À la frontière (5) – Christophe Manon, Hélène Gaudy, Hans Bellmer, Jean Frémon

© Christian Rosset

Je ne sais pourquoi, une expression idiote me trotte dans la tête depuis le réveil : Aller plus vite que la musique. Curieuse façon de dire, que je n’ai jamais comprise. Peut-être vaut-il mieux ne pas être musicien pour en faire usage. Quand on improvise, on échange avec ses partenaires “en temps réel” : si l’un d’entre eux accélère, on peut (ou non) le suivre, et même le dépasser, mais sans pour autant aller plus vite que la musique. Autre chose : déchiffrant une partition écrite au piano, je vais bien plus lentement que ce que, lisant, j’entends intérieurement. Et quand je compose, je suis plus lent encore, n’arrivant à tracer sur le papier que quelques secondes de musique par journée de travail. Même chose pour le dessin ou l’écriture verbale. Même quand ça fuse dans la tête, la main ne peut suivre. Et de plus, la gomme efface la quasi-totalité de ce qui s’est déposé : art du repentir, de la rature. Et pourtant, on aimerait tant aller plus vite que la musique. Ou que la lumière. Ou encore que la lecture, afin de ne pas trop prendre de retard quand il y a urgence à faire passer, non nos “coups de cœur” (expression aussi ridicule de celle qui ouvre ce prologue), mais ce dont on a très vite l’intuition qu’on le relira, le reverra, le réécoutera, un jour prochain. Tout est affaire de tempo – et de durée. S’il nous arrive de dévorer un épais volume en moins d’une journée, d’autres moins chargés d’encre et guère épais ne peuvent être lus d’une traite. Sont-ils meilleurs ? Aucune idée. On ne fait que le constater, ce qui ne nous aide pas – et c’est tant mieux – à établir de hiérarchie.

1.

Porte du Soleil, sous-titré Extrême et lumineux III, est le troisième livre de Christophe Manon aux Éditions Verdier. De cet auteur, rien, ou presque, ne nous est rapporté, sinon qu’il est né à Bordeaux en 1971, que le corpus de ses publications comprend une vingtaine d’ouvrages, et qu’il se produit régulièrement dans le cadre de lectures publiques. Porte du Soleil est, nous dit-on, un “roman en vers”, alors qu’Extrêmes et lumineux (2015) avait été classé “roman” et Pâture de vent (Extrêmes et lumineux II, 2019), “fiction”. “Récits” (au pluriel) conviendrait aussi bien. On se souvient aussi qu’Extrêmes et lumineux avait été présenté comme étant “à la fois exploration de la mémoire, histoire d’amour et enquête familiale.” En est-il de même avec ce nouveau volume ?

“Venu à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet de l’an du Christ 2019,
sur les traces de mes arrière-grands-parents maternels,
à la faveur d’une bourse d’écriture
attribuée par l’Institut français,
en vérité je vous le dit, pendant mon séjour,
j’ai surtout été confronté de façon désastreuse
à la solitude et à l’angoisse face à mes propres turpitudes.”
(I, Départ)

D’une petite centaine de pages, découpé en six parties entourées d’un bref Prélude (une page, dix-neuf vers) et d’un Épilogue, Porte du Soleil reprend çà et là quelques lignes de Dante ou de Saint Augustin : Je partais pour les enfers, j’emportais tout le mal / que j’avais commis contre moi, contre moi et contre les autres.

“Et il y aurait tellement d’histoires à raconter / à propos de ces gens dont certains ne sont plus / […] tant d’histoires banales ou édifiantes, comme dans toutes les familles, / […] tout cela fait une sacrée salade […]” Le privé, dans la peau duquel le lecteur s’introduit, se trouve après lecture privé de mots pour formuler ce qu’il a relevé comme indices au cours de sa traversée (sans prendre de note, et en plusieurs étapes – impossible de ne pas faire de pauses, même si le texte dégage une grande force d’entraînement) de cette “chronique d’un séjour au pays des morts.” Mais une fois reconnu cette ponctuelle aphasie, il me faut rectifier : des mots, finalement, on en a peut-être trop à disposition. La grande affaire, c’est la condensation de réflexions engrangées mentalement ; et peut-être surtout de trouver le ton, car, hésitant entre plusieurs, la mise à plat de ce qui s’agite en nous n’est guère aisée, même si la possibilité de ne pas trancher, de pouvoir osciller entre plusieurs états, est appréciable. Embarqués dans le même navire avec le narrateur, certains passages nous font chavirer, comme secoués par une sacrée tempête – comme si nous avions passé la nuit à boire avec lui :

“À Perugia, en vérité je vous le dis,
je fus surtout l’objet de mes divagations et de mes fantasmes.
J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement,
Et plus je me débattais dans la solitude,
Plus je m’y enfonçais dans des sables mouvants.”

