Ruchika Tomar : L’énigme du désert (Prière pour les voyageurs)

Ruchika Tomar, Prière pour les voyageurs © éditions La croisée

Prière pour les voyageurs, le premier roman de l’auteure américaine Ruchika Tomar, a comme lieu le Nevada, une zone située quelque part dans cet Etat désertique des USA et dont la ville la plus célèbre, Las Vegas, n’est qu’un ensemble d’illusions grâce auxquelles tuer le temps en dépensant l’argent que l’on n’a pas. Le roman ne se situe pas à Las Vegas mais, loin du kitsch et du clinquant, dans une zone à part, déconnectée, une sorte d’anti-rêve américain, encore plus désertique.

Il faut insister sur le lieu, l’espace et le temps de ce lieu, puisqu’il est un personnage au même titre que les autres personnages du livre – plus central peut-être car il est ce à partir de quoi ou ce à l’intérieur de quoi ils sont ce qu’ils sont, déterminés à être des êtres du désert. « Laissez-moi vous parler des gens du désert », écrit l’auteure dans la seule phrase du chapitre 1, les « gens du désert » n’étant pas seulement ceux qui y vivent mais ceux et celles qui, par le désert, du fait du désert, sont ce qu’ils sont. Les « gens du désert » sont les gens qui, en un sens, appartiennent au désert, sont ce qu’il les fait – sont « du désert », aussi, comme on pourrait dire : « ils sont les enfants de ».

Le désert, ici, « désertifie », il envahit l’espace, le temps, les corps, les esprits, les rêves. Le désert n’est pas seulement un lieu, il est une puissance, un principe agissant et déterminant, ouvrant les espaces, les corps et les esprits à un effacement des limites, à une redistribution des choses, des êtres, des corps, des pensées, du temps. Les gens du désert y vivent, le subissent, en sont le prolongement ou l’écho, en sont l’effet, vivant de sa vie et mourant de sa mort, pensant et agissant au sein de la logique du désert, celle de l’étirement de l’espace et du temps, celle de la chaleur, de l’absence, de l’hallucination, d’un monde où l’humain est plus marginal que l’animal ou la pierre ou le sable et la poussière.

Le désert est aussi un espace biblique et tragique, espace de l’errance, de l’absence de sens (dans tous les sens du terme) et de la révélation du sens – même si cette révélation consiste en une révélation de l’absence de sens –, espace où des forces plus grandes que soi, que sa volonté, que sa pensée et son corps, s’imposent. De fait, Prière pour les voyageurs est aussi le récit d’une quête, d’une enquête et d’une quête de sens. Lorsque la meilleure amie de Cale disparaît, celle-ci se lance à sa recherche et enquête pour déterminer ce qui s’est passé, ce qui a peut-être pu se passer, et lorsque les réponses, finalement, sont données, elles ne sont pas nécessairement très claires, et il n’est pas non plus certain qu’elles soient vraies plutôt qu’hallucinées. Mais l’important, au fur et à mesure que le roman se déroule, n’est-il pas la quête elle-même plutôt que son achèvement, la question plutôt que la réponse, le mouvement du voyage plutôt que le point d’arrivée ?

Prière pour les voyageurs développe un parti-pris réaliste. Le roman se situe au sein d’une Amérique existant loin du rêve américain, une Amérique pauvre, géographiquement isolée des grands centres urbains, la petite ville du Nevada étant constituée d’un ensemble de points au milieu de rien : les maisons, le diner, la station-service, un casino improbable, des routes interminables, etc. Pas de travail, pas de richesses à exploiter, pas de perspectives : le désert et la vie comme attente dans le désert. Il s’agit moins d’une Amérique abandonnée que d’une Amérique banale qui n’en est pas moins comme l’envers ou le « reste » du discours dominant, celui mené à partir des grandes villes par les populations blanches, riches, puissantes. Dans la petite ville où le roman se situe, les jeunes diplômé.e.s se retrouvent à travailler comme ils peuvent, à traîner du diner à la boîte de striptease, vivant dans des mobil-homes, consommant de l’alcool, quelques drogues peu chères. Ce sont des ouvriers, des serveuses, des personnes subsistant comme elles peuvent – certaines rêvant d’un ailleurs, de partir, de fuir.

