisent – restes en décomposition ou en voie de décomposition, morceaux déchirés d’ensembles non perçus, qui n’existent pas pour la conscience de Sloper.

Dans le récit, par exemple, le corps se manifeste volontiers par ce qu’il produit, par les restes de ses fonctions et activités : morceaux de nourriture, défécation, pets, humeur, etc. Plus radicalement, le corps n’est pas différent de ces « restes », identifié à ses humeurs, à sa merde, à la nourriture : « La chair se tasse contre l’os et prend de nouvelles formes, mais le mexicain, ça fait plutôt de la bouillie. Si le plateau est jeté de travers dans la poubelle, le guacamole et la crème dégoulinent sur tout le reste. Le fromage formait une peau » ; et, plus loin dans le texte : « A ce que Sloper avait entendu dire, la poussière n’était que de minuscules fragments de peau morte ». Le corps est équivalent au déchet et équivalent au cadavre et à sa décomposition, défini par le phénomène mécanique de la mort qui l’habite, corps vidé de toute subjectivité réelle, de toute dimension spécifiquement humaine – corps non pas d’autrui mais corps-objet, corps-fonctions, corps-matière, corps-cadavre, corps dont toute signification est effacée, nettoyée…

Il en est de même du langage que Sloper ne maîtrise pas totalement, qui n’existe le plus souvent qu’en tant que bribes, qu’en tant qu’énoncés purement factuels et déconnectés d’ensembles signifiants plus larges, qu’à la limite du bruit, du son inarticulé, de l’émission par la bouche de ce qui aurait son équivalent dans ce que l’anus peut aussi expulser… Le langage, ici, tend vers la limite de l’humain, traversé par cette limite, il est le langage d’une matière parlante ou sonore, le bruit émanant d’un quasi-cadavre, le langage-cri d’un rat. Une des dimensions admirables de ce livre est qu’Eugene Marten ne se tient pas à distance de ce régime du langage en se contentant de l’attribuer à son personnage : il en fait au contraire le principe de son écriture, la loi du rapport au sens qui est impliquée par celle-ci, le moteur du processus narratif qu’il met en place. L’écriture d’Ordure tend vers un tel langage et développe le monde et le sens dont celui-ci est porteur.

Il est possible de lire ainsi ce texte étonnant, texte qui s’efforce de faire exister un monde perçu par un quasi-cadavre, un monde qui existerait si l’humain en était absent, ou un monde qui, de fait, existe déjà et a toujours existé si l’on nettoie du monde tout ce que l’humain lui ajoute, invente, crée de signifiant…

Il serait également possible de lire Ordure comme l’expression de ce qu’un certain état social et économique et politique du monde produit – produit, aussi bien, au sens de l’excrément produit par le système digestif, au sens des humeurs et grouillements produits par la décomposition du cadavre…

L’immeuble qui est le lieu de travail de Sloper est déjà organisé selon des divisions spatiales et fonctionnelles qui morcellent non seulement l’espace mais aussi les relations et les consciences : chacun est un morceau à l’intérieur d’un espace (étage, bureau…) qui est lui-même un morceau, l’ensemble, le tout étant effacé. Ce qui apparaît de l’existence des individus est leur consommation de nourriture, le fait que leur corps se réduit à une fonction rentable mais aussi à des fonctions organiques (manger, déféquer…). Leur travail est indissociable de la production continue et importante de déchets divers : papiers (déchirés), cartons, plateaux repas, etc. Les gens (travailleurs ou non) existent à travers ce qu’ils mangent et les déchets que cela produit, manger semblant être la fonction nécessaire à la survie du travailleur, à son efficacité, mais aussi un processus permanent obéissant à l’excès, à la surconsommation : burgers, sandwichs, pommes de terre, donuts, pizzas, bagels, cookies, croissants, galettes de riz, muffins, gâteaux, glaces… Manger, manger et jeter, manger et chier, travailler, produire de la richesse et produire des excréments et manger… : voilà l’état de l’humanité fabriquée par la logique de la consommation, par la sorte de productivisme néolibéral actuel.

Le système social, économique, politique actuel produit des corps-morceaux, des consciences-morceaux qui ne perçoivent que des morceaux, des individus-cadavres réduits aux fonctionnalités de leur organisme, des êtres à peine humains. C’est le capitalisme actuel qui produit un certain type d’individu, un certain type de subjectivité, un certain type de corps comme l’organisme produit sa merde.

 

Le diagnostic établi par Eugene Marten est radical, implacable, diagnostic qui, tel un miroir, telle une lumière brusquement allumée, fait voir ce qui dans ce système néolibéral n’est pas vu, encore moins dit : l’humanité y est niée, les êtres humains n’y existent qu’en tant qu’organismes fonctionnels, les individus n’y sont que des restes, des déchets, de la merde, littéralement. Et le monde devient, tout aussi littéralement, une immense poubelle peuplée de vers, d’excréments, de sang et de sperme, de restes de bouffe en décomposition… : tout ce qui, ici ou là, porte encore le nom d’humanité…

Eugene Marten, Ordure, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Préface de Brian Evenson, éditions Quidam, janvier 2022, 112 p., 13 € 50