Choses lues, choses vues (3): Christophe Manon, Joël Baqué, Martin Richet, Michèle Cohen-Halimi

© Alix Rosset

Pendant “les fêtes” (appellation dont le sens m’échappe parfois – ou plutôt qui me conduit à m’échapper, notamment par la lecture), j’ai continué à explorer l’œuvre de Roberto Bolaño, auteur aujourd’hui fameux (comme en témoigne le dernier Goncourt qui se réclame à haute voix de lui), dont je dois avouer n’avoir lu jusqu’ici que les livres de taille relativement modeste – le  plus marquant dans mon souvenir étant La littérature nazie en Amérique (en passionné de vies imaginaires, de Schwob à Borges) et le plus épais, Le Troisième Reich (à quoi s’ajoutent plusieurs recueils de nouvelles, de brefs romans comme Étoile distante, et l’essentiel de la poésie). La republication de cette œuvre, assortie de quelques inédits, en six volumes chez L’Olivier, incite à rattraper ce qui n’est en rien un retard (quelle importance d’être à l’heure ?) et surtout (en ce qui me concerne) à me débarrasser de l’inquiétude qui me vient au moment d’aborder de gros livres – Ulysse n’étant pas le premier volume que j’ai lu de Joyce ; et j’ai toujours repris La Recherche de Proust par fragments, parfois quelques pages, parfois plusieurs cahiers. Devant la plupart des pavés littéraires survient, presque malgré moi, un a priori défavorable : le sentiment que l’auteur a négligé de resserrer, d’élaguer ; qu’il a laissé filer sa prose au lieu de “faire pièce au flux narratif” (Ollier). Bref, la réédition récente des Détectives sauvages, 750 pages en version “L’Olivier” (et bien davantage en Folio), m’a permis de débloquer la situation : de jeter aux orties cette appréhension irrationnelle qui m’avait empêché autrefois de me l’offrir (même s’il me faisait de l’œil, en librairie). L’ayant traversé, lentement, quotidiennement, à la nuit tombée, je n’ai cessé de me répéter : quelle claque ! Quel flux sidérant ! Quelle polyphonie ! Et qui, de plus, ne cherche jamais à noyer son lecteur, ne l’empêche jamais de respirer, et lui permet d’y mettre du sien, chacun restant libre de choisir à quel tempo dévorer cette sidérante matière – ce roman dont le sujet est la poésie (et de plus, pour qui est né, comme l’auteur, dans les années 1950, celle de notre jeunesse – en novembre 1975, quand s’ouvre la première partie des Détectives sauvages, j’approche les vingt ans, tandis que Bolaño en a vingt-deux).

Ce 10 janvier 2022, après vingt-quatre soirées de lecture sans jamais m’être lassé, je referme le livre en pestant : déjà fini ?!… Économie prodigieuse que ne connaîtra jamais l’auteur du best-seller programmé de plus de six cents pages en cette rentrée. Les Détectives sauvages est un grand livre (et non un gros, comme dirait Johan Faerber). Même si son auteur est “à la mode” (et tant mieux) – même si je découvre avec stupéfaction que tout le monde ou presque autour de moi l’a lu, ce livre n’a probablement pas encore trouvé tous ses lecteurs (de toutes générations et de tous continents). Il convient donc, non de lui tresser des lauriers supplémentaires, mais de faire passer inlassablement le message (le seul qui vaille, en réponse à So May we Start ?), sans forcément ajouter de commentaire critique. Aucune urgence, ça viendra. Il faudra, bien entendu, le relire, et se mettre en attente que le travail opère, lentement, de manière inconsciente… Si on s’y met trop tôt, on prend le risque de vouloir trop dire, manquant ainsi l’émission, par montage (juxtaposition, superposition, tuilage des voies) et recherche polyphonique (orchestration des voix), de ce petit son de cloche “dissonant” (même si “en accord”) qui seul peut justifier de prendre la plume.

