Donner « pour la première fois la possibilité de suivre dans toutes ses ramifications le processus d’écriture de Kafka », telle est l’intention explicite de cette traduction par Robert Kahn des Derniers Cahiers de Kafka que viennent de publier les éditions Nous.
Attentif aux récents états de la recherche, s’appuyant sur le texte original établi par l’édition critique à partir des manuscrits conservés à la Bodleian Library d’Oxford, le projet est superbe et il est magistralement réalisé. Avec cette édition, le lecteur francophone a en effet désormais accès, non sans surprise ni émotion, à un ensemble cohérent (quel que soit son aspect composite), restitué dans une langue « sèche, précise, rythmée ».

Sur une période allant de la fin janvier 1922 au début du mois d’avril 1924, en proie à de sévères difficultés matérielles tandis que s’aggrave la tuberculose qui l’emportera le 3 juin 1924, Franz Kafka poursuit son œuvre en consignant sur toutes sortes de supports — cahiers in-quarto, feuilles volantes, dossiers divers — des textes, des ébauches d’histoires, des notes, des semblants d’aphorismes, des fragments qui seront ses derniers. Refusant l’artifice du montage autant que la convention de l’anthologie, Robert Kahn nous donne à lire ici l’intégralité du travail d’écriture du Kafka de ces années-là, dans « la matérialité du processus de production ».
Nous avions eu le bonheur de lire le recueil des 149 lettres de Kafka À Milena (éditions Nous, 2015), traduites selon un parti pris que nous retrouvons ici : refus de soumettre la langue de Kafka à un traitement qui lui soit extérieur, respect scrupuleux de sa singularité, précision des énoncés, attention au phrasé, à la rythmique de l’écriture originale. Pour preuve, cet exemple, entre mille : « Ce n’était pas un balcon, simplement une porte à la place de la fenêtre, elle menait ici au troisième étage directement au grand air. Un étudiant en plein travail arpentait la pièce, lorsqu’il arrivait à la porte-fenêtre il frottait toujours de la semelle le seuil à l’extérieur, comme on passe furtivement la langue sur une sucrerie que l’on s’est réservée pour plus tard ». Ou cet autre, lapidaire, saisissant : « Aller son chemin, le regard de la faiblesse ».
Avant de lire l’entretien avec leur traducteur, allons à l’essentiel, la publication de ces Derniers Cahiers est une chance. Elle nous offre l’occasion de lire une langue pensée à nouveaux frais, sans apprêts, affranchie de tout trucage stylistique et, dans le même mouvement, elle nous invite à envisager l’écriture d’un « Kafka tardif » sous le rapport inattendu d’un authentique work in progress. On pourrait s’en étonner, sauf à se souvenir que le temps de Kafka fut aussi celui de Proust et de Joyce.
Dans votre préface, vous indiquez qu’une des intentions de cette nouvelle traduction consiste à « faire entendre à un lecteur auquel ces textes ne sont pas destinés la “voix” du Kafka des derniers jours ». Comment la caractériseriez-vous ? En quoi se distingue-t-elle de celle que nous pouvons connaître ?
Il me semble que les derniers grands textes de Kafka, comme « L’artiste de la faim », « Le Terrier », ou « Josefine la cantatrice », si on les compare à des textes antérieurs, comme « La Métamorphose » ou « La colonie pénitentiaire » par exemple, se caractérisent par une accentuation de l’humour noir, par une grande économie de moyens, par une sécheresse d’écriture encore plus marquée. Il faudrait se livrer à une analyse stylistique approfondie, mais la recherche considère bien qu’il y a un « Kafka tardif » (voir par exemple Malte Kleinwort, Der späte Kafka. Spätstil als Stilsuspension, München, 2013).
Cette « voix » de Kafka est très marquée par la maladie qui va l’emporter, les derniers stades de cette tuberculose qui s’est déclarée en 1917. Au sens littéral de l’expression, à la clinique de Klosterneuburg il est « sans voix ». A la fin il ne peut plus communiquer avec Dora et ses proches que par des bouts de papier, ultime forme de son écriture. Le statut des différents textes du volume des « Écrits posthumes » qui a servi de base à ma traduction (« Nachgelassene Schriften und Fragmente II », Fischer, 2002) est disparate : si Kafka corrige encore sur son lit de malade les épreuves de « Josefine la cantatrice » pour le volume qui paraîtra peu de temps après sa mort, le « Terrier » reste inachevé. Il a été rédigé pendant l’hiver 1923/1924 à Berlin, et on peut penser qu’il a échappé de peu au feu de cheminée qu’il a demandé à Dora de faire avec un grand nombre de cahiers et de papiers.
