Marie Cosnay : Antigone aujourd’hui (Des îles – Îles des Faisans 2021-2022)

Le livre de Marie Cosnay, Des îles – Îles des Faisans 2020-2022, est habité par l’idée que nous sommes chargés de « ces morts », que ces « morts sont nos morts », que ces morts nous obligent, que « Nous sommes obligés ». Ces morts, ce sont les migrants et migrantes, les réfugié.e.s qui, fuyant un monde de violence, de souffrance, de mort, ne rencontrent pourtant que la mort – mort perpétrée par les politiques européennes, mort ignorée, négligée par l’Europe, voulue par l’Europe.

Le livre est habité par ces morts, comme il l’est par des survivant.e.s ayant échappé à cette mort, par des vivants et vivantes qui travaillent à retrouver les morts, à aider la vie, la vie de ces vies menacées et hautement mortelles, à identifier, retrouver le nom, trouver le corps, élaborer le récit pour tel disparu, tel absent depuis tant d’années. Des îles est composé de ces noms, de ces récits, de ces parcours, de ces recherches et échecs et succès, de ces absences, de ces fantômes qui reviennent pour réclamer qu’on dise leur nom, qu’on les enterre, qu’on se souvienne.

De fait, Des îles est structuré en chapitres dont le titre est le plus souvent un nom, celui d’un disparu ou d’une disparue, d’une personne dont on cherche les traces à travers les mers, les déserts, les frontières, dont on s’efforce de reconstituer le trajet, de conserver la mémoire parmi les milliers et les milliers d’autres disparu.e.s, d’autres mort.e.s.

Des îles apparaît comme une sorte de mémorial, d’espace pour que les noms soient dits, pour que les histoires soient racontées, pour que les destinées soient écrites – à la fois document et monument, livre d’histoire(s), documentaire, stèle pour ces noms nombreux, radiographie d’une situation géopolitique et de situations humaines, individuelles, subjectives. Le livre est traversé de corps, de fragments de récits, de suspens, de boucles narratives qui bifurquent et se reconstituent autrement pour d’autres possibilités ou pour le constat d’une fin, d’un échec, d’un irrémédiable insupportable qu’il faut pourtant supporter et dont nous sommes chargés.

Le livre expose un autre monde que le nôtre, un monde qui est pourtant le nôtre. Comment habiter ce monde ? Comment vivre dans ce monde ? Alors que la plupart y habitent sans le voir, sans le percevoir, sans le penser, d’autres y vivent et y meurent, d’autres le perçoivent, y agissent, l’écrivent. Ce monde est fait de fuites, de corps et d’esprits qui cherchent les conditions de leur survie et de leur vie, subissant ce qui empêche cette vie, cette simple survie : les frontières sous haute surveillance, la gestion policière des existences, les centres d’accueil qui sont des prisons, la mer qui existe comme une promesse et comme une tombe. Une logique de l’argent aussi, une logique finalement capitaliste de gestion des vies : exploiter la vie pour produire de la richesse, exploiter la mort pour produire de la richesse. Une logique bureaucratique aveugle à la vie, déshumanisée, uniquement soucieuse de ses règlements, de ses statistiques, de ses petites cases à cocher pour pouvoir exister.

Ce monde a lieu ailleurs, en Libye, en Afrique, en Syrie, cet ailleurs étant pourtant ici, en Europe, en Espagne, en France. Des gens fuient le danger, la misère, la mort mais se heurtent à autant de misère et de mort. Nous ne les voyons pas, pourtant, nous rappelle Marie Cosnay, ils existent là, ici, sous nos yeux. Pourquoi ne les voyons-nous pas ? Pourquoi sommes-nous indifférents à ce qui leur arrive qui est aussi ce qui nous arrive – notre propre mort morale ?

Ce monde a sa logique propre, logique dans laquelle les droits sont inversés, ou plutôt niés : le droit de vivre, le droit d’asile, le droit à ne pas être en danger sont ignorés, niés, et leur négation se donne elle-même comme un droit, comme légitime.