Les lectures du jour – je veux dire à la lumière naturelle – sont de toute autre nature quand un intense (et immense) roman sollicite vos dernières forces avant de plonger dans le sommeil. Elles se sont souvent portées en ce début d’année sur d’assez petits ouvrages (autour d’une centaine de pages, souvent moins), de ceux qu’on peut lire, sinon d’un trait, disons en deux-trois reprises, assis, allongé, debout dans les transports : que l’on peut interrompre, avant d’en rependre la lecture à  tout moment ; et même relire pour le plaisir de retrouver quelques lignes déjà repérées, soulignées ou mémorisées à première lecture, dont on s’imprègne de manière plutôt sensuelle, et qu’on interroge de la manière la plus ouverte possible, se défiant des énoncés trop clairs.

1.

De Christophe Manon, j’avais seulement lu Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) quand nous nous sommes rencontrés afin de préparer une table ronde à la Maison de la poésie au sujet de Claude Ollier – la deuxième d’une après-midi de rencontres organisée par Arno Bertina, le 16 octobre 2016, pour le deuxième anniversaire de la disparition de cet écrivain secret et radical. Christophe Manon avait eu l’occasion de dire que la lecture de Fuzzy Sets (10/18, 1975), le 8e et dernier livre de la première suite fictionnelle d’Ollier, Le Jeu d’enfant, l’avait aidé à trouver la forme la plus juste pour sa fiction, non par imitation, et sans subir d’influence particulière de ce livre singulier dans le parcours de l’auteur de La Mise en scène, mais par frottage de sa propre vision à celle d’un autre – d’un proche inconnu, comme rencontré par surprise –, à la manière d’un peintre qui, traversant les salles d’un musée, tombe sur un tableau qui, parce qu’il montre une étrange tache de bleu, ou une manière précise de fixer un visage, ou un pli d’étoffe, lui permet tout à coup de résoudre un problème qui l’empêchait d’apposer un point final à sa toile. Ce jour-là (de préparation de notre échange où étaient aussi conviés Jean Narboni et Paul Louis Rossi), Christophe Manon et moi avons échangé quelques livres. Les siens étaient un petit livre publié par Marie-Laure Dagoit (Le flux continu et imperceptible du temps, Littérature mineure, 2016) et Au nord du futur (Nous, 2016) qui venaient de paraître. Je me souviens avoir été ébloui par le chapitre 3 de ce dernier ouvrage, Cela, qui proposait un poème subtilement travaillé sur le plan typographique, usant de différents niveaux de gris, ce qui offrait au compositeur que je suis, même quand je fais ce travail de lecture, une sorte de partition ouvrant à quelque chose de bien plus bruissant, musical, que le plus courant de la poésie “sonore”. Un des beaux poèmes de ces dernières années, en fin de parcours d’un livre étonnant de la première à la dernière ligne (du premier au derniers vers).

Au nord du futur © Christophe Manon, éditions Nous

Aujourd’hui, chez le même éditeur, Nous, paraît Provisoires, cette fois en cinq séries de poèmes, auxquelles s’ajoute un tout dernier avec lequel, curieusement, j’ai envie d’ouvrir cette brève lecture (impossible de “spoiler” avec cette forme, on peut donc commencer par la fin) :

“La lumière est
la lumière
le monde est
le monde les pierres
sont elles sont
les pierres les plantes
sont les plantes sont
les bêtes sont les bêtes
et les hommes sont
les hommes
sont ce qu’ils sont
tout ce qui est
dans la lumière du monde.”

Cinq séries de textes “distincts d’un point de vue formel et prosodique qui alternent dans le cours du volume”. Comme j’en ai déjà relevé les derniers mots, reprenons maintenant les premiers : “Ce que le regard attend / toujours / se dérobe / et c’est peut-être / un sommeil très ancien / qui vient / le souvenir d’une étreinte / ou d’un baiser / cette part inflammable de soi / qui relance le corps / une chose et son ombre / qui se dissolvent dans la lumière / et font basculer l’instant / comme une plume tombe / dans cette peur intime / soumise à la poussière.” Imparable. Touchant, je veux dire concrètement – c’est le corps du lecteur qui est pris (la lecture est une relance du corps quand le texte n’est pas désincarné), avant que ce dernier ne se dise qu’il y a peut-être quelque chose à saisir, et pas simplement des sons susceptibles de le traverser, avant de s’évanouir dans le silence et l’oubli.

