À la frontière (10) – Pierre Michon, Catherine Weinzaepflen, Guy Darol, Francesco Pittau

© Christian Rosset

Dans un récent entretien avec Johan Faerber, Christophe Manon caractérise “la force motrice” de Porte du Soleil, troisième volet de son cycle Extrêmes et lumineux, ainsi : “Écrire non pas à propos de ou sur la peinture, mais à travers ou avec.” C’est une des trois ou quatre antiennes qui reviennent de manière obsessionnelle dans ces chroniques : on écrit avec, comme on échange en compagnie. Je rédige une fois encore ce feuilleton sans autre certitude que bien qu’on ne le sente pas toujours passer, sinon quand un grand silence envahit l’atelier (quand la musique a cessé), le temps où l’on se frotte à la matière de ces romans, de ces récits, de ces proses plus ou moins brèves que l’on s’apprête à recenser, nous conduit à cheminer à tâtons, dans l’obscurité. Ce faisant, j’écoute des enregistrements de pièces pour violoncelle seul : Britten, Crumb, Dutilleux, Kodaly, Henze, Ligeti ; ou pour violoncelle et piano : Debussy, Britten, Feldman, etc. Pourquoi ? Je l’ignore, même s’il me semble que ces musiques aussi âpres que séduisantes favorisent la distraction et la concentration dont j’ai simultanément besoin.

1.

Premier livre (sur quatre, au lieu de six prévus ; l’épuisement de la petite pile de livres explorés au jour le jour ne pouvant se faire au prix de celui du chroniqueur) : Les deux Beune de Pierre Michon (aux Éditions Verdier). Ce roman relativement bref – 63 pages pour La grande Beune et 75 pages (12 de plus) pour La petite Beune, soit 138 pages au total, ou 147 si on compte l’épigraphe d’Andreï Platonov (“La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé”), les titres des parties, la dédicace de la seconde et les pages blanches, jusqu’à la Table, ce qui n’en fait pas un livre bien épais –, je l’ai lu (ou, en ce qui concerne La grande Beune, relu) à la lumière du jour, dans le plus grand silence (comme si l’électricité venait d’être coupée). Selon l’AFP, Michon vient d’apporter “le point final à son premier roman” originellement baptisé L’Origine du monde. Dont acte, bien qu’on puisse rêver que cette “seconde” partie, entièrement inédite, devienne un jour “deuxième”, à condition bien évidemment qu’une troisième soit au moins brouillonnée avant extinction des feux [en aparté : le Terrain Vague, comme l’Autre Scène, débordent d’ouvrages abandonnés que l’on peut faire revivre, le temps de quelques échanges spectraux, avant de tout perdre au réveil…].

Les deux Beune, carton de livres (photo © Verdier)

Les deux Beune ne se laisse pas dévorer rapidement, le désir de ralentir se faisant parfois pressant, surtout quand le récit s’emballe, sans oublier qu’il nous arrive de faire quelques retours en arrière, non pour mieux saisir ce qui nous aurait échappé, mais pour relire tel ou tel passage avec un autre tempo, tout en changeant de voix intérieure : au plus près, comme au plus loin, de celle de l’auteur (que l’on peut facilement mémoriser après l’avoir entendue dans les quelques enregistrement accessibles, l’écrivain s’autoproclamant “avare” côté écrits, l’étant infiniment moins côté paroles) ou à la recherche de celle du jeune instituteur, né quelques années avant lui (en 1940 ou 1941, tandis que Michon est de 1945). On lit, comme un magnétophone, en faisant usage de trois têtes (lecture / enregistrement / effacement), avant de tailler dans la matière, afin de faire passer certaines sensations, en écho à certaines obsessions (qu’on est en droit de ne pas partager – question de génération, et d’origine –, alors que ces sensations, on se les prend au corps) : “Il y avait eu des salles peintes ; les deux acolytes les avaient découvertes à l’achat de la moissonneuse, en agrandissant un peu la grotte de la falaise pour que puissent y entrer la barre de coupe et le broyeur à paille ; sous le marteau-piqueur le trou alluvial du fond s’était effondré, ils eurent devant eux les couloirs, les tunnels, jusqu’à la grande salle : elle était peinte.” [en aparté : la relecture se frotte à ce que la chaîne stéréo de l’atelier diffuse ; à l’instant, la Sonata op.8 (1915) de Kodaly qui, bien qu’elle renoue avec l’ampleur et la rigueur des suites de Bach, est une des plus tourmentées des pièces pour violoncelle que j’écoute en boucle : furieusement moderne tout en charriant un torrent d’archaïsmes, à commencer par la scordatura baroque requise pour son interprétation. Les cinéphiles à l’oreille exercée se souviendront de l’usage éblouissant des premières mesures de son premier mouvement qu’en a fait par Léos Carax dans Les Amants du Pont Neuf : pleins phares dans la nuit ; puis dans la lumière crue du métro…].

