Joan Didion : « Je voulais voir la vie s’élargir aux dimensions d’un roman » (Pour tout vous dire)

Joan Didion, The Center Would not hold (capture d'écran)

C’est une forme de testament d’autrice que nous offre Joan Didion avec Pour tout vous dire, recueil de chroniques publiées entre 1968 et 2000 qui n’aurait pas dû paraître de manière posthume en France chez Grasset, dans une traduction de Pierre Demarty. La préface signée Chantal Thomas est d’ailleurs au présent et elle célèbre une écriture qui s’offre comme un « alliage de dureté factuelle et d’humour ». Joan Didion a pratiqué le journalisme, le scénario, le roman, l’essai comme autant de formes qui « dessinent simultanément le portrait d’un pays, d’une époque — et d’une femme ».

Depuis la mort de Joan Didion, le 23 décembre dernier, la femme comme la journaliste et la romancière ont été célébrées, on a beaucoup écrit mais sans doute la meilleure manière de la (re)découvrir serait de lire Pour tout vous dire. Dans ce livre, Didion donne les clés de son travail. Dès « Alicia et la presse underground » (Saturday Evening Post, 1968), elle constate « notre incapacité à nous adresser les uns aux autres de manière directe, l’incapacité des journaux américain à nous « toucher » ». « Nous toucher » sera justement le fer de lance de son écriture, en refusant la prétendue objectivité des journalistes, qui est selon elle une posture factice. Tout journaliste a un point de vue et écrire sans le donner au lecteur revient à ne pas être objectif. Joan Didion, comme un ensemble d’autrices et auteurs dont on rassemble la diversité sous la bannière du New Journalism, écrira depuis un point de vue situé, un « je » explicite, une subjectivité assumée qui ne se drape pas derrière une pseudo-objectivité, dans une adresse à ses lecteurs comme à ses sujets d’ailleurs — autant de manières de dialoguer, de toucher et d’être au plus près d’une factualité qui sait jouer de toutes les armes du récit.

Nombre des textes ici rassemblés le montrent en pratique : « Atteindre la sérénité », chronique au cœur d’une réunion de joueurs anonymes, le portrait à la fois empathique et féroce de « La jolie Nancy » (Reagan) ou « Une visite à Xenada », visite du château californien des Hearst qui hante l’imaginaire californien depuis plus d’un demi-siècle. Chaque fois un lieu et des personnes qui l’habitent, des espaces qui sont aussi des strates temporelles et révèlent tant de l’american way of life. « Pères, fils et aigles rugissants » en est l’exemple type avec sa réunion des anciens de la 101e. Joan Didion y chronique des journées à Vegas « chargées de questions tacites, d’ambiguïtés presque imperceptibles ». Son article s’offre comme une vue en coupe des États-Unis en guerre (de la seconde guerre mondiale au Vietnam) à travers des portraits de vétérans du débarquement en Normandie, de Bastogne ou de la bataille des Ardennes, des hommes désormais pères qui voient leur conception du combat, de la bravoure et du sacrifice fragilisée par ce changement de statut. Le point de vue est tout : une manière d’être au monde comme de (se) le représenter.

Joan Didion © Christine Marcandier


Pour tout vous dire
, ce sont aussi des portraits exceptionnels qui s’offrent comme des arts poétiques en creux. Hemingway et sa syntaxe révolutionnaire à la « cadence liturgique » mais aussi le « marketing posthume » une fois l’immense écrivain disparu, Robert Mapplethorpe et son esthétique radicale, une « imposition périlleuse de l’ordre sur le chaos, de la forme classique sur des images inconcevables » ; Tony Richardson et sa passion du « fait de créer », cherchant la magie dans son travail comme dans sa vie, ne distinguant pas l’une de l’autre. À travers ces immenses altérités, Didion offre, obliquement, son propre portrait — elle aussi veut voir sa vie, la vie « s’élargir aux dimensions d’un roman ». Elle aussi joue sans cesse de confrontations du passé et du présent. Elle aussi considère l’art et l’écriture comme une énigme dont on interroge les formes, en témoigne la fin bouleversante du portrait de son ami très proche et (in)connu, Tony Richardson, mort du sida en 1991 : « je l’aimais et pourtant je ne sais rien ».

© DK

D’autres chroniques sont plus directement un laboratoire d’écriture : ainsi « Pourquoi j’écris » (The New York Times Magazine, 1976), dès son titre, Why I write, repris de George Orwell pour la récurrence phonique du « I » et de ces trois mots qui concentrent « tout ce que j’ai à vous dire ». « Par bien des aspects, écrire, c’est l’acte de dire « je » ». « L’acte d’écrire » est le seul sujet de Joan Didion, comme des autrices et auteurs en général, non par plaisir narcissique de l’autocommentaire mais en tant que réflexion métadiscursive. Didion précise ne pas se considérer comme une intellectuelle, sa pensée n’est pas abstraite, « ma façon d’écrire, c’est ce que je suis ; ou suis devenue » (L’Année de la pensée magique). L’intéressent « le spécifique, le tangible » et ce que beaucoup considèrent comme « des sujets périphériques ». C’est par les marges que le centre apparaît — c’était l’un des sens du titre du sublime documentaire que son neveu Griffin Dunne lui a consacré en 2017, Le Centre ne tiendra pas.

Il s’agit donc pour Joan Didion de s’attacher aux détails, aux monades qui concentrent un moment ou une idée, « c’est l’image qui dicte la disposition ». Elle se penche alors sur les romans qu’elle a déjà publiés, Mauvais joueurs composé depuis deux images, d’autres images encore à l’origine d’Un livre de raison. Écrire serait pour elle « découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie », chercher des réponses aux questions qu’elle se pose. Et c’est bien ce laboratoire qui se construit dans Pour tout vous dire, dans d’autres chroniques encore (« Raconter des histoires », 1978) qui reviennent sur son apprentissage de l’écriture de nouvelles puis d’articles journalistiques, avec l’importance de voir « des outils, des jouets, des armes » dans le vocabulaire et la syntaxe, la nécessité de trouver une liberté dans la contrainte du format, l’exercice de réécritures à l’infini pour concentrer et alléger afin que « tout puisse rentrer dans le cadre ».

Son ambition (au sens d’enjeu littéraire) est immense : « je voulais non pas une fenêtre sur le monde mais le monde tout entier ». Offrez-vous le monde, lisez Joan Didion.

Joan Didion, Pour tout vous dire (Let me tell you what I mean, 2021), traduit de l’anglais (USA) par Pierre Demarty, éditions Grasset, « En lettres d’ancre », janvier 2022, 220 p., 17 € — Lire un extrait