Michel Jullien est l’un de nos contemporains parmi les plus remarquables : c’est ce que vient encore prouver Andrea de dos, sans doute l’un de ses plus beaux romans, qui paraît ces jours-ci chez Verdier. Quelque part en Amérique du Sud, au cœur du monde lusitanien, deux sœurs, étudiantes, Ezia et Andrea se lancent dans un singulier pèlerinage votif pour espérer guérir leur mère malade : il s’agit de processionner en se tenant avec les autres fidèles à une corde. Et ne pas la lâcher dans cette foule qui ne cesse de s’agiter. Récit à la construction remarquable, diction à l’épure classique qui épouse le grotesque du monde et son désarroi, Andrea de dos se donne comme une pièce supplémentaire à une œuvre déjà conséquente. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau roman, Andrea de dos qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée de ce récit qui prend cadre quelque part en Amérique du Sud, à hauteur d’équateur, et offre l’histoire des sœurs Noringe, deux étudiantes, Ezia et Andrea qui entament un pèlerinage votif pour leur mère malade et « vont processionner, rendre leur supplique à Notre-Dame de Jabuti » ? Comment avez-vous découvert ce rite religieux si singulier et fascinant qui, durant cette procession comme « un pèlerinage immobile », exige de se tenir avec les autres fidèles à une corde avec « des requêtes à tout-va, un bric-à-brac d’espoirs » ? Était-ce à la faveur d’un voyage ou bien d’une lecture ?
Jeune, sans doute bien trop jeune pour un tel pays, je me rendai au Brésil afin de transformer mon « service militaire » en mission de coopération. J’ai été affecté à l’Université fédéral du Pará, à Belém, non loin de l’embouchure de l’Amazone, une ville aujourd’hui lourde de 1,5 million d’habitants. J’y ai enseigné les lettres, puis j’ai débordé sur le temps réglementaire, de mes 23 à mes 26 ans. Ce séjour m’a profondément sonné, l’âge n’était pas le bon pour porter une juste analyse sur un si vaste pays où les questions politiques, sociales, historiques et culturelles dépassaient de loin les facultés de compréhension d’un post-adolescent fraîchement débarqué en Amérique du Sud. Je n’ai pris goût à aucun des vernis touristiques qui font les fleurons du Brésil, ceux qu’on nous renvoie. Avec inquiétude et beaucoup de bonne foi, j’ai voulu à cet âge m’aventurer dans le morcellement des vingt-six états fédéraux, chacun portant ses particularités, du Mato Grosso aux grandes mégalopoles, du Minas Geraís au Sertão, de Brasília à la mine d’or de Serra Pelada, encore active, celle qu’a photographié Salgado, où j’ai passé trois jours quand des milliers de porteurs de sacs grouillaient sur des échelles de bois. Trop benêt, je n’ai pas su faire la synthèse d’une telle contrée. Ce ne fut qu’ensuite, j’ai « rapiécé » le Brésil à ma façon en puisant dans son histoire, sa littérature, sa musique, sa langue, ses ressources et son économie, me penchant sur ses heures politiques depuis des années de dictature jusqu’à l’actuel intendant du pays. Dans le fond, j’aurais passé trente-cinq ans à vouloir comprendre un pays trop complexe à mon entendement. Ce que j’ai le mieux assimilé sans doute, c’est l’Amazonie qui s’est dévoilée maintes fois à mon approche, des jours durant, par terre et par voies d’eau, par le ciel et par le fleuve.
La suggestion de ce récit me fut donnée à l’hiver 2016 alors que j’étais cloué au lit avec quarante de fièvre. C’est dans cet état comateux que me sont venues les premières images de ce livre, celles de la procession, entre la veille et le sommeil. Elles se sont imposées comme une espèce de dialectique fébrile couvrant le prisme éclaté d’un pays aux mille facettes dont je n’arrive toujours pas à recoller les morceaux.