Tandis que d’autres nous sembleront comiques – de ce comique associé à la mélancolie : le  mal de l’âme (rien de nostalgique dans Porte du Soleil) –, car même si “en vérité je vous le dis”, tout n’est pas parole d’évangile dans ce récit (poème ou journal de bord) qui se passe “au siècle XXI suivant la crucifixion de Jésus / durant la troisième année de la présidence Macron / dans la splendeur de la gloire / de son pouvoir tout-puissant” et avec lequel on peut à chaque instant prendre distance (encore faut-il trouver la bonne). [En aparté : Je me rends compte soudain qu’un des morceaux du disque Perpetuum Mobile d’Einstürzende Neubauten – que j’écoute distraitement (comme les paroles des chansons sont en allemand, une langue qui me demande un effort si je veux en saisir le sens, cette écoute ne perturbe pas la concentration nécessaire pour écrire) – propose un bref passage en anglais : “There is a place around the corner / where your dead friends live…”]

À la page 65, je relève le nom de Pietro Lorenzetti et me souviens avoir échangé avec le peintre Jean-Pierre Pincemin au sujet d’Ambrogio, son jeune frère, les deux étant des artistes majeurs du Trecento (ce souvenir en entraînant d’autres, musicaux cette fois, mais plus “proches” de nous, le madrigal italien ne s’épanouissant qu’à partir du XVIe siècle) : “À Assise, dans la basilica inferiore di San Francesco, / se trouvait une fresque de Pietro Lorenzetti / représentant la déposition de la Croix. / On y voyait le corps de Jésus exsangue et décharné, / et ses disciples […] / caressaient, enlaçaient, étreignaient sa dépouille / avec une ferveur pleine de douceur et de compassion.” Bien d’autres fresques sont décrites : de Giotto par exemple (à Assise, toujours). Ainsi que des peintures, des sculptures, des architectures. Et la chaleur de l’air, l’orage. Images et voix surgissent : le passé se frotte au présent (la présidence Macron et “le règne de Matteo Salvini”), le souvenir, à l’amnésie, et les traces, à leur effacement. “Entretenir certes le souvenir / mais il n’y a rien à restaurer, / rien en vérité qui puisse être réparé. / Garder trace, témoigner, mais de quoi ?”

Après chaque plus ou moins violente illumination suit une plongée dans l’abîme : la détresse vient après la joie – et réciproquement (souvenir de Paroles de Qohélet : “Les vivants savent qu’ils mourront / les morts ne savent rien”). “Je voulais rendre visite à mes morts, / tenter de les réconforter un peu, / car les morts, pensais-je alors, / réclament notre plus affectueuse attention. // J’étais épuisé, dans un état physique et moral lamentable. / En quelques jours, depuis mon arrivée en ces lieux, / je m’étais dépouillé de tout.” “Les morts, eux, sont sans histoires, du moins, je crois, / ne cherchent-ils plus à en avoir // Seuls les vivants réclament des récits” écrit-il dans l’Épilogue de Porte du Soleil. Mais ne seraient-ils pas plutôt en attente d’Aveux (pour reprendre le titre donné par Frédéric Boyer aux Confessions de Saint Augustin) ? Si Christophe Manon est bien parti sur les traces de ses aïeux, côté maternel – Elisa Frondizzi, son arrière-grand-mère née à Gubbio le 21 octobre 1896, qui, au début des années 1920, a rejoint Pascale, son époux, établi comme maçon en France près de Longwy, avec qui elle aura trois enfants, Mafalda, Mimma (“ma grand-mère” à qui est dédié Porte du Soleil) et Emilio –, le temps de prendre congé arrive assez rapidement, en conscience que ces ancêtres, “je ne les ai pas tirés de l’oubli, à quoi bon ?” Et qu’à force de “marcher dans les rues qu’ils ont fréquentées, / regarder les paysages qu’ils ont contemplés, / visiter les églises dans lesquelles peut-être, / ils étaient allés se recueillir […], “au moins ai-je compris qu’ils n’attendaient / rien de moi, que je n’avais rien à leur apporter, / qu’ils n’espéraient aucun réconfort de ma part.” D’expérience à expérience, de manière sensorielle, une “leçon de vie” nous est transmise par l’écriture, comme un don (en forme de tombeau aussi). Mais sachant qu’il n’y a aucune morale dans cette histoire, et pas la moindre recommandation. “Des racines ? Tout le monde a des racines écrit William Carlos Williams” dans Paterson. C’est vrai. Mais tout le monde ne nous fait pas voyager, simultanément, là où bat le cœur des vivants et au royaume des morts. Ces derniers, laissons-les tranquilles. Mais le roman en vers – la fiction, le poème, le journal de bord –, relisons-le pour en apprécier la langue et en saisir tous les contrastes.