Si on ne peut pas, évidemment, parler d’une voix qui serait totalement différente de celle des textes de sa jeunesse, ou de celle qui s’exprime dans les trois romans, on peut cependant considérer qu’il y a, dans ces derniers textes, une accentuation forte d’un « désespoir résigné » si on m’autorise cet oxymore. C’est là l’effet, bénéfique pour l’œuvre et si cruel pour l’auteur, de ce « style tardif » si bien analysé par Edward Said. Que l’on pense par exemple à l’ironie glaçante des dernières paroles murmurées par l’artiste de la faim au gardien du zoo : « Je n’ai pas pu trouver les aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvés, crois-moi, je n’aurais pas fait d’histoires et je me serais rassasié comme toi et tous les autres ». Comment séparer ici l’auteur de son personnage ?
Vous aviez proposé en 2015, déjà aux éditions Nous, une édition des 149 lettres de Kafka à Milena Jesenská sous le titre À Milena. Il s’agissait de les donner à lire en respectant leur chronologie initiale. La traduction des Derniers cahiers qui vient de paraître obéit au même principe. Qu’est-ce qui vous a conduit à vous engager dans cette voie ?
Le principe chronologique que j’adopte vise à restituer l’actualité du processus de réception de l’œuvre. On se trouve dans une histoire de longue durée : la première traduction française d’un de ses textes date de 90 ans (« La Métamorphose », traduite par Alexandre Vialatte dans un numéro de la NRF de 1928). Le processus d’édition s’est fait au hasard de ce que Max Brod sortait de ses tiroirs, et a donné lieu à une pratique « anthologisante » : les éditeurs successifs, que ce soit en français ou en d’autres langues, ont regroupé les textes en imaginant des affinités entre eux, qu’elles aient été thématiques (La muraille de Chine et autres récits) ou structurelles (les trois romans, par exemple). On a ainsi séparé les textes de fiction du reste du Journal etc.
Or nous avons aujourd’hui la chance de bénéficier des apports de la recherche des germanistes. Il existe une édition critique désormais presque complète (Franz Kafka Kritische Ausgabe, Fischer, 1982-, il ne manque qu’un dernier volume de la correspondance). J’ai décidé, pour concrétiser ma « pulsion de traduction » (pour reprendre l’expression d’Antoine Berman), de partir de cette édition « scientifique », qui a le grand mérite de restituer le texte de Kafka dans la matérialité du processus de production, dans sa chronologie. L’unité textuelle n’est plus arbitraire, mais celle du support matériel de l’écriture, donc pour cette dernière période les cahiers et les feuilles volantes conservées dans le fonds Kafka de la Bodleian à Oxford.
Du coup le lecteur perçoit mieux le caractère « fragmentaire » de tous ces textes, dont la longueur peut varier d’une ligne à une cinquantaine de pages (« Recherches d’un chien »). Il s’agit vraiment du trait essentiel de l’écriture de Kafka : rares sont en effet les textes achevés d’une certaine longueur : La Métamorphose, Le Verdict, La colonie pénitentiaire… Les trois romans, qui n’étaient pas destinés à la publication, sont des fragments. Le lecteur s’apercevra aussi que cette nouvelle édition n’hésite pas à reproduire deux versions presque identiques d’un même texte (« Le couple marié ») par fidélité, encore une fois, au support manuscrit. Ce que nous souhaitons, éditeurs et traducteur, c’est que le lecteur francophone ait pour la première fois la possibilité de suivre dans toutes ses ramifications le processus d’écriture de Kafka. L’idéal aurait été bien sûr de partir pour la traduction d’une édition génétique du texte du manuscrit avec une transcription diplomatique, telle qu’elle a été proposée par Roland Reuss et Peter Staengle. Mais cette édition, qui a procuré Le Procès et les cahiers in-octavo, a dû s’interrompre pour des motifs juridiques, semble-t-il, et ne concerne donc pas les derniers textes. Pour résumer : il s’agit pour la première fois de présenter un ensemble qui tient sa cohérence du support matériel du texte de l’écrivain. Au fond c’est un besoin d’authenticité.
L’écriture de Kafka, vous le rappelez, a dès l’origine affaire avec l’autobiographie. Citant un passage du cahier de « L’artiste de la faim » — « L’écriture se refuse à moi. D’où le projet d’investigations autobiographiques. Pas une biographie, mais investigation et mise à jour des plus petits éléments possibles » —, vous la distinguez de celles d’écrivains tels que Rousseau, Goethe, Chateaubriand, Proust.
Reste que ce projet d’« investigations » relève lui aussi de l’écriture. Pourrait-on dire, en se souvenant d’une formule qu’on trouve quelque part dans le même cahier — « j’ai toujours eu un certain soupçon envers moi-même » —, qu’elle « se refuse » précisément pour pouvoir s’imposer ?
Le rapport « écriture-autobiographie » est déterminant pour Kafka, plus que pour bien d’autres auteurs. Il n’y a pas un seul mot écrit par lui qui ne puisse être qualifié d’« autobiographique » à condition de donner à ce terme le sens que lui donne Benjamin lorsqu’il dit dans Enfance berlinoise que les loggias, cette particularité des immeubles bourgeois de la capitale, sont un auto-portrait. Nous sommes constamment avec Kafka dans le domaine infini de l’allégorie et de la parabole. Mais le sens ultime est toujours hors d’atteinte, le lecteur n’arrivera pas plus à destination que K. n’arrivera au château.