Si la procession religieuse est au cœur d’Andrea de dos et fournit le fil narratif majeur, on ne manque cependant pas de s’interroger sur la véracité de ce rite. Avez-vous pris quelques libertés par rapport à cet acte de dévotion ?
Cette procession existe, elle a lieu à Belém, elle a pour nom le Círio de Nossa Senhora de Nazaré (« Cierge de Notre-Dame de Nazaré »), elle rassemble aujourd’hui plus de deux millions de croyants. Elle commémore un phénomène tenant du miracle : une figurine de la Vierge Marie en bois polychrome serait apparue à un habitant de Belém au premier temps du xviiie siècle, lequel la ramena dans sa case. Au lendemain, la Vierge de bois aurait quitté le gîte pour s’en retourner là où le témoin l’avait trouvée. Tout est parti de là, de cette légende. Depuis, tous les ans en octobre, la Madone fait l’objet d’un « droit de sortie », on la transporte depuis la cathédrale de Belém jusqu’à la basilique. Elle est juchée sur un brancard auquel des cordes sont reliées et sur lesquelles des dizaines de milliers de candidats appliquent leur main après avoir émis un vœu. Certains ont matérialisé leur vœu sous la forme de pièces sculptées – un caboteur, une maison, une poupée comme gage de naissance dans l’année… –, des maquettes s’entrechoquant dans le flot des pèlerins tandis qu’ils tiennent la main arrimée à la corde. Lâcher la corde, c’est voir son vœu anéanti. Pensez donc, sous l’équateur, deux millions de fidèles agrippés, torse contre torse, des scènes de liesse et de panique, de passion et de violence, des extases collectives et individuelles.
Ça pour les faits quand, dans ce récit, Andrea de dos, j’ai très largement réinterprété cette procession annuelle. Là où les fidèles cheminent en effet derrière une Madone en mouvement en gardant la main fixe sur la corde, jusqu’au terme, le récit campe la sainte Patronne en fin de pèlerinage alors que les dévots s’en approchent en laissant leur main filer sur la corde. Mais le principe est le même : lâcher la corde par mégarde, pour un faux pas, pour une bousculade et elles ne manquent pas, pour une pluie torrentielle ou tout autre aléa signifie l’effondrement des plus chères espérances. Mais quelles que soient les larges libertés que j’ai pu prendre avec cette cérémonie, il y a dans cette procession quelque chose qui à mes yeux s’apparente à une compétition, quelque chose qui s’approche du film de Sydney Pollack, On achève bien les chevaux, dans lequel les candidats sur la piste de danse s’entraident et s’éliminent, à bout d’endurance, tournoient jusqu’à l’épuisement entre bestialité, folie et cruauté.
Pour en venir au cœur même d’Andrea de dos, l’ensemble du récit s’organise ainsi autour d’un couple de sœurs étudiantes, Ezia et Andrea, « une ethnologue et une championne de fer », dites-vous. Si l’un de vos précédents récits, L’Île aux troncs, mettait déjà en scène un couple avec les personnages de Kotik et Piotr, Andrea de dos propose cette fois un couple féminin s’articulant autour de deux figures résolument antithétiques, l’une tournée vers l’esprit, l’autre vers l’exercice de son corps. Ma question sera la suivante : pourquoi choisir de mettre en scène un couple ? S’agit-il pour vous d’un potentiel narratif qu’un personnage solitaire ne pourrait offrir ? Faut-il voir dans cette structure copulaire la réminiscence d’une lignée littéraire qui débuterait avec Bouvard et Pécuchet et se cristalliserait surtout avec les Mercier et Camier ou encore les Vladimir et Estragon de Beckett ? Ne serait-ce cependant pas un couple beckettien où le grotesque s’effacerait presque devant le tragique ?