Dans la présentation de Provisoires, il nous est dit que “l’ambition de ces textes est de proposer une vision de l’espèce humaine non dénuée d’espoir, mais qui en souligne la fragilité et qui pose un regard à la fois lucide et mélancolique sur le monde contemporain et le destin des individus.” Et il est vrai que “mélancolique” et “lucide” sont synonymes (nous ne sommes pas dans le “vague à l’âme”, mais dans le “mal de l’âme”) et que, si ce texte nous touche, c’est aussi parce que nous partageons cet état – ainsi que certaines obsessions (tout est là). “Poésie lyrique” – et aussi expérimentale (qui charrie diverses expériences – non comme un fleuve sauvage, mais comme un cours d’eau agité, non moins violent et ténébreux). Avec probablement une part autobiographique (comment pourrait-il en être autrement ?) traduisant les luttes de toute une vie pour “résister à la fin et à notre effacement”. Série 3, fragment : “[…] s’évanouissent les heures les hommes / passent leur chemin est assailli de lumière / ou peut-être est-ce le réel qui s’épuise // les morts suent encombrent les vivants aussi / vont chacun moite et nu murmurant […]” Lire un nouvel ouvrage d’un auteur apprécié me conduit à rouvrir les précédents, quitte à n’y dérober au passage que quelques pages (ou même quelques lignes) en monte-en-l’air désinvolte. Et dans Pâture de vent (Verdier, 2019) je trouve ceci : “Ce fut une chute inexplicable puisqu’il était debout. Il ne tombait pas mais il eut l’impression que sa tête approchait du sol et ses pieds se précipitèrent dans l’autre sens. Il se retrouva soudain au fond d’un lieu très sombre nageant entre de longues algues molles. Il criait et sa bouche ne s’ouvrait pas. Il pleurait et aucune larme ne coulait.” Stupeur de vivre, de continuer (“ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer” – Samuel Beckett, L’Innommable), terreur (et enchantement parfois) de devoir frayer avec les fantômes, tout en se frottant aux puissances du désir. Je ne sais s’il faut classer les livres de Christophe Manon et proses et en poésies – à mon avis, non, ce que la page “du même auteur” confirme, ne traçant aucune frontière entre les genres.

(Relever les battements – et pas seulement du cœur.)

“et même si chacun
passe au coin de la rue passe
indifférent à la gloire transitoire
des ombres chacun vaquant
à ses occupations majeures soumis
à ses peines ses défaites ou ses joies
singulières et cependant réelles bien
réelles ou bien ou seulement rêvées c’est
sous un même soleil avec un cœur
semblable avec semblable
cœur resplendissant dans la même
lumière dans la même lumière”

2.

Avec Joël Baqué, c’est une autre histoire. Je me rends compte qu’il est connu comme le loup blanc (je l’entends parler à la radio et constate que la personne qui lui pose des questions s’adresse à quelqu’un dont la singularité biographique est déjà bien établie) ; mais je dois avouer qu’avant de recevoir par surprise Trois chaos (chez P.O.L – il s’agit de son douzième livre, le septième chez ce même éditeur), son nom ne m’était pas familier, sinon de manière lointaine, comme très discrètement déposé dans un recoin de la mémoire (ce qui est bon signe, finalement – la majeure partie de ce qu’il nous reste à lire viendra essentiellement d’auteurs et d’autrices à l’écart de notre “cercle”, et certainement pas des vedettes du moment).

Trois chaos est assez bref : une soixantaine de pages, le plus souvent composées de quelques lignes, six ou sept en moyenne. Comme j’entre assez vite en dialogue avec ce livre, à travers certains signes (certaines obsessions), je me renseigne. Je trouve rapidement deux ou trois renseignements utiles sur son auteur qui (nous dit-il) a été “membre actif du peuple des enfants, adolescent vaseux (mais courant vite et longtemps !), gendarme mobile, CRS avec la spécialité de maître-nageur-sauveteur et puis officier de police, encore en ce moment où j’écris ces lignes (2016)”. Et aussi cet événement singulier – de ceux qui ont don de changer une vie : un jour, alors qu’il exerçait son métier de CRS-maître-nageur sur une plage, un estivant lui a apporté un livre de Francis Ponge, oublié sur le sable par un vacancier étourdi. Il ne s’agissait pas d’un recueil de poèmes, mais des entretiens de l’auteur du Parti-pris des choses avec Philippe Sollers : une bible pour certains ; et pour Joël Baqué, une révélation : “La poésie non poétique j’ai tout de suite dit “yes !”. Sans ce livre, on serait sans doute pas là vous et moi à se flairer de loin (cité par Mathias Énard).” De quoi déposer l’incipit d’une légende.

