Plongée dans la « littérature du quotidien » avec Robert S. Boynton : Le temps du reportage

© Christine Marcandier

1973 : Tom Wolfe publie une anthologie du new journalism qui s’offre comme un manifeste offensif : l’investigation est un art, reportage et enquête sont des matériaux de récits, la non-fiction est même, pour Wolfe, « la plus importante littérature écrite aux États-Unis aujourd’hui ». Dans le livre de 1973, aux côtés de Tom Wolfe, Truman Capote, Hunter S. Thompson, Norman Mailer, Joan Didion – ou Gay Talese que l’on retrouve dans l’anthologie du New new journalism que publie Robert S. Boynton en 2005 et qui paraît enfin en français aux éditions du sous-sol, sous le titre Le Temps du reportage.

Robert S. Boynton n’a pas pensé son anthologie comme un manifeste — ce temps est probablement derrière nous et il ne reste plus que quelques procureurs bien anachroniques pour défendre des liens étanches entre fiction et non-fiction — mais bien comme la cartographie en acte d’un territoire d’une richesse infinie. Il ne s’agit pas de théorie mais bien de pratique à travers des entretiens avec 19 des acteurs majeurs du journalisme littéraire. Chacun évoque ses méthodes singulières, sa manière d’enquêter et narrer ses reportages, son lien avec ses sujets (personnages, lieux, histoire), ses influences et c’est au lecteur qu’il revient de produire l’éventuelle définition générale d’un genre qui vaut surtout pour sa fécondité et ses nuances infinies. On ne s’étonnera donc pas que ce livre paraisse, dans sa traduction française, aux éditions du Sous-Sol qui œuvrent depuis dix ans en défense de la « littérature du réel ».

Robert S. Boynton, qui fut éditeur du magazine Harper’s, est un contributeur régulier du New Yorker, il dirige le programme de journalisme littéraire à NYU, et il a donc soumis 19 « maîtres du journalisme littéraire » à des questions dont la trame est identique d’un entretien à l’autre, manière de rendre prégnantes les correspondances et nuances entre les auteurs, mais aussi manière de permettre d’interrompre sa lecture du volume pour se plonger dans les œuvres de Gay Talese, Susan Orlean, William Finnegan ou Adrian Nicole Leblanc. Cette anthologie est en effet un appel irrésistible à la découverte d’un continent, pour qui ne l’aurait jamais arpenté, à le redécouvrir pour qui aurait le sentiment de l’avoir déjà visité. On pense ici à la différence qu’établit Ted Conover entre le touriste et le voyageur, dans leur rapport réciproque à un pays inconnu. Le premier se contente d’une connaissance superficielle, le second investit le lieu. Le journaliste littéraire, comme le lecteur du Temps du reportage, est un voyageur.

© Christine Marcandier

Le voici donc embarqué sur un planisphère, celui de l’hybridation du réel (pour la matière et la méthode, rien ne sera inventé) et de la fiction (pour la manière et le dispositif narratif). Ce territoire a une histoire longue : il puise ses racines dans le réalisme européen (Dickens, Balzac, Zola), se développe avec l’essor de la presse aux XIXe et XXe siècles, vit une forme sinon d’âge d’or du moins d’offensive manifeste dans les années 60-70 et se réinvente depuis, sous l’impulsion des 19 auteurs rassemblés— et une douzaine d’autres auraient pu être ajoutés, comme Robert S. Boynton le précise dans son introduction.

