Elsa Escaffre : « On peut voir mon roman comme une longue performance d’enterrement » (Sans chichi)

© Elsa Escaffre

Décidément, cette rentrée d’hiver livre une formidable moisson de premiers romans dont le remarquable Sans chichi d’Elsa Escaffre qui vient de paraître chez Bourgois. Dans un chant funèbre à son grand-père garde-champêtre, la travailleuse du texte telle qu’elle se présente tisse un récit étonnant et profondément neuf où, à l’aïeul disparu, répondent les funérailles nationales de Jacques Chirac. Œuvre de montage, de démontage, de vernissage et de décrochage, Sans chichi s’offre comme une véritable performance où poétique et plastique tressent un chant unique où la mélancolie ne cesse de guetter, venant, plus largement, confirmer combien Bourgois, sous la houlette alors de Clément Ribes, participe du profond renouvèlement de notre contemporain. Autant de raisons d’aller à la rencontre de la jeune romancière le temps d’un grand entretien. 

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau premier roman, Sans chichi qui vient de paraître. Dans quelles circonstances exactes avez-vous eu l’idée de ce premier texte ? En avez-vous immédiatement conçu le projet à la disparition de votre grand-père, garde-champêtre dont vous retracez par bribes l’existence ? Ou bien en avez-vous imaginé la trame à la lecture du titre, « Sans Chichi », de l’annonce de la mort de Jacques Chirac en Une de Libération ? On sait que vous avez intégré le Master de Création Littéraire du Havre : est-ce précisément dans ce cadre que la « travailleuse du texte » comme vous vous présentez en a affirmé l’écriture ?

 J’ai débuté ce texte bien après ma sortie du Master de Création Littéraire. C’est à la suite d’un « Tu as vu, Chichi est mort ! » qui m’est littéralement tombé dans l’oreille que j’ai commencé à écrire. J’ai été frappée par l’étrange proximité que cette phrase semblait créer, au détour d’une conversation anodine, entre deux personnes qui se connaissaient peu. Pourquoi cette figure, ce surnom, semblaient encapsuler quantités de micro-événements, différents mais partagés ? Comment cette mort générait des discussions, faisait revenir à la surface des souvenirs, des récits, des anecdotes au sein des familles, des groupes d’amis. J’étais très à l’affût de ce qui se disait, du langage utilisé pour médiatiser cette disparition. Toute une palette d’émotions, de propos affleuraient, aussi bien du côté des personnalités publiques que des « anonymes ». J’ai rebondi sur cette matière qui se déployait. Comme j’étais à ce moment-là en résidence, j’avais le champ libre pour écrire en vrac, très vite, noter, écrire sur le vif. J’ai même créé plusieurs alertes pour suivre tout ce qui avait trait à cette disparition !

Après quelques pages, je me suis quand même franchement demandée si tout ça n’était pas complètement absurde, insensé ! Je me souviens assez bien m’être demandé ce qui me prenait d’être aussi absorbée par la mort de Chirac. Bizarrement, j’étais aussi ravie de l’étonnement que me procurait l’écriture, de ce qui pointait. J’ai continué mon exploration pour savoir jusqu’où pouvaient me conduire ces sensations. C’est alors que sont réapparus les souvenirs plus personnels. Un pont se dessinait entre cette mort publique et une perte plus intime, celle  d’un grand-père que tout le monde peut plus au moins expérimenter. Il apparaît en silhouette : pas de prénom, peu de détails physiques, des bribes. Il était pour moi essentiel d’être à une juste distance, que cette figure puisse en contenir d’autres, qu’un lecteur éventuel puisse y superposer un visage, un corps familier. Il s’agissait de laisser de la place, d’ouvrir un espace de respiration pour inviter d’autres, morts ou vivants, à prendre part au récit.