2.

Villa Zamir d’Hélène Gaudy (sun/sun éditions, “Collection Fléchette”) est un récit d’environ 70 pages qui peut se lire d’un trait, mais qui m’a demandé plusieurs jours de lecture (ce qui était déjà le cas pour celui de Christophe Manon). Premier paragraphe : “La lumière rase le sol, en détache les particules de poussière qui s’élèvent en colonnes au milieu des pièces nues. Des sillons de fourmis soulignent les fissures de la dalle. Une mouche se heurte aux carreaux, bruyante, obstinée.J’ai traversé cette Villa à la lumière du jour (alors que celle du livre de Christophe Manon s’est faite à la lumière électrique – très curieux, ces différences, je n’ai aucune explication à proposer). Je note au passage la belle densité de l’écriture qui ne joue d’aucune afféterie. Et avoir régulièrement eu besoin de silence avant de tourner certaines pages : goût de la lenteur, de l’exploration, immobile ou à pas lents, de ce paysage en apparence tranquille, ce qui est toujours une illusion (qui vaut bien celle de la prétendue “profondeur”), l’intranquillité étant, non seulement inévitable, mais nécessaire à l’écriture. Sise à Roquebrune-Cap-Martin dans les Alpes-Maritimes, Villa Zamir est le nom de la “résidence secondaire du milliardaire A.K.” dont le nom est bien connu aujourd’hui, surtout depuis la réouverture des jardins et du musée qui lui sont associés (à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine). Mais Hélène Gaudy désigne toujours ce “banquier d’affaire philanthrope” par ses initiales, même si son prénom, Albert, et son nom, Kahn, se retrouveront en toutes lettres plusieurs fois dans le texte (mais jamais les deux simultanément). Je m’aperçois que, lisant, je rétablis intérieurement les lettres manquantes : “le milliardaire A.K.” devient dans ma tête “le milliardaire Albert Kahn”, à la manière dont un musicien traduit en sons le code graphique d’un accord. Il m’arrive de sourire quand je me rends compte qu’A.K., ce sont aussi les initiales d’Anna Karina ou du sculpteur Alain Kirili (dont je verrai bien certaines œuvres dans les jardins d’A.K.).