Ce court roman est passé par bien des états, réécrit quatre ou cinq fois. Une première version de quelque trois cents pages mettait en scène quatre personnages principaux attelés à la corde. Le résultat pêchait, la dynamique clochait. J’ai supprimé un personnage, reprenant du début, ce ne fut pas mieux, le trio n’offrant qu’une tonalité discordante. Dans une autre reprise, il ne restait plus qu’un seul protagoniste et là encore l’harmonie sonnait faux. Il fallut tout reprendre encore, ramener l’ensemble à deux personnages, finalement la bonne mesure. Certes ces deux personnages sont antithétiques mais parfaitement complémentaires, comme l’étaient Kotik et Piotr dans L’Île aux troncs, l’un doté d’une jambe, l’autre de bras.
En vérité le personnage central du roman, c’est la foule, la multitude, à quoi se mêle le duo des deux sœurs ; elles sont le balancier de la foule, elles lui confèrent un équilibre, elles en sont la figure, sans masque, sans cette hideuse grimace de la cohue convergeant vers la sainte. Elles font corps, entre elles et pour tous, elles ne font qu’un, quasi siamoises comme l’est la temporalité du récit ramassée sur deux jours, (« une grande journée d’octobre, une journée qui en durerait deux, le samedi et le dimanche réunis en un jour, une entorse à l’année »). Mais vous le dites à raison, ce dont je n’avais pas pris connaissance : plusieurs de mes textes s’appuient sur la dualité. Yparkho fonctionne par deux (le fils et sa mère crétoise), même schéma pour Denise au Ventoux (un homme et son chien), Kotik et Piotr dans L’Île aux troncs forment un binôme. N’y voyons pas un rapport à Beckett, encore moins à Flaubert. Dans une précédente version d’Andrea de dos, avortée je l’ai dit, un personnage principal ne pouvait prendre en charge d’être à lui seul le miroir de la multitude, de ses excès. Ce couple des deux sœurs permet un décalage de point de vue, il permet une mobilité visuelle, volontairement cinématographique, il offre une variété d’angles avec des plans éloignés – la foule vue de haut avec un cadrage sur les sœurs se débattant au milieu – et des plans extrêmement rapprochés, serrés jusqu’au détail corporel, une focalisation contenue dans le titre, « Andrea vue de dos », un dos en gros plan, omoplates, aisselles, reins, derme, un dos parmi des milliers d’autres qui, en son entier, prend la valeur du visage aveugle que les foules nous renvoient.
Dans le sillage de nos précédentes interrogations, une question, là encore becketienne, qui ne manque pas de se poser est l’attention que vous portez aux corps des deux sœurs. Si les deux jeunes femmes semblent dissemblables, leurs corps en revanche témoignent d’une ressemblance dans la difformité, « l’anomalie » dites-vous, à savoir l’embonpoint. On lit ainsi d’Ezia : « Épaisse où qu’elle soit, quoi qu’elle fasse, sans variété plastique, une ceinture abdominale commencée dès le buste, prolongée en dessous du bassin. » On retrouve là encore cette attention au corps qui caractérise votre écriture. Cependant, là où L’Île aux troncs présentait des corps amputés, Andrea de dos en prend le contrepied résolu en livrant des corps cernés par ce « record de corpulence », comme si, cette fois, ils avaient presque des membres en trop, une manière de corps beckettien mais pris dans son envers. Pourquoi avez-vous choisi d’explorer l’hypertrophie corporelle ? En quoi l’anomalie corporelle est-elle pour vous un terrain narratif privilégié ?