Pour en venir au cœur de Sans chichi, l’essentiel de votre roman se tisse autour de deux fils narratifs majeurs qui forment un double deuil de deux figures antithétiques : d’une part, la mort intime puis les funérailles familiales de votre grand-père, garde-champêtre mais aussi poète à ses heures qui, dites-vous, par contraste avec la mort, avait « toujours les mains chaudes ». D’autre part, la mort publique puis les funérailles nationales de Jacques Chirac, président de la République qui, à l’école primaire, représente pour votre génération de trentenaires « une des toutes premières et vagues notions de chef d’État ».
Ma question ici sera double : si vous racontez les funérailles, vous ne manquez pas surtout de vous poser tout d’abord une question d’ordre esthétique : comment dire l’expérience d’une perte ? Est-ce le cœur même de votre projet d’écriture ? La deuxième question qu’ouvrent ces deux deuils est une question narrative : en quoi ces deux morts ne renvoient pas uniquement à elles-mêmes mais à une part d’histoire à raconter dont l’enfance notamment ? En quoi s’agit-il à la faveur de ces disparitions comme vous le dites de faire du récit un outil de transmission et de legs, à savoir, comme vous l’écrivez, « commencer à me souvenir des histoires, à les encapsuler dans ma mémoire et à les raconter aux autres, à tous ceux qui débouleront dans nos vies et qui ne te connaîtront pas » ? En quoi s’agit-il finalement selon votre belle formule de « fabriquer des ruines pour le travail de mémoire » ?

Le cœur du projet est en effet là : comment dire, donner former à l’absence, au vide, au creux. Comment ce qui est perdu, que ce soit trivial ou fondamental, résiste dans la mémoire et donc, dans les mots, ou plutôt, à travers le langage. C’est une grande opération : trier, choisir, organiser pour tenter d’être au plus juste de la sensation précise qui nous atteint lorsqu’on éprouve cette perte. Rester sans voix, dire que « les mots manquent » pour s’exprimer à propos de tel ou tel événement sont des facilités de langage, des expressions prêtes à l’emploi. Néanmoins, si on cherche derrière ces clichés, qu’on les déplie, les explore, ils racontent l’impuissance du langage, la nôtre aussi à se saisir de l’outil de la langue pour communiquer nos sensations, nos affects, nos idées. J’aime beaucoup m’appuyer sur ces stéréotypes pour dénicher la réalité qu’ils recouvrent. On passe alors du langage d’usage au langage incarné, singulier.

La disparition d’un être, proche ou non, n’est pas monolithique, elle ne renvoie en effet pas à elle-même. Elle englobe toute une réalité, un temps, des attitudes, un univers qui s’évapore au moment de cette perte. Il devient alors nécessaire de formuler un récit, un assemblage pour transmettre ces éléments parce qu’un détail seul ne suffit pas. Il faut l’accompagner, qu’il soit entouré d’un paysage de souvenirs pour qu’il puisse traverser en quelque sorte d’une mémoire à l’autre. Que ce soit dans un cadre privé, intime ou dans la sphère publique, commune, ce tissage est à l’œuvre. Il existe d’ailleurs cette expression : « roman national », qui indique qu’il y a bien écriture, réécriture d’une actualité dans le but de lui donner un sens, une direction. Je crois que c’est un peu ce qui se passe au sein de Sans chichi. C’est un attelage de divers fragments qui dessine un parcours dans le terrain de l’enfance. Et ces « ruines » sont presque factices, comme ces épaves en plastique au fond d’un bocal à poisson. Ce sont des constructions, des balises pour cheminer dans le paysage.

Si les deuils occupent une large part du récit, Sans chichi raconte tire cependant également un troisième fil narratif, celui de la narratrice elle-même, jeune écrivaine et plasticienne qui, dans la campagne normande, s’installe en résidence d’écriture dans un lieu culturel, l’Usine. Le roman s’organise ainsi autour du projet même qui lui vaut sa résidence : une création à élaborer qui, assez vite, se voit caractérisée dans le texte comme une œuvre de l’esprit. L’œuvre de l’esprit s’offre alors comme cette entreprise consistant à rassembler les bribes de mémoire du lieu, « les faire surgir des limbes où ils sont pour l’instant encore tapis ». Mais là encore, c’est d’un deuil dont va traiter votre récit, celui de cette œuvre de l’esprit qui finalement ne s’écrit pas, votre roman se présentant en définitive comme le « spectre du texte que je n’ai pas écrit ». Là encore ma question serait double : en quoi vous importait-il de placer au cœur de votre texte une figure d’« intérimaire du texte » travaillant au texte lui-même ? S’agissait-il pour vous d’offrir une réflexion en acte ou art poétique même d’une œuvre en train de réfléchir à sa pratique ?

Le texte s’élabore, se fantasme aussi, et certaines zones résistent. Tout ne peut pas apparaître, c’est peut-être là qu’il y a deuil du récit idéal. Il faut couper, agencer, amplifier certaines trames, se délester d’idées qui ne trouvent pas leur place. Il reste alors forcément des « lignes fantômes » derrière les lignes écrites. Mais ces ombres ont aussi leur importance, elles peuvent constituer une charpente pour permettre au reste de se bâtir.