 

Je reprends ma lecture : “Ils avaient tout massacré à la lance. / Ils avaient tout balayé au Kärcher”, avant de tenter de mettre de l’ordre dans mes notes (pas tant sur le papier qu’intérieurement). Comme Michon écrit (ou plutôt publie) au compte-goutte, utilisons ce même instrument pour en rendre compte : c’est foutrement romanesque – un romanesque provincial où on se souvient du temps des barbichus. Quelques mots font retour, andouiller(s) par exemple, qu’il me semble n’avoir jamais rencontré avant 1996 (j’avais dû stopper net ma lecture afin de pouvoir consulter le dictionnaire). Et certains animaux, de même, qu’ils soient animés d’un soupçon de vie, ou morts et empaillés, ou encore peints sur la surface non aplanie des parois : “Elle entra dans le monde visible, elle fut sur moi et nous nous vîmes. Elle s’arrêta. Elle ne disait mot. Les yeux très grands ouverts regardaient les miens. Les bêtes peintes du paléolithique s’ignoraient mutuellement, les savants l’ont dit ; nous n’étions soudain plus de ces bêtes, nous nous tenions face à face.” Souvenir d’un échange rapide sur les réseaux sociaux avec Pierre Michon au sujet de Georges Bataille (à propos de la scène d’amour dans le cimetière de Trèves à la fin du Bleu du ciel). Lisant ces pages, je songe à Bataille, mais en relevant surtout des différences.

“Ce que je coiffai, c’était le bon vieux chapeau à andouillers. Mais pas celui des vieux célibataires qui peignent le dimanche. Celui qui est invisible et vous rend plus visible. Celui du mâle à femelles, du brame, de la saillie. / Un concert de coqs chanta dans mon esprit. / Le mannequin dans le miroir me fit un rictus, appétit certitude ou terreur, je ne sais. Je serais à la hauteur. Je n’étais pas un chien, j’étais un homme, homo et vir. […] / Qui donne leur nom aux fleuves ? Ta fente, c’est son nom. J’enfilai le pont. // J’étais sur l’autre lèvre.”

Pierre Michon : toujours auteur du XXe siècle, dans la deuxième décennie du nouveau millénaire ; un des derniers encore en activité ; je veux dire : qui ne s’est pas fait rattraper par l’air du temps, sans pour autant professer de nostalgie (quand Johnny B. Goode passe sur le jukebox, c’est encore et toujours le vent de la modernité qui souffle). S’il demeure celui qui a remis certains compteurs à zéro, le XXe siècle aura été aussi celui du resurgissement du passé autrement : de retrouvailles émues avec quelques pratiques d’avant le romantisme ; par exemple, cet art d’accorder les violes au bon tempérament afin de pouvoir les pincer ou les frapper avec une vigueur en accord avec notre temps [en aparté : j’ai déjà cité Les Amants du Pont Neuf. On peut aussi y entendre Harke Harke ! (1605) de Tobias Hume dans la version de Jordi Savall, micro au plus près de l’instrument, décuplant les effets de timbre, les résonances…]. Autre chose : bien que Les deux Beune se déroule dans les premières années de la Nouvelle Vague, les références au cinéma qu’on y découvre renvoient à bien autre chose qu’à cette recherche des lumières et des sons du dehors citadin. Sur les parois de Lascaux, on projette un décalque de film hollywoodien en 35 mm où la vedette est une Ava Gardner locale ; c’est souvent émouvant – et parfois pathétique –, alors que quelques volutes de Marlboro envahissent la salle ouverte aux fumeurs. Titre possible de ce film : L’attente (mais sans l’oubli).