Là vient Beckett, en effet, d’un peu plus près – lâcher la corde, s’affaler sur le chemin de la sainte n’est-ce pas, Tous ceux qui tombent –, mais Beckett a contrario. Les corps sont les leviers de la petite société de L’Île aux troncs comme ceux des sœurs Noringe donnent l’assiette de cette procession mise en ordre de marche, avec effet de gravité terrestre. Mais il me semble que l’implaquable inertie corporelle chez Beckett pèse, si je puis dire, par métaphysique, quand dans ces deux récits les personnages mis en scène, en effet frappés d’anomalies, sont animés d’une forte mobilité. Rabougris, atrophiés ou, au contraire, opulents, ils sont les pendules du monde dans lequel ils évoluent avec agilité, une certaine aisance, avec grâce. Ces deux textes sont parcourus d’une farouche volonté de déplacement qu’aucune anomalie des corps ne saurait réprimer, au contraire. Kotik et Piotr dans L’Île aux troncs me font l’effet de deux contorsionnistes doués de souplesse, d’une irrépressible volonté ambulatoire, libératoire, ils sont en perpétuel mouvement quand les sœurs Noringe embringuées sur la route de la foi, quoique obèses, se prêtent elles aussi à une déambulation continuelle. Je les vois comme deux figures de Botero ; voyez ses tableaux, il s’en dégage une étrange quiétude, une affirmation de mouvement, ses personnages sont plus que plantureux, hommes, femmes, enfants, animaux, mais qu’ils dansent, jouent aux cartes ou fassent du vélo, leur difformité atteint à la douceur, à une harmonieuse finesse, à la légèreté même. En soi, les mutilations de Kotik et Piotr n’ont rien d’affreux, ce sont les excès de l’histoire de l’URSS à l’issue de la grande guerre patriotique qui le sont comme l’hypertrophie des sœurs Noringe peut sembler moindre au regard des outrances de la foule et du désordre humain auquel elles sont mêlées. Tous ces personnages sont les contrepoids du cadre monstrueux dans lequel ils crapahutent.
À l’instar de vos précédents livres, Andrea de dos offre un récit qui se structure autour d’une double caractérisation : son cadre procède, en premier lieu, d’un dépaysement comme si chaque contrée se donnait dans un insularité quelle que soit sa situation géographique. L’Île aux troncs à l’évidence mais aussi la Loire était chez vous comme une île : en quoi cette Amérique du Sud que vous donnez dans tous ses accents lusitaniens, cette contrée qui « raffole des frasques, des exotismes enragés », vous paraît-elle être une île propice pour y déployer votre récit ? Le second trait, qui procède de l’insularité, consiste dans cet enfermement à ciel ouvert qui permet d’organiser les conditions d’un récit-épreuve : le roman devient le lieu même de la narration d’une épreuve ramassée dans le temps où, comme à perpétuité mais dans un très court laps de temps cependant, la souffrance mais aussi l’abnégation prennent le pas sur toute autre considération. En quoi Andrea de dos peut, selon vous, être considéré comme un récit-épreuve ?
Il est vrai, l’île sert de décor à plusieurs de mes textes, qu’elle en soit une en effet (la Crète dans Yparkho, Valaam dans L’Île aux tronc) où qu’elle soit figurée ; ainsi dans Denise au Ventoux, le mont s’apparente à une île coupée du monde. Il y a une fausse ambiguïté avec ce texte-ci : facilement reconnaissable, le nom du pays n’est pourtant jamais donné, ses dimensions sont diminuées, il est dit que les extrêmes frontaliers du pays ne dépassent pas 400 kilomètres, ce qui fait du Brésil une modeste contrée insulaire. De même, toutes les villes que traversent les sœurs au cours du pèlerinage ont des noms inventés, à commencer par « Macoder » ou se situent les scènes d’ouverture dans la gare routière. Cette manière de procéder, presque involontaire, qui consiste à ramener le cadre du récit à un territoire insulaire permet d’en faire un lieu d’utopie – à la façon de Gulliver – où les lois saugrenues s’appliquent en toute cohérence (ne pas lâcher la corde), où l’arbitraire devient raison, où la singularité des rites tourne à la banalité, où le réel atteint des dimensions sinon oniriques, du moins d’une haute teneur baroque, où la notion d’« épreuve » que vous invoquez prend un sens hautement relevé.
