Le Post-exotisme : Original Motion Picture Soundtrack (Variations Volodine)

Variations Volodine, Denis Frajerman, Antoine Volodine © éditions La Volte

Imaginez qu’on puisse entendre un livre : non pas sa langue, car il suffirait pour cela de le lire, mais son paysage – ses textures, son relief, ce que le langage figure comme potentialité. Imaginez que l’arrière-fond imaginaire qui bruisse dans l’outremonde du livre soudainement se lève et s’incarne ; que quelque chose de la fiction puisse prendre vie, une vie nouvelle. Fermez les yeux, rentrez dans la longue traversée du bardo de ces Variations Volodine.

Derrière ce nom se cache une ambitieuse publication de La Volte, six CDs (physiques et numériques) et un livre de poèmes qui retracent l’œuvre d’une vie : l’adaptation musicale du post-exotisme, ni plus ni moins. De Quatre poèmes en prose d’Antoine Volodine (1994) jusqu’aux Fugues Volodine (2020), c’est un compagnonnage au long cours qu’il nous est permis d’explorer, compagnonnage que le post-exotisme, littératures des poubelles, des prisons, des ghettos, ne cesse de figurer dans ses fictions d’après la catastrophe. La rencontre de Denis Frajerman avec la littérature d’Antoine Volodine a permis au musicien d’investir l’espace onirique de l’œuvre post-exotique et de la déployer en six œuvres étranges, fascinantes, dont les Variations Volodine permettent de mesurer l’ampleur. Lisbonne Dernière Marge, Des Anges Mineurs, Frères Sorcières, Terminus Radieux s’élèvent soudainement comme le monstre de Frankenstein, électrisés d’un flux nouveau, et se mettent à nous parler dans un langage qui ajoute au post-exotique une dimension nouvelle.  Il est justement intéressant de voir comment ces Variations Volodine se glissent dans les interstices des textes pour parvenir à les saisir, à les habiter par les marges.

Difficile, bien entendu, de prétendre circonscrire dans des phrases ce qui dépasse le simple langage : on ne peut qu’inviter à aller écouter ces œuvres étranges, indispensables prolongements de la littérature post-exotique. Car il s’agit bien là d’une œuvre post-exotique en elle-même, puisque la littérature de Volodine y est directement présente : elle est lue, chantée, déclamée, murmurée. À cette littérature s’ajoute la musique de Denis Frajerman qui s’empare de cet univers imaginaire peuplé de cauchemars fantastiques : il y tricote lentement la toile étrange dans lequel se prennent les rêves post-exotiques, un instant immobilisés dans la stupeur des sons. On y voit un Antoine Volodine qui n’hésite pas à mettre la main dans le cambouis, ou plutôt devrait-on dire dans la suie de l’espace noir : il est bien entendu, par sa littérature, l’ombre portée qui habite le travail de Denis Frajerman, mais il est là aussi dans les coulisses, lisant, récitant, murmurant, paré de tous les masques et miasmes et marasmes que le post-exotique permet, tantôt grave et solennel, tantôt contrefaisant un accent russe, tantôt neutre comme le plus terrible des inquisiteurs. Souvenons-nous de certains livres post-exotiques comme Bardo or not Bardo : quand nous mourrons, quand nous préparons à affronter l’errance de l’espace noir d’après la mort, il est bon qu’une voix amie nous guide et nous accompagne, quand bien même cette voix amie nous murmurerait des slogans étranges. Quoi de mieux, dès lors, que les Variations Volodine pour nous accompagner dans le cauchemar du monde bientôt apocalypsé qui est notre réalité actuelle ?

Qu’on se rassure, néanmoins, c’est bien du post-exotisme qu’il s’agit, et sa force étrange et unique se trouve magnifiée par l’univers sonore de Denis Frajerman, qui crée un effet lancinant, hypnotique, mesmérisant, composant de secrètes litanies venues d’un univers de rébellion et de combat. Ce sont des longues nappes chamaniques, des plages sonores incantatoires qui découlent de cette collaboration, qui figure le combat inhérent du post-exotisme ; cette confrontation-théâtre d’un affrontement imaginaire et sorcier – entre quoi ? on ne sait pas mais on sent que ça grince, ça racle, ça rauque, à la manière des ourses volodiniennes perdues sur les banquises irradiées des rêves. L’univers musical de Frajerman n’hésite pas à la dissonance, à la saturation, mais ne s’y limite pas ; une étrange beauté s’y fait jour, obsédante, singulière, qui permet que la rencontre avec le post-exotisme se déroule dans une bienheureuse noce. La musique de Denis Frajerman donne notamment corps aux injonctions étranges de la poésie-litanie des slogans, dont la force se déploie lentement, surement, plongeant l’auditeur-lecteur dans une traversée apnéique qu’il n’affronte pas seul : on respire à côté de lui. L’univers de Volodine s’y trouve magnifiée, bruissant et frémissant de textures déployées, procédant par boucles, reprises, mantras.

Le post-exotique se construit sur une familiarité d’usage qui permet sa plus grande compréhension au fur et à mesure qu’on explore cette œuvre-araignée ; mais elle se nourrit aussi d’une complicité, que les fictions mettent en scène, mais qui est aussi un mode de fonctionnement du post-exotisme lui-même, qui, par son étrangeté et sa radicalité, suppose une bénévolence de lecteurs entre lecteurs. Le post-exotisme est un partage, il se murmure dans le creux des oreilles, il passe de main en main entre lecteurs complices qui défendent et hissent haut le drapeau noir de son insurrection. « On avait là des proses enrichies de musiques qui éclairaient des envers et des avants dont même les insanes les plus insanes ne devaient pas avoir connaissance », écrit Volodine dans l’un des poèmes du recueil. Que les lecteurs post-exotiques soient insanes, c’est un peu vrai ; mais ils le sont par la fraternité créée par cette œuvre elle-même fraternelle ; ils sont insanes parce qu’ils sont frères et sœurs de misère ; ils lisent et relisent et partagent, et bientôt aussi ils écouteront le post-exotisme.

Comment disait Lutz Bassman, déjà ? « Seuls ceux que j’aime, écoutez ! »

Variations Volodine, Denis Frajerman, Antoine Volodine, édition bilingue français/anglais, livre + 6 albums sur CD et en téléchargement, Éditions La Volte, janvier 2022, 35 €