Est-il nécessaire de résumer cette histoire – avec les romans, en principe on peut. Mais à quoi bon ? Autant recopier ce que tout le monde pourra trouver, avec l’assentiment de l’auteur, en 4e de couverture : “Au début des années soixante, un jeune homme est nommé instituteur dans un village du Périgord [Castelnau… quel nom plus neutre en cette région ?] […] Dense, tendu, plein de fulgurances et d’emportements le roman fait de cette terre l’espace à vif d’une quête amoureuse. Yvonne, la belle buraliste, porte en elle la brûlure du désir, tout le mystère de la différence des sexes – l’origine du monde”. Yvonne est un prénom littéraire : on se souvient l’avoir croisé chez Gombrowicz ; ou, plus mélancoliquement, et superficiellement, dans Villa triste de Modiano (né la même année que Michon) ; et surtout chez Lowry. Hélène, Mado, Jeanjean, Jean (le pêcheur) et Pierre répondent aussi à l’appel.

“Nous nous dévisagions comme on déshabille. Nos regards étaient du nylon tendu. Dans le mien le fer du désir sans masque. […] Tout m’était immense : ses traits énergiques, que démentait l’exquise lascivité du léger double-menton ; le rouge catin de ses lèvres, le bleu catin de ses yeux ; sa peau de crème fouettée. Sous la robe, l’orgeat. / Elle était terrifiée et exultait : elle était la bête au gîte qui sent le furet, mais elle était aussi le furet. Privilège inouï de la femme ! elle a les deux rôles, quand l’homme n’est que furet.” Recherche infinie de précision jusqu’au moindre détail, et refus de céder aux interdits de l’époque, non pour retrouver l’esprit de temps (pas si) anciens, mais pour raviver certaines tensions d’une rare intensité (où l’humour est décelable pour qui sait se positionner à la bonne distance – Michon est certes intimidant, mais il est aussi marrant). Je reprends mes notes, plus désordonnées que jamais : Dans ma jeunesse, j’ai fait l’économie de grands textes de petits maîtres qui me semblaient ne plus tenir la route. Poches et occasions à bon marché nous encourageaient alors à prendre le chemin de l’école buissonnière avec quelques ouvrages dadaïstes et surréalistes dans le cartable, et même le plus accessible du Nouveau Roman. Avec la musique, et les arts, c’était la même chose. Aujourd’hui, on peut faire semblant de retrouver ce dont nous ignorons tout (le révisionnisme étant dans l’air du temps). Avec Michon, qui n’a débarqué en librairie qu’une fois la fin des avant-gardes actée par ses célibataires, même, les choses se sont opérées simplement : après une brève période de méfiance, on s’est laissé apprivoiser, jusqu’à se sentir paradoxalement chez nous, ce qui est un comble. Comme on entendait dire : c’est du lourd, il nous fallait rechercher de la légèreté dans cette “somme” composée d’assez peu de mots (nul roman-fleuve, mais le dessin précis de cours d’eaux intranquilles) et dispensant quelque résistance (par exemple : la fragilité résiste) par le truchement de quelques fantômes d’un monde simultanément projeté (imprimé, gravé, représenté, mémorisé) et voué à l’effacement. Quel âge doit-on atteindre pour (s’)en rendre compte ? Celui de la jeunesse qui s’amuse à épiler l’origine du monde (à lui faire le maillot – la photographie d’Émilie Lesvignes en bandeau de couverture est, dans le genre, assez étonnante : “Trois profondes entailles, en partie crées par l’homme au paléolithique supérieur, entourées de deux chevaux gravés”) ? L’extrême achèvement est probablement la forme la plus brûlante de l’inachevé. Il ne peut que nous marquer au fer rouge, tout en nous laissant libre de ne ressentir aucune douleur.

Nul besoin d’en rajouter : les images ne s’effaceront pas si facilement de la paroi, et les mots, ceux du polar à l’ancienne (des bourres regagnant la Renault couleur de nuit) comme ceux de l’amour fou, encore moins : “Je me dis que ce qu’elle avait désiré en moi, c’était l’infinité de mon désir toujours reporté, qui ressemblait à sa jouissance infinie : nous jouissions sans cesse de cette attente, l’un et l’autre. Une imminence éternelle.  Nous avions longtemps attendu ; maintenant nous différions. Fallait-il même conclure ? Mon désir interminable était l’égal exact de sa jouissance interminable, toujours assouvie, inassouvie toujours, explicite et nécessaire comme le bond d’une vache paléolithique.” Et maintenant : la suite […]

2.