“Allongées sur leur serviettes, filles et garçons regardent la lumière à travers leurs paupières baissées.

(le bruit des vagues dépasse légèrement le silence).”

Cet accord entre le visuel et le sonore qui passe par une langue simple et précise est touchant (une fois encore, concrètement). Trois des cinq sens, déjà, s’imbriquent – mais les deux autres sont aussi actifs. Dans le premier de ces Trois chaos, il est question de “filles dorées” et de “garçons agités” qui “longent le rivage” :

“Aux rires des garçons agités, aux vagues salées

S’entremêlent les cheveux des filles dorées.”

Sens de l’observation, sollicitation de la mémoire, pour générer des rythmes, obsessionnels, dont on saisit d’emblée que ce “chaos” vient d’assez loin : de l’adolescence et des premiers émois (notant ceci : il y a recherche organique, plus qu’artifice). Quelque chose de fébrile, d’émotionnel, mais sans jamais appuyer le trait. Calme paradoxal de ces “cartes postales poétiques” où, comme déjà noté, le visuel est traversé par le sonore – deuxième chaos, fragment :

“Neige, congères, forment un chaos léger.
Neige, congères, s’agrègent au territoire.
Froid, clarté, nuit (proies), s’agrègent au silence.
(des buses glissent sur le fond sombre du ciel)”

Précision de l’écriture. Des couleurs, par exemple : rouge n’est pas jaune n’est pas bleu et encore moins vert. Description de ce qui est vu comme de ce qui est ressenti. Joël Baqué se dit autodidacte, non-intellectuel, non-politisé, simplement à la recherche du plaisir d’écrire : force de ce bref recueil qui témoigne d’un sens profond du resserrement. Trois chaos : adolescent, minéral, végétal et animal (au fond non séparés, les liens se faisant et se défaisant sans cesse). Et un certain fétichisme (un certain érotisme, vaguement désuet – on sent à quelle génération appartient l’auteur, clairement là, présent, témoin), comme celui qui se rapporte à l’observation fascinée des ongles peints des jeunes femmes, dont la brillance est associée à une promesse : “Le vernis des ongles scintille, les corps se frôlent, / les regards se croisent (certains brillent, d’autre fuient).” Couleurs, lumières, silences, détonations… Troisième chaos, fragment :

“Une buse postée sur un piquet

au bord d’un pré simplement vert.

(avant de s’y poster, la buse considère le piquet
dans son contexte)”

Couleurs complémentaires : vert-pré, rouge-sang. “Confrontées à un obstacle, les légions romaines procédaient avec méthode. // […] Aux cliquetis des armes succédait celui des bracelets dorés, // aux corps amoncelés, des corps enlacés, // aux cris, des soupirs (cris affaissés), // au chaos des combats, le silence des cadavres, // aux étendards, le fond rouge (sanglant) des choses.” Et ce vers énigmatique : “Que préfèrent regarder les morts, sinon rien ?”

3.

Parmi les “autres éditeurs” (que P.O.L) ayant publié un ou plusieurs livres de Joël Baqué, il y a Éric Pesty pour deux titres, Pré ou carré et Ruche, dans la “collection agrafée”. Chez ce même éditeur, mais cette fois dans la “collection brochée”, Martin Richet et Michèle Cohen-Halimi nous proposent chacun, en cette rentrée d’hiver, un nouveau titre.