Cette notion d’ossature entre également en résonance avec le fait de montrer les coutures du récit. Ma formation initiale aux Beaux-Arts de Lyon m’a aussi amenée à être attentive au processus, aux outils, aux gestes qu’il faut pratiquer pour obtenir une forme. Et comme je considère l’écriture comme un matériau à part entière, il n’y a pas de raison de ne pas témoigner de ce travail de la main. Peut-être aussi parce que j’écris comme on effectue des fouilles. Pour mettre quelque chose à jour, à nu. Je n’ai pas de plan, je construis par îlots, blocs, parce que je suis frappée par tel ou tel détail. Il devient alors nécessaire de travailler sur les liens, ténus ou robustes, qui existent entre ces différents éléments, de créer une armature pour qu’ils tiennent ensemble. Et puis, je ne suis pas du tout versée dans la mythologie de l’écrivain « inspiré », du démiurge. Pour moi, écrire relève de la recherche, du montage, de l’association. Une performance d’Esther Ferrer, plasticienne et performeuse espagnole, s’intitule Le chemin se fait en marchant. Je souscris à cette conception : écrire se fait en allant arpenter la langue. C’est par l’assemblage et dans la manière de dire, de montrer, de disposer les choses les unes à côté des autres que le contenu trouve sa forme juste.

Enfin, au-delà du questionnement sur l’œuvre de l’esprit, vous êtes l’une des rares à faire de la résidence d’écriture le lieu même d’un décor et d’une réflexion sur les conditions matérielles de création dans ces lieux dédiés : en quoi était-ce important pour vous de l’évoquer ? Pourquoi est-il essentiel pour vous de convoquer les conditions concrètes de production ? Est-ce que ces lieux culturels sis dans des petites bourgades permettent de lutter contre la désertification des campagnes que vous évoquez ou participent-ils, selon vous, de cette désertification en en étant le paravent malhabile ?

Je n’avais pas prémédité de faire de la résidence la toile de fond de Sans chichi. Mais en avançant, je ne pouvais pas faire abstraction du contexte dans lequel je me trouvais. La réalité venait s’infiltrer dans l’écriture, la nourrissait. L’Usine est par exemple devenue une véritable entité, un réservoir d’imaginaire, de formes, de couleurs, de jargon aussi. Elle ouvrait à une terminologie : outils, mécanique, processus de fabrication, de production… Je pouvais appliquer ce lexique à l’écriture même, le faire glisser d’une dimension à l’autre. Puis s’ajoutaient les rythmes, les sons, la cadence. Finalement, ces notions-là dialoguaient aussi parfaitement avec l’écriture ! J’ai aimé jouer de la polysémie de ce vocabulaire, travailler à transposer, décaler les visions.

L’environnement immédiat me renvoyait également, et par capillarité, à d’autres territoires qu’ont dit de « province », à des lieux d’enfance, à un rythme propre aux petites villes et villages où justement, l’accès aux lieux de culture n’est pas évidente. C’est peut-être un peu plus facile aujourd’hui, mais il reste des beaucoup d’espaces délaissés. Pas seulement au niveau culturel, mais également en termes de services publics et de santé. La fracture reste grande entre les métropoles qui s’agitent et les territoires isolés. Cette dichotomie est aussi matérialisée par l’utilisation des extraits de presse qui traduisent l’effervescence autour de la mort de Jacques Chirac, qui relève du public, du médiatique contre le prosaïque, l’invisible, la banalité de la mort, de l’abandon, de l’absence.

Qui dit œuvre de l’esprit, dit enquête, recherche et collecte, précisez-vous, de différentes images ou coupures de presse. Sans chichi ne fait pas exception à la règle qui propose un jeu de collages de titres de presse, aux différentes polices, chacune dans un corps différent comme si vous atteigniez par-là à cette « construction vernaculaire » à laquelle vous aspirez. Car, doit-on préciser, vous n’êtes pas uniquement autrice : vous êtes également plasticienne comme en atteste notamment la couverture du roman lui-même que vous avez signée. En ce sens, par son jeu avec les titres de presse, Sans chichi peut-il selon vous être considéré comme un roman plastique ? Votre but, en effet, n’est-il pas, dès l’entame de votre projet, de « matérialiser son deuil », comme vous le suggérez, à savoir d’en produire une image, de le rendre visible et palpable ? La question de l’image que pose Sans chichi serait la suivante : comment faire passer la douleur à un stade de visibilité, c’est-à-dire transmettre et donner à voir la sensibilité ? Ne pourrait-on pas enfin parler, tant les titres de presse le scandent comme autant d’affiches, de rythme plastique de votre récit ?