Ismaëla de Catherine Weinzaepflen (aux Éditions des femmes) est la réédition d’un récit en deux parties (précédées par un prologue) publié une première fois en 2002 à L’Atelier des brisants. Récit ou roman ? Sur la page Du même auteur, jusqu’en 2017, la répartition des titres s’opérait entre Romans et Poésie. Aujourd’hui, sur la page De la même autrice, on trouve une répartition à peu près identique, mais le mot Prose a remplacé Romans. Dans ma bibliothèque : huit ouvrages de Catherine Weinzaepflen, quatre chez Flammarion et, de même, quatre aux Éditions des femmes. C’est mon intérêt pour la collection “Textes” dont je lisais assez couramment les livres publiés au passage des années 1970 / 1980 qui m’a fait découvrir Am See (1985, par deux fois réédité), suite d’échanges par lettres entre deux personnages aux prénoms androgynes. J’ai récupéré récemment, et avec émotion, un exemplaire de L’Ampleur du monde (1989) dédicacé à Claude Ollier (les deux ayant en commun d’avoir reçu – Ollier en 1980 pour Marrakch Medine et Weinzaepflen en 1983 pour Portrait et un rêve – le Prix de France Culture, plus qu’audacieux à ses débuts dans ses choix). À l’exception d’un livre en prose relativement épais (La sœur de mon frère, 400 pages), tout ce que j’ai pu lire de Catherine Weinzaepflen est de forme plutôt brève, comme Le rrawrr des corbeaux (2018), composé de soixante-six poèmes dont le premier est en deux vers : “les formes fixes me fuient / j’accède au désordre” et le dernier, en trois : “j’attendrai / le temps d’usure / d’un savon à l’ambre” ; ou encore Avec Ingeborg (Bachmann – on remarquera la présence du mot “avec” dans le titre).

Ismaëla n’est pas un prénom courant. On se souvient de ce célèbre incipit : Call me Ismaël qui ne donne pas pour autant le “la” d’un récit où sont contés les derniers jours, hantés de souvenirs, d’une femme née au Mexique et mère de six enfants dont le père est un certain Basilio : “De la première fois où elle s’était laissée aller à son désir – elle avait 15 ans – Ismaëla avait été fécondée. Envahissante progéniture. D’emblée. Et tout le poids de la vie qui avait suivi. Le poids de Basilio et de ses beuveries. Six secondes pour retrouver le bonheur qu’avait été l’amour cette première fois. Lorsque Basilio qui avait appris chaque parcelle de son corps, de sa peau, de ses regards et de sa voix, s’était uni à elle en la pénétrant, ç’avait été dans l’évidence de l’équilibre du monde. L’amour ne pouvait mener qu’à un tel éblouissement.”

Mais un beau jour, Ismaëla décide de quitter Oaxaca pour émigrer clandestinement aux États-Unis. Son petit dernier, Fernando, n’a que quelques mois. Elle risque sa peau : “Un coup de feu… c’est un fusil, j’en suis sûre. Et le passeur qui nous assurait que les douaniers ne sont pas armés dans la montagne. Ils peuvent nous tuer, je n’arrive pas à y croire. […] Paz et Alicia, Fernando mon bébé, Octavio, Jorge, Thophilia. Queridos míos. Je suis partie pour qu’ils aient une vie meilleure. Si c’est pour qu’ils soient orphelins, c’était pas la peine.” Mais elle est in extremis sauvée par un certain David, avec qui elle vit une brève histoire d’amour, avant de se décider de le quitter à son tour : “[J’entendais] la voix de David [qui] leur disait d’aller chercher de l’eau pour me faire revenir à moi. J’étais sûre qu’il s’agissait de tueurs, officiels de la police ou autres, et m’efforçais de garder mes paupières closes. Mais lorsque David et son ami m’ont aspergée d’eau, la surprise m’a fait ouvrir les yeux. David, mon rédempteur. J’aurais dû passer ma vie avec lui. J’ai trahi mon amant adoré, un matin, poussée par le poids du monde, j’ai perdu le poids de son corps sur le mien.” Elle raconte cette scène alors qu’elle atteint les 58 ans, après s’être installée depuis un certain temps à Los Angeles où elle gagne sa vie comme femme de ménage “dans d’extravagantes propriétés”.