Je ne compte plus les livres traduits par Martin Richet qui ont pris place dans ma bibliothèque – de Robert Creeley, Robert Duncan, Etel Adnan, Joe Brainard et tant d’autres, dont bien entendu Gertrude Stein, et bientôt Lorine Niedecker (chez Héros-Limite, Corti, Manuella Éditions, Joca Seria et Cambourakis, etc.) –, mais je connais moins son travail personnel. Le projet principal de Martin Richet a pour titre Comment vivre. Un premier volume, De l’âme, a paru chez Éric Pesty en 2016 (dans la “collection agrafée”). Économiques M, deuxième volume de ce work in progress, “dresse le portrait d’un écrivain dans l’exercice de son métier, bureau ouvert sur le monde social de la cité et de l’argent”, afin d’“examiner ce qui s’investit, circule et se transforme dans l’écriture”. 60 poèmes en prose (avec quelques étranges déplacements en ce qui concerne leur succession selon l’ordre I à LX), tous composés de la même façon : un paragraphe de quatre à seize lignes / un “blanc” / une brève “coda” de trois à une vingtaine de mots.

“Collision, transfert, effacement : ça vibre ! Chambre sourde et noir total, cabale et fracas la prochaine fois, l’auditoire ne sait pas, le public ne voit rien. C’est la première morsure du chien. La pensée est le plat qui se mange proie, dit M, un éclat qui s’arrangera. Digère-la.

Quand le sens guette, peu à peu, toute sa langue se découvre aux yeux.” (VII).

M comme Martin, et aussi comme Mallarmé. Si l’on oublie le film de Fritz Lang, M est d’abord pour moi le titre d’un livre de John Cage (publié en 1973), cette initiale renvoyant à Music et à Mushroom – mais c’est une autre histoire, encore que… Richet écrit, dans État du projet (octobre 2021) : “[…] je vois dans l’écriture, dans toutes les formes d’écriture, aussi bien un terrain de jeu spéculatif et une aventure critique qu’un risque très troublant : ce qui se dit prend vie, nous lie et peut avoir des effets. Sensible aux communautés invisibles qui habitent la parole, je m’efforce d’enrichir ma perception du texte en multipliant les perspectives sur sa production, sa fonction et ses enjeux, personnels et publics. Mes livres emploient, en grande partie, des dispositifs et stratagèmes de transposition, de réagencement et de recomposition puisés dans ma pratique de la traduction pour proposer une poétique de la pensée susceptible de s’affranchir, non sans rigueur et vigueur, des systèmes et des règles de la philosophie pour atteindre, peut-être, au rêve pleinement éveillé : un poème non-didactique de la pensée.” Il donne à voir et à entendre, et dans cet entre-deux surgit la pensée – en mouvement : “un vers, une strophe, un poème s’entendent, se pensent, se voient ; ils s’adressent autant au regard qu’aux oreilles et dessinent quelque chose pour l’esprit.”

“Il y a de la neige à terre et il fait froid. L’obscurité signale la nuit, le jour est signe de lumière. M se noierait dans la prose. Tu oses ? dans le repli de l’écrit, je n’entends plus un bruit, j’anticipe la relecture. Si ce n’est l’art évocatoire, isolé pour sculpter. Au lutrin. Concis ou dégagé : merci à l’oreiller.

Laissons le monstre à ses muqueuses.” (XXIII).

De “montre poésie” à cette “série discrète de livres écrits à l’ombre d’Aristote et à portée d’oreille de Gertrude Stein (Comment écrire) et Ezra Pound (Comment lire) – en aparté : je songe soudain à Comment dire de Beckett, et à ce qu’a composé György Kurtág à partir de ce dernier poème, mais c’est une autre histoire, encore que… –, Comment vivre nous entraîne dans des terrains apparemment communs (où circulent les mots de la tribu), mais où se matérialise aussi ce non-familier que la langue fait naître, quand l’œil (sensible à la forme, à l’encombrement des signes sur la surface de la page) opère par frottage avec l’oreille (qui s’intéresse aux rythmes, aux agencements de sons). “Je n’entends qu’avec les yeux, c’est la poésie qui veut.”

“Tout dérive. La pluie se mêle à la rivière, je travaille la nuit. À la nuit, dans la nuit, pour la nuit. Une menace pèse déjà sur le livre : être vu, entendu, être pris. Au supplice de l’indéterminé, le signe qui lui est fait. Aux rigueurs de la langue, les fastes du langage. À cet instant, son revirement. Mais pourquoi trois paires de mains sur une seule bête dans cette phrase ? M-moi, pense-moi, tiens-moi chaud.

Je n’ai pas vu de pomme ici.” (XLI).

