À peine relu et corrigé, et, avant même d’avoir été mis en ligne, déjà en route vers l’oubli (seul moyen de ne pas se laisser miner par les regrets), le dernier épisode de ce feuilleton critique à la frontière est devenu avant-dernier, un peu comme le dernier verre dont parlait Deleuze. Pas de pause : la pile n’est pas épuisée (elle ne cesse de se recharger).

Et de nouveau, l’envie d’en finir, non pas avec les livres – c’est-à-dire les cahiers de papier imprimé, massicotés ou non, reliés ou non –, mais avec les genres. Et pourtant, impossible de s’en débarrasser – pourquoi ? Après la bande dessinée, la poésie : dans les deux cas, c’est lié à l’amitié ; ou plutôt à la fidélité.

1.

C’est sous forme de carte de vœux pour 2007 que le cipM (centre international de poésie Marseille) a publié TERRASSE À LA KASBAH d’Emmanuel Hocquard. Composé de deux “lettres à Élise” postées à Tanger les 3 et 6 novembre 2006, ce petit fascicule – 16 pages, dont 8 de texte imprimé dans un corps assez petit, la police choisie étant probablement Courier, très proche des caractères machine à écrire d’avant le traitement de texte – ne laissait pas encore deviner qu’il s’agissait du prologue d’un livre à venir : Une Grammaire de Tanger. Relisant ce qui vient d’être rassemblé en un seul volume chez P.O.L par Emmanuel Ponsart (l’éditeur de ce prologue, puis des cinq volumes sortis entre 2007 et 2016, dont le nom est étrangement imprimé sans capitales sur la couverture), je me rends compte que cette somme de près de 200 pages est bien, comme Emmanuel Hocquard l’a déclaré lui-même, son “écriture la plus aboutie” (là où il est allé le plus loin), “un aboutissement de ce travail avec les étudiants d’art, et de mon travail habituel d’écriture. Je considère ça comme une fin.” (Entretien avec David Lespiau, Le Cours de Pise – post-scriptum). Seul inédit proposé par cette réédition, une dizaine de pages de carnet écrites en vue d’un ultime volume que la mort de l’écrivain n’aura pas permis de mener à bien.

S’il est toujours stimulant de réagir après lecture d’un ouvrage qui nous a “parlé” (même si son écriture s’avère aux antipodes de ce qu’on entend par parole ; même si dans un premier temps les mots nous manquent pour transcrire ce que notre corps et notre mémoire ont enregistré), il l’est davantage encore quand cet ouvrage dégage de vraies qualités graphiques. Souvenir des plus communs : l’émotion qui saisit l’écrivain au moment où, son livre venant de sortir des presses, il peut enfin le toucher, humer ses odeurs, d’encre et de papier, et en tourner les pages. Il m’est arrivé d’entendre, de la bouche d’auteurs pourtant exigeants, que leurs écrits pourraient être imprimés sur n’importe quel support, à partir du moment où le manuscrit est respecté. Mais personnellement, je n’ai que peu de plaisir à lire les ouvrages mal fagotés, mal composés, mal imprimés (et ne parlons pas des liseuses ou l’on peut changer la mise en page ou la police de caractères à volonté). Dans la réussite d’un livre imprimé, tout compte ; et tout devrait être pesé, jusqu’aux détails les plus insignifiants.

Sur la toile, et tout particulièrement sur les réseaux sociaux, il arrive que des voix s’étranglent – d’indignation bien entendu, et à divers sujets. Ces voix, même si on a l’ouïe fine, on ne les entend pas, car elles ne sonnent finalement qu’assez peu, avec en plus quelque chose de creux dans le timbre.

Cette fois encore, il nous faudra passer par quelques sentiers plus ou moins privés du terrain vague, là où sont déposés nos souvenirs. Le 7 janvier, j’ai subi une anesthésie générale. Rien que de très banal de nos jours. Une semaine plus tard, tentant de rendre compte de quelques lectures achevées peu avant cette opération, je constate que si la plupart d’entre elles me restent encore assez précisément en mémoire, la dernière, effectuée la veille et l’avant-veille de cette opération, s’est quasiment effacée : de ces quelques heures de lecture ne demeure qu’une vague impression, plutôt positive d’ailleurs ; mais pas la moindre trace de quelque chose de concret.