Bien qu’elle soit contée à plusieurs voix et fasse état de transgressions avec la continuité narrative, il est impossible de se perdre dans cette histoire parfaitement résumable pour qui en ressent le besoin. Mais, une fois encore, ce qui compte, ce sont les entrelacs, les rencontres, les déplacements ; et la manière délicate et précise avec laquelle Catherine Weinzaepflen trace à la première comme à la troisième personne le portrait d’une héroïne de fiction ayant pris cher, après avoir pris chair : “J’ai rêvé d’un frêne magique. Un arbre à feuilles vertes et bleues. Les eucalyptus qui bordent Copa-de-Orao me le rappellent. Mais l’arbre de mon rêve était bien plus beau : délicates petites feuilles de fresno, bleu pâle d’un côté, vert vif de l’autre, agitées par la brise.” Ce qui résiste à la tête d’effacement qui s’enclenche parfois rapidement après lecture, ce sont certains détails que l’on pourra trouver insignifiants, mais qui m’enchantent. Par exemple, l’usage récurrent du signifiant “lapin” : “Suis allé hier à l’anniversaire de Richard Lapin” (Prologue – journal de Clément Nato) / “Alva m’a reproché de ne pas l’avoir emmenée à la fête de Lapin. J’aurais dû” / “Il y a deux semaines, j’ai découvert un lapin gris à longs poils dans la chambre de la petite Rose. Un lapin dans une cage avec miroir et maisonnette. Des restes de carottes qui traînent. Et la merde surtout. Qui pue. Qui écrase l’odeur de lessive que j’utilise pour les sols. Dans mon pays on mage les lapins. On les nourrit d’herbe pour que la chair soit bonne à griller” / etc.

On ne met pas longtemps à comprendre qu’Ismaëla va mourir (c’est acté dès le Prologue) ; mais ce qui se grave avec force dans le souvenir, c’est plutôt ce qui remue, reste vivant – en elle, hors-elle – quand tout paraît d’un calme parfait : “À 4 heures de l’après-midi, on passe par Abott Way et la ville est morte. Aucune présence visible ou invisible. Aucun bruit. Juste une odeur de poisson à la hauteur du restaurant chinois de Abott Kinney, la rue parallèle […] C’est l’heure la plus chaude des jours sans vent. Dans tout ce vide, les fissures et les raccords d’asphalte sautent aux yeux.” Alors, on referme le livre (prose ou roman), avec la sensation d’avoir partagé quelques moments d’une vie aussi ordinaire que singulière, traversée par de beaux silences : “Être seule parfois me fait plaisir. Je n’ai d’effort à faire pour personne. Être moi. Petite, fatiguée. Boire une deuxième bière qui me tournera la tête sans craindre d’être assommée. Oublier Oaxaca. Oublier David. Être là. « So what ? » ils disent dans cette ville. La phrase, selon le ton, peut être légère ou menaçante. Méchante. / Ce soir je ne rangerai pas l’appartement, je ne ferai pas la lessive qui s’est entassée, je n’irai pas au drugstore acheter de quoi soigner mes mains. Rien. À la fenêtre la douce chaleur de l’air du soir.”

 

3.

Maintenant, Village fantôme de Guy Darol (aux Éditions Maurice Nadeau) et Tête-Dure de Francesco Pittau (chez Buchet/Chastel). Si l’un est dit roman et l’autre pas ; si l’un est écrit à la première personne du singulier et l’autre à la troisième ; si l’un se passe durant la seule journée du samedi 27 octobre 1962, tandis que l’autre traverse plusieurs décennies ; les deux ont en commun de faire revivre des fantômes nés dans l’enfance.