Après le dernier poème, un Index de 22 pages répertorie tous les mots, aussi bien “et” (présent dans 43 poèmes), “de” (dans tous) ou “la” (dans 57 poèmes) que “poésie” (deux fois), “prose” (une seule fois), “peur” (deux fois) ou “joie” (trois fois), en passant par “œil” (deux fois), “yeux (huit fois) et “oreilles” (une seule fois). Je ne sais si c’est une première (il me semble), mais l’idée est étonnante. Martin Richet écrit dans État du projet (octobre 2021) : “La joie de Comment vivre, sa surprise, c’est la beauté de son index. À l’ombre d’Aristote (qui représente ici, à tort ou à raison, la fin de la littérature en philosophie et le dernier flambeau des spéculations présocratiques), il n’y a pas d’ordre du savoir. Les livres de Comment vivre ne s’enchaînent pas comme les chapitres d’un traité ou d’un roman. Parce qu’ils doivent pouvoir tenir à part, sans position déterminée ni marche forcée, la lecture se fait jeu de piste : les livres s’enrichissent les uns les autres, s’opposent, se précisent, se réfléchissent, se modulent, se contrent, basculent, portés par l’index que dessine la série comme par une treille.”

“Voyez à quoi mon livre se prêtera. Parole de berge, électricité, page de profil et plume de biais ; ossement humain, pâte végétale, toile d’araignée ; une seule goutte de sang : d’un nom à un nom, d’un adjectif à un verbe ou à un nom, d’un verbe à un adverbe ou à un nom, un tigre viendra, la maison prendra feu, le père de famille qui frôlera la jupe de sa fille perdra la vue.

Je suis le pire des oiseaux.” (LVI). 

4.

Deuxième livre en cette rentrée d’hiver chez Éric Pesty Éditeur, Les grandeurs intensives, chapitre deux de Michèle Cohen-Halimi est la suite du rassemblement du travail entrepris par cette dernière de l’automne 2004 à l’automne 2018 pour la revue de Claude Royet-Jounoud, Anagnoste, intégrée dans le Cahier Critique de Poésie du cipM. Un premier recueil de vingt et une lectures écrites “en quatre pages d’un livre que je pouvais choisir parmi une dizaine de volumes rassemblés par lui sur une petite table de sa chambre, devant laquelle il me laissait seule en arrêt” avait été publié en 2014 par Éric Pesty sous le titre L’Anagnoste (“collection brochée”). Ce deuxième volume reprend les neuf suivantes, précédées par un passionnant Prologue de 32 pages au sujet de cette “passion dont lire fut le motif.”

N’étant en rien philosophe (et peu compétent en ce qui concerne la pensée de Kant dont elle est spécialiste), je connais mal le travail de Michèle Cohen-Halimi en ce domaine (même après avoir jeté un peu plus qu’un simple regard sur son travail sur Nietzsche pour la Pléiade, et lu le livre qu’elle a co-écrit avec Jean-Pierre Faye, L’Histoire cachée du nihilisme – La fabrique, 2008). Par contre, je me souviens de je te continue ma lecture (“Mélanges pour Claude Royet-Journoud”), livre collectif qu’elle a dirigé avec Francis Cohen, publié par P.O.L en 1999, qui comprenait notamment un poème remarquable de Jacques Roubaud en six parties et dix-huit strophes de neuf vers (forme couleur objet espace infini image nombre monde cœur), toujours non repris me semble-t-il en volume. C’est donc en relatif ignorant que j’ai abordé ces grandeurs intensives, après en avoir fait une première lecture via le Cahier Critique de Poésie au fur et à mesure de sa parution (à l’exception du dernier texte que la suppression brutale de cette revue avait empêché de publier – et bien entendu du Prologue). Ce second volume explore donc neuf livres,  dont certains que je n’ai pas lus – mais peu importe, c’est l’écriture de Michèle Cohen-Halimi qui me parle d’abord : qui me procure un assez grand plaisir, renforcé par la mise en page, par les vignettes, ou têtes de chapitres composées par collage par Claude Royet-Journoud, et les deux coups de pinceaux en fin de chaque lecture (sauf pour le dernier où l’on trouve un rectangle noir où est calligraphié en blanc “This Is The End”), à la fois légers et percutants : ponctuation graphique bienvenue.