Une autre logique traverse également ce monde, logique dans laquelle les identités se dissolvent, dans laquelle la certitude disparaît, dans laquelle le récit tombe sans cesse dans son impossibilité, se pluralise, devient un ensemble de versions possibles, également acceptables, perdues dans un surgissement continu de bifurcations, de négations, d’affirmations contradictoires : le prénom, le nom sont aussi un autre nom, un autre prénom, le fait est aussi un autre fait, telle personne est une autre personne, le récit implique toujours un contre-récit, une ouverture qui le niera, le complexifiera, le transformera (« Plus le silence est épais, plus il fait de bruit. C’est-à-dire qu’il grouille de contradictions, de réponses désaccordées aux multiples questions posées »).

Il est évident qu’une telle logique ne peut que passionner l’écrivain puisqu’elle est la logique de l’espace littéraire, de l’écriture lorsqu’elle développe son mouvement propre, son errance, sa fuite incessante hors d’elle-même. Écrire devient enquêter, et le livre de Marie Cosnay prend effectivement la forme d’une « enquête », d’enquêtes toujours poursuivies, recommencées, car le mystère ne peut jamais se refermer sur une résolution, c’est-à-dire : le monde ne peut jamais se refermer sur une version du monde (« les histoires n’en finissent jamais, c’est le propre des histoires de n’en finir jamais »).

Dans ce livre, la narratrice – l’auteure elle-même – est obligée par les mort.e.s, comme elle est obligée par les survivant.e.s. Elle a une obligation, un devoir, celui de dire, de raconter, de dire les noms, de raconter les récits. Elle est chargée de ces existences, en éprouvant le poids, la réalité, l’absence, mais aussi en acceptant, face à elles, de s’en occuper, de s’en soucier, d’être dans leur monde et de les faire être dans notre monde : « Je suis obligée – comme dira un peu plus tard Sofian, parlant de ce qu’on doit aux morts ». Il s’agit d’aider le passage des frontières, d’aider à la fuite, à la recherche d’une vie nouvelle. Il s’agit de protéger, en s’exposant soi-même, en exposant sa propre existence. Il s’agit de retrouver les identités, les corps, et d’enterrer ces corps.

Les récits qui composent ce livre font apparaître ce que ces morts font, ce qu’ils nous font lorsque nous acceptons l’obligation qui est la nôtre : ils habitent notre esprit, ils créent notre rapport à la loi, au réel, aux autres et à soi, ils nous désorientent et nous orientent autrement, ils nous perdent et nous guident à l’intérieur de labyrinthes d’affects puissants, contradictoires – tout un monde d’ombres et de lumières nouvelles, un monde fou et, à sa manière, ultra-rationnel, exigeant en tout cas un effort extrême de rationalisation.

 

Ces récits composent la silhouette d’une Antigone contemporaine, reconnaissant son destin et acceptant ce destin qui la pousse à désobéir, à ne pas entendre, à ne pas croire le discours du pouvoir, à créer son propre discours qui inclut ceux et celles que le pouvoir exclut ou condamne. Une nouvelle Antigone qui s’obstine elle aussi à s’occuper des morts qui errent au pays des ombres, à chercher pour ces ombres une sépulture, une terre pour les couvrir et les honorer, pour que leur âme soit enfin, peut-être, en repos, incluse dans le pays des vivants : « Ces morts sont nos morts […]. Nous sommes obligés ».

Marie Cosnay, Des îles – Îles des Faisans 2021-2022, éditions de l’Ogre, janvier 2023, 256 p., 21 €

Signalons la parution, en janvier 2022, aux éditions L’Ire des marges, de Marie Cosnay – Traverser les frontières, accueillir les récits, ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Marie Cosnay, sous la direction de Stéphane Bikialo et réunissant des contributions de Stéphane Bikialo, Marie Cosnay, Warren Motte, Alain Nicolas, Jane Sautière, Pierre Vilar.