“Une porte avec deux carreaux dépolis, une fenêtre sans rideaux, une échelle qui monte au grenier, une barrique en bois recevant l’eau de la gouttière, le tas de fagots, tout était là comme aux dernières vacances, et de plus loin encore, fixé par d’invisibles cadenas depuis la naissance de mon père sûrement. On ne frappait pas à cette porte, on tournait la poignée, on entrait comme on revient chez soi.” Le lieu-dit La Ville Jéhan, dans le Morbihan, non loin des Côtes d’Armor, est solidement ancré dans la mémoire de Guy Darol “qui y a vécu tous les étés de son enfance, auprès de ses grands-parents, jusqu’en 1971.” Au début de son récit, il retourne sur les lieux (sans préciser l’âge qu’il a atteint, mais il ne serait pas étonnant qu’il ait dépassé la soixantaine) : “Au volant de ma voiture, je m’étourdissais de musique. Mes yeux fixaient une route mille fois parcourue où je voyais des arbres dénudés par l’hiver, d’interminables champs égalisés par les remembrements. Je traversais Quintin, Loudéac à l’instinct. Comme un animal retrouve son gîte, je pénétrai La Trinité-Porhoët, accrochai le raidillon qui mène à Ménéac, laissai à ma droite La Bossette Bazin, Launay Tenoux, ralentissant à l’amorce de la pente qui montait à La Ville Jéhan [comme je connais un peu la région, je ne peux m’empêcher de consulter mes cartes, afin de suivre son parcours ; j’aime ces récits qui tiennent compte de la cartographie réelle – ou imaginaire (mais là, ce n’est pas le cas) – des lieux traversés]. Je revenais sur un chemin d’enfance. / Le paysage était intact, buissons de fougères, sentiers qui se faufilent au milieu des ajoncs. Rien ne signalait le passage d’engins portant la boule de démolition. Mais au bout de la côte, l’aperçu découvrait un chaos, murs abattus, granges déchaussées, jardins ruinés. Un hameau, ça s’écroulait sous une avalanche de boue, de lave. On en noyait parfois pour construire un barrage mais je ne savais pas qu’on pouvait évanouir un village, abstraire son histoire pour un besoin de pierre comme existe le besoin d’eau. / C’était le deuxième coup de tonnerre après le sacrifice des haies, la liquidation des talus ouvrant les courtis à des plantations de maïs. C’était le nouvel ouragan, le dernier sans doute car il n’y avait plus rien à saccager. Tout était mis en pièces.” Ce village fantôme de Bretagne rurale n’est pas si loin du bord de mer ; mais quand la grand-mère de l’auteur s’y rend pour la première et seule fois de sa vie, dans le Finistère (du côté de Carantec où Stravinsky, l’été 1920, a achevé ses Symphonies d’instruments à vents et démarré l’écriture de son âpre Concertino pour quatuor à cordes ; ou un peu plus au Nord-Ouest, à Roscoff), elle ne pourra qu’être déçue par la vision à perte de vue de cette mer qu’on ne peut labourer : étendue vaine attirant les citadins, mais repoussant les paysans. Village fantôme – le récit – nous propose de partager la force de résistance, profondément inactuelle, voire indestructible, des souvenirs, par le truchement de petits airs à fredonner, ou d’expressions locales qui ont nécessité l’ajout en fin de volume d’un glossaire. On ressent le plaisir de Guy Darol à écrire chandelle de pouchète plutôt que lampe de poche, p’tit courtao plutôt qu’auriculaire, ou encore : Maodi lipao, t’es donc bon qu’à tisser du vent qu’il n’est pas nécessaire de traduire plaisir au moins aussi grand que celui d’égrener des titres de tubes anglo-saxons de l’époque, passant de Street Fighting Man à Honky Tonk Women pour signaler qu’on n’est plus en 1968, mais en 1969.

Village fantôme est un récit pour l’oreille : “Quelque chose toussait, crachotait, frappait l’air de bruits mats, de plus en plus heurtés, comme une cascade d’éternuements sortis du nez d’un mastodonte”, comme pour le regard : “Je roulais au pas, m’arrêtait un moment devant un tas de pierres, vestige de la maison de mes grands-parents où je reconnaissais les débris d’un vaisselier, un trépied de cheminée, des éclats de faïence bleue, un sarrau [une blouse] devenu chiffon.” Et conte ce qu’à notre manière nous avons aussi vécu, ne serait-ce que dans nos rêves, mais dont nous n’avions pas réellement conscience avant que Guy Darol ne nous le rapporte mot à mot. Le découvrant, nous revivons ce qu’il nous faudra, un jour ou l’autre, conter à notre tour : matière d’enfance, de Bretagne ou d’ailleurs.

