Julia Deck et la société du spectacle : Monument national

ulia Deck © Hélène Bamberger / éditions de Minuit

Si vous aimez Instagram et les magazines people, Monument national de Julia Deck est fait pour vous. À Anéantir de Michel Houellebecq (dont un des attraits serait d’offrir une version romanesque de Bruno Le Maire), préférez Monument national de Julia Deck qui vous donne le couple présidentiel Macron plutôt qu’un simple ministre. « Dernière demeure d’une gloire nationale, figure du patrimoine français », le coquet château qui sert de cadre au roman (sorte de Downton Abbey en vallée de Chevreuse) est au coeur d’un récit à la structure aussi implacable qu’une partie de Cluedo, un roman à tiroirs aussi profonds que ceux des commodes Louis XVI qui le meublent.

Monument national est un roman des couples : Emmanuel et Brigitte Macron, mais aussi Rambouillet et Le Blanc-Mesnil et surtout Ambre et Serge Langlois, l’ensemble travaillant une « différence entre la réalité et la fiction » quand « la ligne de démarcation » entre elles perd de son imperméabilité. Serge est acteur, son seul rival dans le cœur des Français est Alain Delon (« un rival et un frère depuis plus de quarante ans »), et après quelques histoires de cœur et de mariages qui ont alimenté les pages people, il a épousé Ambre (troisième madame Langlois) dont la seule activité depuis une éphémère carrière de Miss Provence Alpes Côte d’Azur est d’archiver sa vie sur Instagram : château, famille recomposée, bichons et enfants adoptés. Le couple Langlois c’est donc un peu Jean-Paul Belmondo qui aurait épousé Laeticia Hallyday, mêmes géographies et mêmes gossips légèrement décalés puisque la fiction, c’est le réel en pire, versant société du spectacle, et en bien mieux quand Julia Deck, aussi élégante qu’impitoyable, s’en empare.

Tout grand roman est mise en échec de sa critique : il est complexe, sinon impossible, d’écrire quoi que ce soit de ce récit caustiquement rocambolesque et terriblement contemporain sans en révéler une clé qui nuirait à sa découverte, de même que toute approche précise de sa construction brillantissime déflorerait en partie sa lecture. Monument national est une mécanique du vrai et du faux, d’objets qui ont tous leur pendant fantasmé (comme le château des Langlois ressemble au Petit Trianon), de faux-semblants qui révèlent bien plus qu’ils ne masquent.

C’est tout à la fois un roman policier, la quête identitaire de la fille adoptive du couple Langlois (qui se révèle une narratrice peu fiable) et une fresque sociale puisque nombreux sont les personnages qui gravitent dans et autour du château, de Madame Eva (intendante du domaine et passionnée de faits divers) aux Macron, de Cendrine à son amie Aminata. La quasi-totalité des personnages a changé d’identité, comme Cendrine pour revêtir un « costume d’invisibilité » et étouffer un passé compliqué, comme Adrienne devenue Ambre « sans savoir que le mot désignait une pierre semi-précieuse un peu saumâtre ». La future madame Langlois a de toute façon un vrai problème avec l’onomastique : si Serge choisit Joséphine, en hommage à Bashung pour la petite fille asiatique (Ambre préfère dire kirghize) qu’ils parviennent enfin à adopter, il se félicite du prénom Orlando que choisit Ambre pour son jumeau. Si Serge l’associe à Virginia Woolf, pour sa femme c’est « la ville de Disney World en Floride » et de « moments inoubliables » passés là-bas. On laissera les lecteurs découvrir les trajectoires des autres figures du roman qui se réinventent (ou tentent de le faire) : Abdul qui de présumé djihadiste devient coach sportif, Cendrine et Aminata qui finiront par quitter leur super U du 93. Aucun personnage n’est ce qu’il semble être, tous n’aspirent qu’à se façonner et maîtriser leur apparence, à ressembler à qui les fascine (Michele Obama pour Aminata), redorer leur blason (pour le président), combler leur passion des stars (pour la première dame), maquiller la raison d’un séjour du monument national à l’hôpital américain de Neuilly (et en profiter pour une légère opération de chirurgie esthétique). C’est aussi la trajectoire qui attend le lecteur, d’indices retors en annonces biaisées, de reconnaissances trop simples en chausse-trapes, happé par un récit à la fluidité parfaite qui façonne peu à peu une satire politico-sociale de haut vol.

Ouverte sous le signe d’une pulsion scopique, l’intrigue est celle de nos présents, elle avance à coup d’articles dans Public ou le Figaro Madame, d’émissions populaires (Faites entrer l’accusé), de stories Instagram, d’hommages, de palme d’honneur en rétrospective à la cinémathèque pour le vieux lion du 7e art ou de réceptions au château avec le couple présidentiel. Julia Deck fait bien mieux que saisir l’air du temps : elle s’en empreigne, l’aspire pour mieux expirer ce qui est tour à tour une farce acerbe et un polar méticuleux, avec une écriture faussement simple où chaque phrase est pesée à l’aune d’une acuité féroce : des gilets jaunes aux peurs terroristes, des Macron (« encore plus petits et plus minces qu’à l’écran ») à l’affaire Benalla, des influenceurs et stars médiatiques au confinement, c’est tout un monde qui se délite sous nos yeux, à l’image du château sublime dont le faste ne masque bientôt plus le délabrement inéluctable.

Le Monument national de Julia Deck tend un miroir froid à notre époque faite de bandeaux informatifs anxiogènes et de polémiques faciles. Alors que l’information a été remplacée par le commentaire de l’information et par le spectacle des hérauts de causes torves, Julia Deck met en scène une micro-société qui est le spectacle d’elle-même, bien à l’abri dans ses certitudes hors-sol et derrière les grilles d’enceinte du château. Batailles financières autour d’un héritage controversé et de « comptes lointainement hébergés », tentatives d’extorsions, attrait coupable pour les faits divers, personnage qui « maniait à merveille le velours, le fer, le poison », confinement qui vient exacerber les tensions et déconfinement qui leur permet d’exploser, tout annonce un drame. Une série d’anciens régimes et de fins de règne annoncées s’écroulent au fil d’un récit mené par une Joséphine qui ose tout du haut de ses 7 ans et demi et comprend « rétrospectivement » que l’ensemble du drame à venir était déjà dans le cadre, que « les événements prenaient corps à l’écart des lignes de fuite, du point de convergence ostensiblement figuré par nos parents ». À son image, le lecteur mesure peu à peu où se situe « le véritable centre du tableau », dans un récit qui n’a de cesse de s’offrir pour mieux se dérober, de se prétendre fresque people et vaudeville pour mieux jouer avec les codes du policier et de s’affirmer comme un roman social implacable.

Julia Deck, Monument national, éditions de Minuit, janvier 2022, 208 p., 17 € — Lire un extrait
Lire ici le grand entretien de Julia Deck avec Johan Faerber