Ce lieu est celui du désœuvrement et de l’attente, de la répétition mécanique de gestes, d’actions, de modes de vie avec toujours, comme arrière-fond ou comme milieu, le temps étiré, long, sans fin de l’attente : on attend un futur qui ne vient pas, on attend les clients au diner, on attend que la chaleur écrasante cesse… C’est le temps du désert, temps où rien ne se passe – et ne passe – hormis le temps lui-même, l’attente qui devient attente de rien, la durée d’une attente sans fin, sans cesse recommencée. Dans ce roman de Ruchika Tomar, le temps est celui des horaires, du calendrier et des horloges, du travail et du repos, celui auquel on se plie et que l’on occupe par des actions prévues et répétées. Mais le temps est aussi autre chose, il est le temps par lequel rien ne se passe, le temps où rien n’arrive que le temps, la durée vide, interminablement durable. Prière pour les voyageurs est le roman de ce temps, un roman du temps et de ses diverses modalités, un récit où le temps est surtout celui du désert qui emporte tout ce et tous ceux qu’il absorbe.

Par cette durée, les « gens du désert » sont exposés au désert. Réduits à une dimension minimale de l’action, condamnés à des actions qui aboutissent, au final, au recommencement du désert, ils subissent ce qu’ils ne peuvent éviter, ce dont ils ne peuvent réellement s’extraire : la chaleur excessive, brûlante, le sable, la poussière, la géographie sèche, rocailleuse, les animaux, le rythme ralenti des choses, la durée du désœuvrement, l’attente… L’auteure insiste sur ces dimensions qui, dans le livre, sont omniprésentes, insistant donc sur ces éléments d’une vie élémentaire, minérale, animale, non humaine : la chaleur, la poussière, les animaux qui se dévorent, les pierres, les herbes sèches, la sueur, les routes au milieu d’un désert omniprésent et avec lequel elles semblent se confondre, la nuit qui révèle encore mieux l’essence du désert… Ce sont les puissances du désert qui, non maîtrisées, non dominées, non évitées, s’imposent, prolifèrent, écrasent tout, définissent et redéfinissent les êtres, les relations, les possibilités, les corps et les esprits.

C’est ce monde que Penny, la meilleure amie de Cale, veut fuir, dont elle rêve de s’évader, le projet de sortir du désert étant ainsi lui-même défini par rapport au désert, par le rapport au désert et les possibles qu’il implique. Un des fils rouges du roman tourne autour de cette idée d’évasion, de fuite, qui peut-être réussit ou peut-être pas. Et lorsque Cale se lance à la recherche de Penny, peut-être est-il pour elle également question de fuir le désert – à moins que fuir le désert ne consiste à emporter le désert avec soi, à se déplacer à l’intérieur d’un désert que l’on fait soi-même croître ?

De fait, le projet de Penny se concrétise-t-il peut-être, mais d’une façon en tout cas inattendue : un jour, elle disparaît sans laisser de trace, sans prévenir, pas même sa meilleure amie, et dans des circonstances qui peuvent laisser suspecter autre chose qu’un départ volontaire. Le sens de l’acte est ambigu, indécidable – et c’est cette énigme que Cale cherchera à résoudre en s’improvisant enquêtrice, le récit devenant alors récit de roman policier (mais sans résolution évidente de l’enquête). Ce qui s’est passé n’est pas clair et Cale est celle qui cherche à résoudre l’énigme, à déterminer le sens, s’engageant dans une enquête et une quête qui la poussent, là encore, à travers les espaces désertiques, à travers le temps désertique de l’attente, de la durée qui s’étire, de l’impossibilité d’atteindre un but qui se dérobe et s’éloigne lorsque l’on cherche à l’atteindre.

Le désert s’étend y compris à travers le sens, à travers les actes, les identités : les frontières, les hiérarchies, les découpages conceptuels, géographiques, temporels qui permettent habituellement de penser, de faire signifier, de « s’y retrouver » s’effacent au profit d’une indétermination, de l’émergence de possibles qui demeurent tels, dans l’ambiguïté de leur coprésence, de leur irrésolution. Peut-être Penny s’est-elle enfuie, peut-être a-t-elle été enlevée. Peut-être est-elle morte ou bien toujours vivante. Lorsque les choses arrivent, elles surviennent dans une forme de déréalisation fantomatique qui peut ressembler à un cauchemar, une hallucination nocturne, une scène entre Mad Max et David Lynch – un « homme de sable », le bruit d’un crâne que l’on écrase, la prolifération de serpents, un dangereux assassin qui vous poursuit et surgit sans cesse devant vous, derrière vous, sur une photographie illisible… Les personnages apparaissent eux-mêmes, en eux-mêmes, pluriels, combinant des identités contradictoires : Penny la serveuse, Penny la tueuse, Penny la charmeuse, Penny la prostituée, Penny la dealeuse, Penny la teenager américaine, Penny vivante et Penny fantôme…

Ainsi, le sens, la résolution de l’énigme, sont sans cesse repoussés, laissant demeurer leur suspension, leur recherche, l’attente inhérente à la recherche et celle de l’atteinte du but. Là encore, règne la durée du désert, celle d’un temps qui s’étire, dans et par lequel rien ne se résout ou ne se résorbe, rien n’advient sauf le temps lui-même.