“On raconte que, pour A.K., les images ont commencé par un grand voyage, vers la Chine puis le Japon via les États-Unis. On raconte qu’il était accompagné de son mécanicien-chauffeur, qui, comme lui, se nommait Albert. Albert Dutertre. Les deux Albert roulaient des heures, des jours entiers, découvrant cette sensation dont ils ne pourraient bientôt plus se passer : devenir un support, une surface où glissent les images.” Parmi les 4000 plaques stéréoscopiques et les 72000 autochromes (à quoi il ajouter une centaine d’heures de films) qui composent les Archives de la Planète, “une entreprise de documentation visuelle, fruit du travail de douze opérateurs envoyés sur le terrain entre 1909 et 1931”, dont A.K. a été l’initiateur et le mécène, Hélène Gaudy a choisi une image (c’est le principe – la contrainte – de la commande qui lui a été faite) : un autochrome pris en janvier 1910 par Auguste Léon, représentant Un coin de la Villa (soleil couchant) [angle nord-est de la villa Kahn, dite villa Zamir, et lumières du soir sur la mer]. Un tirage de cet autochrome a été inséré, en ouverture, dans le livre, comme on le faisait jadis dans les albums de photos-souvenirs (avec quatre petites entailles obliques dans le papier). “L’image vient juste avant la nuit”. On peut commencer notre lecture en regardant cette image aussi longuement qu’Hélène Gaudy l’a fait avant d’écrire (et il est vrai que le temps ne fait pas rien à l’affaire). “Bientôt, les ombres des palmiers vont gagner tout le ciel.” Ou se contenter dans un premier temps de l’effleurer. “Au-dessus de la zone la plus mate de la mer, une lueur de feu s’apprête à sombrer.” On peut aussi la détacher du volume et la poser à portée de regard, tout en continuant d’avancer dans le récit (qui est aussi un essai sur la mémoire : une virée dans l’enfance retrouvée, non à volonté, mais pas à pas, comme goutte à goutte, en tirant toute la saveur possible, sans, une fois encore, s’illusionner sur ces retrouvailles).

Un coin de la Villa (soleil couchant), photo Auguste Léon © Archives de la Planète du musée Albert Kahn / sun /sun éditions

Ouvrir l’image. La refermer. Rester sur le seuil. La Villa Zamir, ce lointain proche, impénétrable : “Je me demande si ce n’est pas ça, surtout, que je reconnais : tout autant le désir que l’impossibilité d’entrer. De cette bâtisse aux volumes géométriques, pure et simple comme une boîte, je guette l’invisible propriétaire.” Ou encore : “Je n’ai jamais vu la villa Zamir mais je la connais bien. Je connais cet éblouissement de la mer, ce sentiment qu’ici tout a déjà eu lieu.” Se perdre. Attendre. Apprivoiser le lieu. Le battement du cœur donne le tempo de la randonnée (sur le chemin douanier, comme dans la mémoire ; au pays des vivants comme dans celui des morts). “L’image arrête le temps, comme toutes les images, mais celle-ci semble échouer à la figer tout à fait. Déjà, on sait que le temps va gagner. Les teintes vont s’assombrir et la mer disparaître.” Pas de drame – mais quelque chose de bien plus mystérieux, qui travaille, sans générer d’autre inquiétude que celle de perdre le fil des souvenirs : juste un peu d’abattement passager quand on ne trouve pas la faille qui permettrait de pénétrer par effraction là où il n’y a probablement plus rien. Si Hélène Gaudy nomme le “rêveur” par ses initiales (“Voilà le rêve d’A.K. / Que les images éclairent le trajet. / que leur immobilité nous anime, qu’elle nous éveille à la nuit en train de tomber”), elle nous donne en toutes lettres le nom de celui qui a dessiné la Villa Zamir, ainsi que le Grand Hôtel du Cap Martin et de nombreux édifices de la côte : Hans-Georg Tersling, “mort en 1920, quasiment ruiné”, alors que “lentement, le monde d’A.K. a commencé de s’effondrer.” “J’apprends qu’il a, vers la fin de sa vie, conçu l’ancien hôtel où se trouvait l’appartement de mes grands-parents. Le décor de mes vacances a été sa dernière grande réalisation, son chant du cygne.” Donner à voir était pour A.K. “un bon moyen de disparaître” écrit Hélène Gaudy. De se dissoudre dans un intervalle du temps (c’est aussi pourquoi il me faut éprouver quelque silence entre deux tournes de pages pour faire surgir quelque chose de cet intervalle : une apparition du disparu, mais sans contours, comme la résonance musicale d’un accord égrené inconsciemment).

Il serait dommage que ce livre si fin – si dense, si subtil – passe inaperçu (il convient d’être lourd de nos jours pour que les cloches critiques se mettent à sonner), tant il donne à voir, à sentir, à écouter. “Avant de quitter la côte, j’ai voulu revoir l’appartement de mes grands-parents. […] J’ai frappé. Personne. Mais le trou de la serrure était suffisamment large pour que j’y plaque mon œil. À l’intérieur, rien que de la lumière venue de l’unique fenêtre et, dans un coin, une serpillière et un balai. Collant mon téléphone contre la cavité, j’ai pris une photo. Bien sûr, on n’y voit rien, rien que du noir, brisé par la découpe claire de la serrure.”