Je suis arrivée à l’écriture depuis le travail de la forme, de l’objet, de l’installation, ce qui explique sans doute la plasticité du livre. L’écriture et son inscription matérielle sont difficilement dissociables pour moi. J’aime le langage pour sa ou ses forme(s) physique(s), sa manière d’exister aussi bien sur une notice de médicament que sur une affiche de fête de village, dans un poème comme crié dans la rue. Dans Sans chichi, la mise en page, les choix et jeux typographiques ne sont pas des coquetteries. Les mises en forme du texte participent au sens, elles l’orientent et donc jouent sur le regard qu’on porte sur lui. C’est pourquoi il est important d’accorder du soin à la matérialité du texte. On peut alors le lire, s’accrocher au sens, mais aussi le regarder comme un ensemble de formes, un tracé, un dessin tout simplement. Ce type de propositions graphiques contribue aussi à rythmer, relancer ou amortir la lecture. J’aime l’idée qu’au fil des pages se construit une expérience de regard sur cet objet qu’est le livre.

Parallèlement à l’écriture de Sans chichi, en résidence, j’ai réalisé des objets, notamment la couronne qui figure sur la couverture. Elle est constituée de papiers pliés, noirs, gris, rose fluo imprimés de motifs charcutiers, recouverts de peinture métallisée, d’encres. Elle est à l’image du texte : un amalgame de matériaux dits « pauvres » qui, par le travail de la main, façonnent une forme, un signe. Et même si cette matérialisation existe, qu’une image arrive, elle ne reste néanmoins qu’une représentation. Parcellaire, imparfaite. C’est cette « trahison des images » que le texte poursuit également.

© Elsa Escaffre

Si vous affirmez sans attendre que vous êtes « une identité troublée », votre récit, entre plastique et narratif, souscrit également à ce trouble dans l’identité en interrogeant certes les images mais en questionnant l’usage du langage. A commencer par le titre : Sans chichi, formule qui renvoie à Chirac mais aussi peut-être à un idéal d’écriture, celui que vous énoncez de la sorte : « Quelque chose de simple finalement, sans chichis ». Est-ce que vous aspirez à cette simplicité ? Est-elle selon vous celle qui permettrait de dire puisque, dans ce texte-trou que vous composez, vous pointez le vacillement du langage à dire, lui qui ne possède que des « demi-mots pour dire » ? Est-ce que le récit sera ce qui pourra enfin selon encore l’une de vos expressions « mettre le langage au travail » ?

Je suis fascinée et intriguée par le langage, par ce qu’il convoque, par ce qu’il permet, par ce qu’il manque aussi. Sa capacité à quadriller une réalité tout autant que son impuissance à transmettre. Lycéenne, en cours de philosophie sur cette notion, je me suis vraiment trouvée transportée. Je ne suis pas experte en la matière, mais j’ai tout simplement trouvé ça fou et beau. Je trouve formidable d’avoir accès au langage, de pouvoir en jouer, de se laisser surprendre et émouvoir par ces « super-pouvoirs ». Je suis curieuse et avide d’en découvrir toujours plus à son sujet. Et c’est ce que j’ai envie de partager en écrivant. Le récit, la narration sont des supports, des vecteurs, des embarcations à bord desquelles j’ai envie d’inviter à partir à l’aventure de la langue.

Je ne sais pas si c’est un idéal de simplicité, mais j’aime assez l’économie de moyen, pousser les curseurs à certaines limites pour laisser un trouble s’installer, laisser les mots résonner, produire des échos. Je n’écris pas de poème au sens propre du terme, mais je partage avec la poésie le goût du jeu, des marges, des blancs papier aussi importants que ce que les petits appellent parfois « les écritures », cet attirail de lettres qu’ils ne décryptent pas encore. D’ailleurs, l’apparition du langage chez les enfants est également bouleversante pour moi. C’est fantastique de les voir percer le mystère des mots et s’en réjouir. Je les envie d’avoir tout ce terrain de jeu à explorer et les plains un peu en sachant qu’ils ne pourront plus vraiment s’en défaire. Finalement, il s’agit peut-être de s’approcher de ça, de renouveler l’expérience, de retrouver une forme de jubilation primaire à réussir à manœuvrer, à jouer dans la langue.