Tomar Ruchika © Dan Doperalski / éditions La Croisée

 

Prière pour les voyageurs est un roman du temps, d’un temps pluriel : temps des horloges, temps de la vie quotidienne, mais aussi temps de l’énigme, temps du désert, temps linéaire et temps chaotique. La manifestation la plus frappante de cette recherche au sujet du temps est la façon de présenter les chapitres selon une numérotation non pas linéaire mais désordonnée : le livre commence par le chapitre 31, se poursuit par le chapitre 2, continue avec le chapitre 5, etc. Le temps de la lecture n’est pas celui de la narration, celui des faits, le présent du lecteur ne correspondant pas au présent des personnages : deux temporalités qui se superposent, se troublent, se contaminent, se disjoignent. Les faits ne s’enchaînent plus selon l’ordre d’un temps linéaire, faisant se succéder les causes et les effets, tels faits éclairant ou résolvant les autres, mais selon des liens chaotiques qui distendent la narration, l’étirent, repoussant les explications, l’achèvement de ce qui se produit (ce qui concourt à créer le suspense impliqué par tout roman policier).

Il s’agit du temps de Cronos plus que de Chronos. Dans le livre, au sujet du désert, Ruchika Tomar écrit : « Si le désert était une mère, elle était de celles qui dévorent leur progéniture ». Le désert est identifié à Cronos dévorant ses propres enfants, dieu destructeur, dieu du temps chaotique. Dans Prière pour les voyageurs, le désert-Cronos s’étend à travers le temps linéaire et ordonné de Chronos, dévorant et détruisant les frontières, les limites, les partages clairs, le sens et les conditions du sens, les identités, le récit qui devient chaotique, achronologique. Le temps n’est plus maitrisé, maitrisable, moyen d’une maitrise du monde, il est ce qui s’impose et détruit, chaotise le monde. C’est, impliqué par la durée longue, infinie du temps du désert, le temps du chaos.

Le récit, tel qu’il est donné par l’ordre chaotique des chapitres, n’est pas un récit linéaire obéissant à la logique de la progression selon la succession des causes et des effets : certains effets sont donnés avant leur cause, la vie pouvant alors succéder à la mort, tel effet demeurant longtemps sans explication, pur signe énigmatique, le récit étant recomposé selon une logique productrice de troubles, d’incohérences, d’énigmes, productrice de situations coupées des relations qui en permettraient l’intelligibilité ordinaire et qui apparaissent alors comme des images flottantes et mystérieuses : un mort pourtant vivant, une disparue pourtant présente, des taches de sang sans cause, des animaux qui prolifèrent, des peurs sans explication, etc. Le personnage devient une sorte de voyant, en proie à des événements qui le dépassent, le monde devient un ensemble d’images, de sensations et perceptions étranges, le lecteur devient le voyageur d’un labyrinthe sans fin.

 

À l’intérieur de cette logique nouvelle, il n’est pas étonnant que le roman policier devienne un roman fantastique, ou paraisse en tout cas le devenir. Penny – peut-être vivante, peut-être morte – se met à exister comme fantôme, à moins qu’il ne s’agisse d’une hallucination, d’une image créée par l’esprit perturbé de Cale. Et lorsque celle-ci finit, d’une façon improbable, par retrouver son amie, dans une piscine, il n’est pas non plus certain qu’elle la retrouve effectivement : peut-être hallucine-t-elle ce moment, peut-être rencontre-t-elle le fantôme maléfique de Penny : « Elle s’est allongée à plat ventre, ses jambes et ses hanches sont revenues frôler la surface. Elle s’est laissé dériver un instant dans cette position, un cadavre à fleur d’eau, cheveux déployés en éventail, puis elle a replongé les jambes à l’horizontale pour nager sur place. Les cheveux sont restés collés à son visage comme une toile d’araignée noire ». Penny nage-t-elle dans la piscine d’un casino ? Cale est-elle en train de rêver ? De délirer ? S’agit-il d’un spectre sorti d’un film de Kurosawa ? L’enquête est-elle résolue ? La quête est-elle achevée ? La réponse n’est pas clairement donnée. Le désert demeure. Le chaos demeure.

Ruchika Tomar, Prière pour les voyageurs, traduit de l’anglais (USA) par Christine Barbaste, éditions La croisée, 2022, 416 p., 22 €