3.

Le corps et l’anagramme de Hans Bellmer, dont l’édition a été établie et présentée par Stéphane Massonet pour les éditions de L’Atelier contemporain, est un large rassemblement des écrits de l’artiste né en 1902 à Katowice, en Silésie Allemande, et mort en 1975, vingt-six ans après avoir choisi de s’établir à Paris. Bellmer, dans ma vie, c’est une longue histoire, avec des moments de passion et d’autres d’oubli (mais jamais d’indifférence). Adolescent, j’avais été troublé – autant émerveillé que perturbé – par ses gravures, dont j’ignorais qu’elles avaient été réalisées au burin par Cécile Reims à partir de ses dessins. Je m’étais offert le petit volume de L’Œuvre gravée chez Denoël (relié toilé rose) avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues qui cite Bataille et Sade, mais pas celui de cette remarquable interprète du dessinateur du Petit traité de morale. Il faudra attendre 2006 pour que soit publié aux Éditions Cercle d’Art Cécile Reims grave Hans Bellmer, reproduisant lui aussi nombre de gravures, accompagnées de textes de Pascal Quignard, ainsi que du couple formé par Fred Deux et Cécile Reims. “Personne ne doit savoir que vous gravez des Bellmer”, nous rapporte cette dernière qui accepte que son nom demeure secret parce qu’elle “avait trop souffert de la pauvreté – je le percevais ainsi – de mon imaginaire pour ne pas persévérer alors qu’était offerte au graveur dans l’âme que j’étais restée la prodigieuse richesse des dessins de Bellmer.” Pascal Quignard : “Vie de Cécile Reims : dessiner, graver, bêcher, écrire, tapisser, graver. Tenir.” Et après avoir cité Hans Bellmer : “Une figure humaine est la recomposition d’un carnage”, le même relève que “Le « son rauque du ruisseau », cette image revient à deux reprises sous la plume de Hans Bellmer. / Étrange image sonore. / Mais dès 1934, à Karlsruhe, Hans Bellmer évoque sa hantise à l’aide d’images sonores : « comme le ricanement d’une fille derrière un buisson ». / En 1935 : « Tout au plus pouvais-je capter au passage le son inaccoutumé d’un nom qui restait disponible comme la lettre même de l’inexprimable ».” Déjà le corps. Déjà l’anagramme. Et la poupée (Die Puppe).

Un moment fort de mon addiction au travail de Bellmer, d’abord envisagé du seul côté du dessin, sans rien connaître de ses écrits, a été la parution à l’automne 1975 d’un numéro spécial de la revue Obliques entièrement consacré à son travail (à l’exception d’un bref inédit de Strindberg). Doté de quelques 300 pages format 21 x 27 cm, et richement illustré, proposant des contributions de Jean Brun, Paul Buck, Bernard Noël, Michel Butor, Yves Bonnefoy, Nora Mitrani (et bien d’autres), il offrait un bel espace aux écrits de l’artiste, rédigés en français ou en allemand (comme L’Anatomie de l’image, publié en français par Éric Losfeld, que j’avais dû acheter dans la foulée) – tous repris, bien entendu, dans ce nouveau volume d’écrits d’artistes à L’Atelier contemporain.