Avec Tête-Dure, réédition légèrement corrigée d’un roman paru en 2015 aux Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, voici une nouvelle affaire liée à l’enfance qui, malgré quelques différences qui sautent aux yeux (et à l’oreille) à première lecture, n’est pas sans affinités avec la précédente. Guy Darol est né en 1954. Francesco Pittau, en 1956. L’un est plus âgé que moi, et l’autre plus jeune, mais nous avons en commun d’être de la même génération. J’essaie de me remémorer ce 27 octobre 1962. Ce qui me revient, c’est l’attente hebdomadaire du journal Spirou. Par chance, j’ai gardé dans mes archives le numéro 1280 du 25 de ce même mois où on pouvait aussi bien retrouver de futurs classiques (Les moines rouges de Tillieux ou Les petits formats de Franquin et Roba) que des séries aujourd’hui totalement oubliées, comme l’extravagante Graminée de la colère de Dubar. On peut penser que je m’égare, mais je sais à quel point Francesco Pittau, lui-même auteur pour la jeunesse, poète et dessinateur, est attaché à l’histoire de ce journal (comme il peut l’être de certaines revues, alors vendues pour quelques francs belges, à la gloire de personnages tels Pepito de Bottaro ou Tiramolla [Élastoc] de Giorgio Rebuffi).

Venons-en à Tête-Dure, qu’on imagine être le petit Francesco lui-même, ou son double, même si on est en accord avec Deleuze quand il affirme qu’il ne s’agit pas d’écrire sur son enfance, mais d’inventer une enfance du monde ; ou avec Ollier qui qualifie tout projet autobiographique d’histoire illisible, tout en précisant que, si raconter sa vie se révèle impossible, bien des fables sont narrées, pour témoigner de cette impossibilité (conscient de la pertinence des réflexions de ses aînés, Pittau opère constamment des décalages, sans pour autant brouiller les pistes : il travaille à la gomme et ne dévoile que ce qui doit l’être) : “C’est un enfant qui essaie de ne pas se faire remarquer. Son père, un Italien vantard et macho, est à cran. Sa mère, elle, tient la maison. Dans l’immeuble, tout le monde surveille tout le monde.” Sous un ciel lourd de menaces (la guerre froide est particulièrement tendue, suite à l’affaire des missiles russes à Cuba), la famille de Tête-Dure survit tant bien que mal. “L’appartement ne comporte que deux pièces : le salon-salle à manger qui sert aussi de cuisine et de salle de bain (une énorme bassine en tôle fait office de baignoire), et la chambre à coucher, vaste, avec une fenêtre qui donne sur une cour intérieure, minuscule, noire et profonde. / Hiver comme été, la cour a une haleine de moisi et de merde séchée, depuis que Victor (qui vit au rez-de-chaussée avec toute sa famille) a fait de cette cour la niche à ciel ouvert de son chien, un énorme berger allemand qu’il a appelé Rex.” On n’est pas chez les Ritals de Cavanna (nous en sommes à une génération plus tard), ni dans un épisode inédit du Parrain chez les Belges, mais c’est animé, ça crie de partout, les indiens et les soldats (de plomb ?) se tirent dessus, ça boit sec et ça tire sur les cigarettes, ça travaille dur, ça souffre, mais ça triomphe aussi ; on s’incline sans cesse comme on crie victoire ; c’est rude –

Cette histoire qui fait montre de belle densité, écrite de manière assez sèche, avec précision et sans afféteries, requiert de ne pas être dévoilée avant lecture, ou alors le moins possible – non que quoi que ce soit ne saurait être paraphrasé, ou bêtement recopié, ou pire encore, divulgâché (épouvantable expression encore inconnue en 1962 que je ne reprends ici que pour faire sourire Francesco Pittau), mais parce qu’il convient de la suivre pas à pas – de tenir bon une journée entière, jusqu’à cet impeccable excipit : “Le monde est toujours là. Inchangé.”

Pierre Michon, Les deux Beune, Éditions Verdier, mars 2023, 160 pages, 18,50 €
Catherine Weinzaepflen, Ismaëla, Éditions des femmes, février 2023, 160 pages, 15 €
Guy Darol, Village fantôme, Éditions Maurice Nadeau, mars 2023, 96 pages, 17€
Francesco Pittau, Tête-Dure, Buchet/Chastel, février 2023, 176 pages, 18,50 €

© Christian Rosset