L’épreuve en question n’est pas seulement physique, elle est morale. J’ai été troublé de découvrir combien L’Île aux troncs et Andrea de dos pouvaient se lire en miroir, ce sont exactement les mêmes textes. Les deux s’articulent autour de trois parties. Dans les deux cas, la première partie fait hommage au décor, aux lieux, aux personnages ; dans les deux cas la deuxième partie est un long retour en arrière et la troisième reprend là où le lecteur en était à la fin du premier chapitre. Mais surtout la chute est strictement la même dans les deux livres, elle consiste en une épreuve morale : l’un des protagonistes de L’Île aux troncs se retrouve seul à devoir porter un secret qu’il ne peut révéler à son comparse comme Ezia est dépositaire d’une confidence qu’elle ne peut dévoiler à sa sœur. Les deux récits s’achèvent ainsi sur l’épreuve d’une solitude, d’un vide écrasant, sur la souffrance du remord au moment où le duo se scinde.
Enfermement à ciel ouvert et insularité figurée dominent Andrea de dos en offrant au roman les conditions privilégiées d’une observation minutieuse des us et coutumes d’une région particulière. Car si Ezia est l’étudiante en ethnologie s’occupant et « traitant de dévotion populaire – les médailles miraculeuses, les reliquaires, les ex-votos », votre récit se donne, en écho à ses préoccupations, comme une véritable étude ethnologique et ethnographique des pratiques religieuses de cette région équatoriale. On mentionnera ici la remarquable deuxième partie du récit où, entre légende et enquête, vous rapportez les rites qui entourent « la corde des extases » comme vous la désignez. Diriez-vous ainsi que vous avez pratiqué une manière d’ethnologie du récit et de récit d’ethnologie avec Andrea de dos ? Plus largement, quel rapport entretenez-vous avec l’ethnologie ? Cette science sociale nourrit-elle vos récits ?
Aucun rapport particulier ou favori avec l’ethnologie, au risque de vous décevoir. S’il avait fallu porter un regard d’ethnologue sur cette procession du Círio, telle qu’elle existe réellement, telle qu’elle a lieu tous les ans, je n’en aurais pas déformé les règles à ce point, je ne me serais pas permis cette part totalement imaginaire rapportée sur un événement religieux et, au bout du compte, s’il avait fallu s’en tenir aux seuls faits, dans leur précision, dans leur véracité, je n’aurais tout simplement pas écrit le roman. Cette procession n’est en somme qu’un prétexte. La seule chose qui m’animait était de montrer l’état de violence sous-jacent à la société brésilienne, violence sociale, violence politique, religieuse. Comment à tout moment un climat d’euphorie peut basculer dans le pire, comment des groupes humains rassemblés pour un partage a priori heureux, festif, identitaire, peuvent verser soudainement dans une forme d’absolu déchaînement. J’ai voulu construire un récit dans lequel de bout en bout sourdait un malaise, un texte traversé de tensions où l’annonce latente d’un débordement était palpable à chaque détour de page. Ce chemin de la foi, cette corde, cette route de Macoder à l’orée de la forêt amazonienne, tout converge vers la scène sur laquelle se clôt le roman, terriblement brutale, presque barbare – à laquelle j’ai eu le malheur d’être un jour mêlée, et sur ce plan rien n’est inventé. Si la frénésie contenue dans les rassemblements humains n’est pas propre au Brésil, elle y est accrue me semble-t-il, comme dans d’autres pays sans doute, du moins je l’ai éprouvée comme nulle part ailleurs. J’aurais pu construire la même trame en prenant pour cadre un match de football ou le carnaval de Rio mais c’eut été moins efficace peut-être qu’un pèlerinage, un événement religieux où la foi, l’entraide et le principe de charité en sont les valeurs. Et puis c’eut été désigner trop clairement le Brésil, un pays tristement d’actualité depuis 2019 où le principal responsable politique a fait campagne sous le slogan des trois B, « Balas, Bois, Biblia » (Balles, Bœufs, Bible), autrement dit les militaires, les grands propriétaires terriens et les Églises évangéliques, un homme qui aujourd’hui dénonce la vaccination contre le Covid en jouant des peurs primaires, affirmant qu’une dose risque de vous transformer en caïman – véridique ! – ou mieux, péril suprême, que la voix des hommes se mue en voix de femme…
Ma dernière question voudrait porter sur la puissance baroque qui hante votre récit. Si le Brésil et ses églises, comme « l’église baroque d’Arrabal à la façade moustachée de volutes latérales », se caractérisent par l’exubérance de ce mouvement de la Contre-Réforme, votre roman s’inspire aussi de l’hypertrophie et de l’irrégularité de cette perle qui donne le nom à ce mouvement. Si l’intérêt pour la difformité corporelle des deux sœurs relève à l’évidence de la passion baroque de votre prose, c’est peut-être, formellement, cette prose même qui ressortit à l’esthétique baroque, notamment dans la construction du récit avec cette étonnante deuxième partie, comme hors d’œuvre tout en en étant le cœur et le mouvement syntaxique de vos phrases même. En quoi vous reconnaissez-vous dans ce mouvement baroque, vous qui parlez notamment d’image « excessive » et d’une logique hyperbolique à l’œuvre dans ces contrées ?