Le corps et l’anagramme est préfacé par Bernard Noël. Il s’agit de la reprise de son texte de 1975 pour Obliques, La langue du corps, qui s’ouvre avec des points de suspension : “…toujours le problème de l’expression. D’un côté, le dessin ; de l’autre, les mots – ou plutôt mots et dessins du même côté, l’autre étant la vie, ou bien la réalité, ou bien le corps. Nous nous exprimons, mais pourquoi ?” et s’intéresse en particulier au livre de Bellmer déjà cité dont le titre complet est Petite Anatomie de l’inconscient physique ou l’Anatomie de l’image : “Le corps, à force d’être représenté, a fini par devenir une espèce d’alibi esthétique. Le corps ne désigne plus le corps que pour le dissimuler. On ne montre d’ailleurs que ses limites : la peau ou bien la silhouette. Conséquence : un signe de plus, un mot de plus – et donc une absence de plus. La théorie s’en contente, mais pas Bellmer qui, dès son titre, pose un concept nouveau, l’inconscient physique.” Je me souviens que certains (mais pas Bernard Noël) avaient tendance à réduire l’œuvre de l’artiste allemand à ses photographies de la poupée, à certains jeux avec la couleur, et à l’usage de quelques expérimentations surréalistes qui pour ma part me laissaient perplexes. C’est la sécheresse organique de ses travaux – dessins comme écriture – qui aujourd’hui demeure, me semble-t-il ; cette précision étonnante que Stéphane Massonet relève : “L’écriture de Hans Bellmer est organique, comme ses dessins. Son obsession tend à la répétition et à la précision d’une image, tel un manuel technique qui détaille la manière d’utiliser ces étranges pièges à rêve.” Et Bernard Noël : “Nous voici tout à coup devant deux langues : l’écrit, le dessin. / L’écrit s’écoule, avec sa succession de phonèmes qui a quelque chose de désespérément orienté en sens unique. / Le dessin est là, entièrement présent. Il ne raconte pas, il projette simultanément tous ses points – ses points qui, à la fois, demeurent invariablement lui-même de telle sorte que chacun est en lui comme une bulle d’air dans l’air.” Bellmer : “Il a été tiré au clair que « l’image » naît dans des points de conflit ou de transitions aigus, c’est-à-dire dans un climat particulier, à la température et à la hauteur de pression surélevée, et qui est situé d’évidence sous la constellation du hasard.”

“C’est donc un Hans Bellmer aux multiples visages que donnent à lire ses écrits ici rassemblés, incarnant l’idée que les êtres doivent être diffractés pour être vivants”, lit-on sur la 4e de couverture. Brèves fictions, remarques mêlées, lettres d’amour, ou de circonstance, présences plus ou moins discrètes d’êtres aimés, et de la mort, du suicide même… et anagrammes : textes de sorcières. “L’anagramme naît, si l’on regarde de très près, d’un conflit violent, paradoxal. Elle suppose une tension maximale de la volonté imaginative et, à la fois, l’exclusion de toute intention préconçue, parce qu’elle serait stérile. […] Il s’agit d’une unité toute nouvelle de la forme, du sens et du climat émotionnel des images verbales, qui ne peuvent pas être inventées ou laborieusement échafaudées. […] Le processus demeure énigmatique. […] Comme si l’illogisme était un réconfort, comme si le rire était permis à la pensée, comme si l’erreur était une route et le hasard une preuve d’éternité.”

4.

La Blancheur de la baleine est le neuvième livre de Jean Frémon chez P.O.L, le cinquième rassemblant plusieurs écrits au sujet d’écrivains, d’artistes, qu’il qualifie cette fois d’Aventuriers de l’impossible. Frémon est un conteur hors-pair, un portraitiste d’une délicatesse et d’un humour inimitables : rien ne semble lui échapper ; il se montre d’une précision redoutable dans l’observation, tout en nous donnant l’impression que son seul souci est de faire passer quelques instants de grâce partagée (“la grâce étant une fieffée baleine blanche”). Volontiers lecteur des ouvrages publiés par L’Échoppe, des catalogues d’exposition, ou de revues et livres collectifs pour lesquels il écrit, j’avais déjà connaissance de l’essentiel des vingt-six textes repris dans ce volume, lui aussi d’un peu plus de 300 pages qui se laissent traverser à la tombée de la nuit (ce qui est peut-être dû au fait qu’en hiver, les jours sont courts).