Exemple (parmi d’autres possibles) prélevé dans Anagnoste n° 25 au sujet de Mille e tre, deux. 200 flèches de Micaëla Henich (dessins) et Jacques Roubaud (poèmes) : “L’espèce de marée où toute ligne dérive et revient sur ses traces pour poursuivre plus loin et faire encore retour conduit à lire le dessin sur le mode du poème et à voir le poème sur le mode du dessin. Vers et traits ne progressent qu’en régressant selon l’inconcevable spirale – « maelstrom » (354) – d’un enfoncement dans le temps du noir et du silence.” Ou cet autre (Anagnoste n°27), partant cette fois de Dix leçons de grammaire d’Emmanuel Hocquard (texte repris plus tard dans Le cours de Pise) : “Ce travail sur soi prépare à une intuition silencieuse, qui oblige à relire la troisième leçon de grammaire « Et la poésie ? ». Cette leçon fait sans cesse retour comme une espèce de fugue wittgensteinienne, qui prescrit que, si on veut trouver le poème, alors la fiction, l’explication, la représentation, la biographie doivent être expulsées mot à mot pour n’être plus hors des mots mais en eux. Une fugue donc en laquelle l’usage des mots les plus ordinaires se met en suspens, s’isole, se réfléchit et, entrant dans la pure durée de sa toile d’araignée, éclaire des rencontres, des lectures, des amitiés qu’on aurait vite fait de juger anecdotiques ou biographiques.” Travail accompli en “lecteur (lectrice)-détective” – Emmanuel Hocquard aurait dit “le privé” ajoute Michèle Cohen-Halimi –, qui “laisse vivre hors de lui les causes non résolues, la langue indéchiffrée du mobile, la main qui écrit, les pages, leur succession, leur mémoire.”

Et, enfin : “Le lecteur tombe sur un livre, et il comprend qu’en réalité le livre est tombé sur lui. Un chemin de pensée insoupçonné s’ouvre sous ses yeux qui le fait retourner dans la nuit de son ignorance et de ses fantômes jusqu’à ce qu’il puisse entrer dans le corps du délit.” Maintenant, comme la nuit tombe, je ferme ce livre “de rencontres”, laissant sa lecture en suspens (envisageant de la reprendre “dès le lever du jour, demain” – Ollier, encore –, pour le plaisir de “déambuler de page en page sans jamais être dans aucun lieu, aucun lieu sûr” – Michèle Cohen-Halimi).

Etel Adnan, Richard Serra © Galerie Lelong & Co

Parmi les “choses vues”, notons l’ouverture à la galerie Lelong & Co. d’une exposition d’Etel Adnan, Découverte de l’immédiat – la toute première en son absence. Un superbe catalogue ayant été édité à cette occasion par la galerie (après que cette dernière ait mis, ou remis, en circulation quatre ouvrages de poésie d’Etel Adnan tout au long de 2021, dont L’Apocalypse arabe, un de ses livres les plus singuliers), nous y reviendrons assez longuement dans trois semaines environ, et ce d’autant plus que les éditions de L’Attente proposent en librairie le 11 février prochain Déplacer le silence, un de ses derniers écrits (sans oublier la poursuite du travail de Patrice Cotensin à L’Échoppe qui en est à huit ouvrages publiés d’Etel Adnan). Cette exposition, Découverte de l’immédiat, se tient du 13 janvier au 12 mars au 13 rue de Téhéran à Paris, où l’on peut aussi voir un accrochage de quelques grandes estampes de Richard Serra, rassemblées sous le titre Backstop, auxquelles sont associées plusieurs gravures de la suite Composite, conçues en 2018-19 (de très beaux tirages à apprécier de près).

Christophe Manon, Provisoires, éditions Nous, janvier 2022, 96 p., 14 €
Joël Baqué, Trois chaos, éditions P.O.L, janvier 2022, 80 p., 14 €
Martin Richet, Économiques M, Éric Pesty Éditeur, janvier 2022, 14 €
Michèle Cohen-Halimi, Les grandeurs intensives, chapitre deux, Éric Pesty Éditeur, janvier 2022, 15 €