Art poétique, Sans chichi peut aussi être perçu comme un texte poétique, une manière de grand poème contemporain, à savoir un texte qui rend compte jusqu’à épuisement du langage et des images de la sensation du monde qui reste. Le grand-père écrivait des poèmes : est-ce le cas de sa petite-fille ? Enfin ne peut-on pas considérer par la puissance qu’il convoque votre texte comme cette « performance d’enterrement » qui traverse votre récit ?

Oui, c’est tout à fait juste. On peut voir Sans chichi comme une longue performance d’enterrement. Ce qui me plaît particulièrement dans cette vision, c’est qu’elle prend en compte la dimension performative de la langue. Le fait qu’un acte de langage entérine une réalité, y opère un changement invisible. Sans chichi se place dans ce mouvement.

Je pense aussi qu’on peut regarder ce livre comme une sorte de cartographie de la disparition, dessinée à une échelle mouvante et qui aurait sa propre toponymie, ses reliefs et ses creux. Ce que je veux dire par là, c’est qu’une mort entraîne dans sa suite un espace-temps. Elle engloutit des éclats de souvenirs inframinces, des gestes, des mots qui ne seront plus, des usages ou des micro-rituels qu’on ne pratiquera plus, un peu à la manière de ces clés conservées dans des vides-poches dont on ne sait plus à quelles serrures elles correspondent. Vous parlez de la « sensation du monde qui reste », c’est donc bien une affaire de perception, une approche imprécise autour de laquelle on bricole avec nos éléments de langage. Le fait d’inclure ce que j’appellerai des « captations » (proverbes, extraits médiatiques, expressions) participe à établir cette carte du deuil. Parce que le ressenti individuel, la perte singulière se trouve ramifiés, enracinés dans une époque, une génération. C’est aussi, et d’ailleurs peut-être surtout, ce qui ajoute à la peine, au chagrin d’une absence définitive. Transmettre est une sorte d’opération de sauvegarde de cette part de réalité qui s’arrache au monde des vivants au moment de la mort. 

Ma dernière question voudrait enfin porter sur les influences qui ont pu présider à votre texte. On pense, pour vos interrogations plastiques et poétiques, au travail de Nathalie Quintane mais quelles sont les autres autrices et auteurs qui traversent votre champ d’investigation ?

J’ai très tôt rencontré, dans mon parcours en école d’Arts, le travail de Valérie Mréjen. Aussi bien reconnue comme plasticienne que comme autrice, son parcours ouvrait des perspectives, donnait l’envie de persévérer dans cette voie dédoublée entre écriture et formes plastiques. J’aime aussi sa façon de jouer des clichés, des phrases toutes faites pour débusquer leurs potentiels sensibles. La lecture de Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre a aussi été un véritable détonateur. Je me suis tout de suite sentie très proche de ce genre d’écriture hybride. J’ai adoré lire ce livre-collage, cette liberté d’écriture, la fantaisie et la précision des propos, la construction morcelée du texte. J’aimais aussi l’équilibre entre ces jeux combinatoires et les récits qui permettaient d’aller d’un point à un autre. Ce livre est tout à la fois exigeant et accessible, l’alliance parfaite ! Les années d’Annie Ernaux est également un livre qui me fascine. Chaque fois que je le relis, je suis à nouveau touchée par sa puissance discrète. Bien qu’économe, le texte est profondément clairvoyant et sensible sans verser dans la facilité émotive. Bien avant ça, au lycée, c’est l’écriture de Marguerite Duras qui m’a aussi désarçonnée. L’apparente simplicité de la phrase, la ponctuation qui dessine un souffle, un rythme, l’émotion contenue, bruissante. Pour respecter la parité, et pour une fois que ça se passe dans ce sens-là, je dirais également Roland Barthes, dont Mythologies ou L’empire des signes m’ont quand même captivée, Christophe Tarkos dont le remâchement n’est pas que drôlerie et Georges Perec, pour la plasticité, la variation poétique incessante. Ce que je perçois dans toutes ces créations, c’est l’usage de formes minimalistes porteuses de charges affectives et conceptuelles puissantes.

Elsa Escaffre, Sans chichi, éditions Christian Bourgois, janvier 2022, 192 p., 17 € 50