Dans la citation que vous faites du cahier de « L’artiste de la faim » le terme important est « Investigations », et ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si le même mot est aussi décisif pour un autre sujet, d’origine juive, de l’empire des Habsbourg : Wittgenstein. Donc votre formule est excellente, en effet l’écriture « se refuse », on sait qu’il y a eu dans la vie de Kafka de longues périodes de stérilité littéraire, et puis l’écriture revient, « s’impose », elle est la seule raison pour continuer à vivre, et en même temps c’est une déception toujours renouvelée, au point qu’il faille tout brûler, tout est raté, à part « les cinq livres : Verdict, Chauffeur, Métamorphose, Colonie pénitentiaire, Médecin de campagne et le récit : Artiste de la faim », que l’on peut conserver sans les réimprimer, bien sûr. On a ce paradoxe structurel : si l’écriture s’est « refusée » à Kafka, s’il n’a que très rarement vécu la plénitude absolue de l’écriture ininterrompue, en une nuit du Verdict, texte auto-biographique s’il en est, elle s’impose au lecteur dans le jeu infini de l’interprétation, au point que pour W.H.Auden, Kafka est le Dante du XXè siècle.
On est frappé en lisant ces Derniers cahiers par la puissance des énoncés, par la façon qu’a Kafka de conduire les intrigues, de les suspendre, par le caractère sidérant de certains passages, mais aussi par la particularité d’une écriture que vous dites « sèche, précise, rythmée ». Pourriez-vous revenir sur ce dernier point en précisant ce que cela a pu impliquer pour traduire ?
Si on en vient à la traduction : elle se doit de rendre « justice » à l’œuvre. Mais cela dépend d’un lieu et d’un temps. Une décision de justice peut être « révisée » quand apparaît un fait nouveau. Elle doit même l’être. Il est bien clair pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de traduction que les versions proposées par Vialatte ont fait leur temps depuis longtemps. À la fin des années 70 déjà Gallimard voulait les réviser, mais l’héritier de l’écrivain auvergnat s’y est opposé et a gagné le procès. Nous avons aujourd’hui une autre conception et de la littérature et de la traduction.
J’ai été frappé en lisant les souvenirs de Vialatte par son insistance sur le fait qu’il n’a rien voulu savoir de la biographie de Kafka. À la limite, pour lui, le texte du Château est un cadeau tombé du ciel en 1925, apporté par un facteur allemand qui ressemble à un Père Noël. Donc ne le concernent ni la judéité, ni l’appartenance à la minorité germanophone de Prague, ni les relations avec le père, ni les femmes aimées, ni l’importance du travail qui fut celui de Kafka : on sait aujourd’hui qu’il doit sa carrière de cadre supérieur à l’Office de protection contre les accidents du travail du Royaume de Bohême à la qualité de cette écriture sèche et précise, la même qui produit aussi bien les textes littéraires que les rapports sur les dangers de l’industrie du bois ou des mines.
Aujourd’hui un traducteur de Kafka a pu lire Benjamin, Deleuze, Marthe Robert et beaucoup d’autres. Ou l’excellente biographie de Reiner Stach (hélas non-traduite en français, mais le traducteur lit l’allemand). Tout cela doit, à mon sens, infuser la traduction. Ensuite il s’agit de faire preuve de la plus grande littéralité possible, au sens de Walter Benjamin. Ce théoricien de la traduction, en quête du « pur langage », n’a pourtant pas été empêché par sa propre théorie de traduire Proust dans une prose parfaitement lisible, produisant une version bien meilleure, sous certains aspects, que la seule disponible depuis les années 50 jusqu’à très récemment en langue allemande.
Vouloir respecter la lettre du texte de Kafka (comme celle des textes de Benjamin ou d’Auerbach, autres auteurs que j’ai traduits) implique des choix : ne pas viser la seule élégance, mais respecter la ponctuation ou l’absence de ponctuation dans les limites de l’autre langue, et maintenir les répétitions, utiliser la même traduction pour le même mot à chacune de ses occurrences, ne pas hésiter, parfois, à laisser la « marque de l’étranger », comme nous le demande de façon pressante Antoine Berman à la suite de Benjamin.
Dans « Le terrier » (« Der Bau »), je fais une concession à l’histoire du texte, car le terme allemand serait mieux rendu par « la construction », mot polysémique. Mais il y a aussi l’anglais « Burrow », l’italien « La Tana ». La vie est faite de concessions, la traduction n’y échappe pas. Mais on peut se rattraper : dans cette histoire le narrateur craint des « Wanderer » : les deux possibilités : « promeneurs », « randonneurs » m’ont paru pauvres, pas assez précises ni rythmées, ne renvoyant pas, comme je pense le fait Kafka, à la tradition romantique, à Schubert. J’ai donc laissé les « Wanderer » se promener ou errer dans le texte français.
Franz Kafka, Derniers cahiers, traduit de l’allemand et présenté par Robert Kahn, éditions Nous, octobre 2017, 304 p., 22 € — Lire un extrait