Par quoi commencer – rien ne me laissant indifférent ? Peut-être par le tout premier écrit, en hommage à un des deux (parmi ceux “que l’auteur a eu la chance de côtoyer”) qui me sont à peu près inconnus : Jean-Claude Hémery, né en 1931 et mort en 1985, à 53 ans. “Je me souviens, écrit Jean Frémon, de Jean-Claude Hémery. Et j’ajouterai : je ne suis pas le seul. Je me suis amusé à le vérifier. C’est bien pour cette raison que Perec a touché juste. Tous les hommes mûrs, aujourd’hui en voie de vieillardise, qui étaient jeunes gens et lecteurs au milieu des années soixante et qui, n’ayant pas, comme Perec et Hémery, tiré leur révérence à temps, auront tant bien que mal survécu au ramollissement général et aux divers ramollissements particuliers, se souviennent de Curriculum vitae. Je me souviens n’est pas une figure de style ; c’est un thermomètre ou un sismographe.” Voilà qui donne envie d’une rencontre post-mortem. Formidable auto-ironie de l’auteur qui peut parfois se montrer aussi ironique envers ses amis, et ce d’autant plus qu’il leur montre simultanément une grande affection. Il dépeint Beckett dans ses petits souliers. Ou Jacques Dupin, “vacillant, au sortir d’un restaurant où nous avions tous abusé de l’alcool” […] “Grimace de l’alcool fort avalé cul sec. Puis l’abandon, alors, heurtant les portes, pissant sous lui tout en mimant les grandes manières.” Ô combien faut-il chérir l’être que l’on dépeint ainsi. “La poésie, quand elle est mouillée, rouille avec le temps. Celle de Jacques Dupin non.”

Impossible de parler de tout. Surtout des essais assez étendus sur Marcel Cohen, Michel Leiris, Etel Adnan ou Louise Bourgeois. Mais aussi de ceux qui sont plus brefs, comme celui qui rapporte une visite chez Rosemarie et Keith Waldrop, écrivains et éditeurs (Burning Deck) à Providence : “Ce qui est le plus étonnant chez Rosemarie et Keith Waldrop, c’est le sentiment qu’ils donnent d’être toujours ouverts aux autres, parfaitement détendus, exempts de tout souci, à l’écoute, alors qu’ils mènent sans relâche depuis quarante ans une activité frénétique. Deux œuvres personnelles considérables plus une troisième œuvre, celle qui leur est commune, un chapelet de traductions exceptionnelles réalisée sans aucun souci de la demande mais toujours selon leur bon plaisir.” Et ces pages sur David Sylvester (“Homme du regard, il était aussi une incomparable oreille”), David Hockney (“J’aime la clarté, dit Hockney, mais j’aime aussi l’ambiguïté, on peut obtenir les deux dans une même peinture, et même on le doit”) ou Anne-Marie Albiach (“Je me souviens de Flaubert qui tançait Louise Colet coupable à ses yeux de faiblesses pour Lamartine : « Préférez toujours la source aux robinets », lui disait-il. C’est vache pour Lamartine mais ce n’est pas entièrement faux. // Anne-Marie Albiach, quant à elle, est une source). Ou encore cette lettre à M.B. (Mathieu Bénézet) : “Peut-être écris-tu pour sentir dans ta main le petit corps affolé et débile mais encore chaud de la poésie.”

En appendice de La Blancheur de la baleine, on trouve un Index de dix pages. Les noms les plus cités sont Francis Bacon et surtout Alberto Giacometti. Beaucoup de morts (“Quelle ombre laisse un mort ?”), dont certains très récemment (magnifiques hommages à Jean-Louis Schefer et à Etel Adnan). Et quelques vivants : Paul Auster par exemple que Jean Frémon a connu au milieu des années 1970 par l’intermédiaire de Jacques Dupin. Au sujet de 4321, il écrit : “Les portraits au crayon de Giacometti n’ont pas un contour, mais vingt, trente, entremêlés. C’est cette multiplicité des contours possibles qui fait que le dessin semble respirer parce qu’il a capté la vie. Capter la vie en multipliant les contours, ses possibles et ses contradictions, c’est aussi l’ambition de ce roman.”

Beau labyrinthe écrit par un témoin – un veilleur, un mémorialiste – qui n’oublie jamais sa vocation de poète et d’homme à fables.

Christophe Manon, Porte du Soleil, éditions Verdier, février 2023, 128 p., 16 € 50
Hélène Gaudy, Villa Zamir, sun/sun éditions, “Collection Fléchette”, décembre 2022, 80 p., 18 €
Hans Bellmer, Le corps et l’anagramme, L’Atelier contemporain, février 2023, 248 p., 25 €
Jean Frémon, La Blancheur de la baleine, éditions P.O.L, février 2023, 352 p., 26 € 90 — Feuilleter le livre