J’éprouve les plus grandes difficultés à bâtir des récits strictement linéaires. À peu près tous mes livres reposent sur une construction qui n’emprunte pas la droite ligne. J’évoquais tout à l’heure la structure d’Andrea de dos, en effet le récit s’appuie sur une rupture, les personnages que sont Ezia et sa sœur sont laissés dans une espèce d’arrêt sur image à la fin de la première partie tandis que la deuxième débute quelque deux cents ans plus tôt pour évoquer ce que fut l’histoire de cette statuette de la Vierge, des origines jusqu’à la temporalité du roman lui-même, longue parabole qui forme un récit en soi que l’on pourrait très bien isoler de l’ensemble. Autre effet de discontinuité, c’est au milieu du livre qu’a lieu la scène de l’arrivée de la procession où l’on assiste à la présentation des pèlerins devant la Madone, comme si la fin du roman se trouvait en son centre ; en effet, dans les dernières pages du livre, il n’est rien dit de ce que sera la suite du pèlerinage pour Ezia, on la laisse en cours de route, une dizaine de kilomètres avant le terme. Je ne sais pas si l’on peut parler de baroque, oui sans doute mais j’ai plutôt l’impression d’avoir recours à un usage picaresque dans lequel l’action est volontiers retardée, interrompue avant sa reprise, comme si à mes yeux la meilleure dynamique pour se rendre d’un point à un autre passait par le débordement, la fracture et la courbe, la torsade et la spirale. J’emprunte une image qui se trouve dans le livre même : il est dit qu’Andrea est championne de lancer de poids ; j’ai construit cette scène où l’on assiste à un lancer, Andrea tournant le dos à la piste, effectuant une série de cercles, de sauts et de rebonds avant de se retrouver dans le bon sens et de projeter la tare d’acier, tout sauf une ligne directe, eh bien ces « volutes », ce mouvement en soi baroque qu’elle accomplit, c’est précisément la cinétique qui sous-tend la structure du récit.
Maintenant la question du baroque, du moins en architecture, n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Si au XVIIe siècle la France a choisi le classicisme contrairement à l’Italie, au Portugal et à d’autres pays, elle introduit bien des éléments baroques en pleine rigueur formelle. Voyez la chapelle de la Sorbonne ou celle du Val de Grâce. Mais revenons à la littérature, je crois avoir, sans doute, une écriture essentiellement classique, sans doute trop classique pour notre temps mais je n’y peux rien, dans laquelle s’intercalent en permanence des images burlesques, des analogies franchement rococos, des comparaisons exubérantes ou démesurées qui provoquent une désynchronisation entre la noirceur de certaines situations – le sort des mutilés de la grande guerre patriotique, la violence sous-jacente à ce pays qu’est le Brésil – et l’humour tendre émanant de ces jeux stylistiques, comme les volutes sur la façade du Val de Grâce.
Michel Jullien, Andrea de dos, éditions Verdier, janvier 2022, 128 p., 15 €