Quel que soit le support (format long dans des journaux et magazines ou livres), il s’agit d’entrer de plain-pied dans le réel et le présent, par l’immersion ou l’enquête, de s’intéresser aux marges et contre-cultures, de donner la part belle aux histoires et aux personnes comme autant de récits et personnages. Il s’agit de rendre compte de ce qui fait la trame et la particularité de quotidiens : des détails, des scènes, des moments. Et si tout est vrai, si enquêtes et reportages ont la factualité objective du journalisme, la manière de raconter emprunte, elle, aux méthodes de la littérature : dialogues, descriptions, flux de conscience, importance des détails. Journalisme et littérature avancent donc ensemble, sans oublier ce que ces récits doivent aussi à l’anthropologie, comme le rappelle très justement Ted Conover : c’est d’ailleurs en enquêtant en immersion sur les hobos pour son mémoire de fin d’études en anthropologie qu’il est devenu journaliste. L’anthropologie lui a enseigné l’importance du point de vue, « l’influence de notre position dans le monde sur notre perspective ». « L’anthropologie représentait pour moi la philosophie vécue par des vrais gens, l’étude de différents groupes dans leur rapport au monde. L’anthropologie allie l’abstraction de la philosophie et l’aspect concret de l’expérience vécue ». Telle est, plus généralement, la richesse du journalisme littéraire : articuler la factualité qui est une éthique de la presse, l’empathie et le plaisir du texte qui sont l’apanage du romancier, les outils critiques du sociologue et de l’anthropologue, soit une extension du domaine de la littérature.

C’est bien pourquoi il est si étrange de considérer qu’il y aurait une hiérarchie entre journalisme et littérature ­— dans chacun de bons et de mauvais auteurs — ou une frontière entre un domaine et les autres : Ted Conover a d’ailleurs fait sa spécialité du franchissement de frontières, spatiales comme sociales ou professionnelles. Habitué des reportages et enquêtes en immersion, il a été hobo (Au fil du rail, 1984), il a traversé la frontière du Mexique et des USA avec des clandestins (Les Coyotes, 1987), il a travaillé comme gardien de prison (Newjack, 2000) ou dans un abattoir (2013). Si le journalisme littéraire a actuellement le vent en poupe, on est loin de ce qui pourrait être réduit à une mode passagère, un succès commercial lié au goût des lecteurs pour les « histoires vraies » ou un phénomène strictement américain : quid en ce cas de Florence Aubenas, d’Emmanuel Carrère ou de l’exceptionnelle enquête de Society sur Dupont de Ligonnès, « polar de l’été » 2020 ? Comme le déclare Jonathan Harr dans Le Temps du reportage, « je suis persuadé que la littérature de non-fiction sera l’équivalent au XXIe siècle de ce que le grand roman américain était pour le XXe ». Seule nuance à apporter à ce constat, ce Nouveau grand roman n’est ou ne sera sans doute plus spécifiquement américain ou même anglo-saxon.

Dans cette forme panachée (plus qu’hybride) se modèle un récit puisant ses matériaux sur le terrain (terme autant journalistique qu’anthropologique), s’appuyant sur le reportage et l’enquête pour construire un récit à même de séduire tout type de lecteurs, qu’ils soient férus de fiction ou amateurs de non fiction. C’était l’ambition d’un Stendhal écrivant Le Rouge et le Noir, récit d’un siècle depuis l’une de ses crises (1830), construction d’un personnage fictionnel depuis la combinaison de deux personnes ayant existé, roman jouant de collages de journaux pour dire le présent immédiat et séduire autant les femmes de salon que les femmes de chambre, articuler réception intellectuelle et lecture émotionnelle. La fascination pour les faits réels et histoires vraies a une longue tradition dans l’histoire de nos sensibilités, elle se voit seulement réactivée à « chaque époque de trouble et bouleversements », comme l’écrit Robert S. Boynton dans sa riche introduction.

© Christine Marcandier

Le journalisme littéraire n’est cependant pas un genre strictement codifié et chacun des 19 auteurs du volume en représente une facette particulière. Tous (3 femmes sur les 19… !) écrivent dans des journaux différents et n’ont peut-être en commun que d’être, pour beaucoup, les enfants de John McPhee (et de son cours Literature of fact à Princeton), les héritiers de Orwell, Wolfe, Capote et Talese et de faire de la narration la « colonne vertébrale » de leurs pratiques — une narration soit « des personnages, un conflit, une évolution dans le temps » (Ted Conover). En revanche, leurs méthodes offrent tout un spectre de pratiques diverses : observation et participation (Ted Conover, Gay Talese, Adrian Nicole Leblanc), entretiens fleuve (Leon Dash), « forme hybride entre l’investigation et les entretiens (William Finnegan), enquêtes sur des scandales sanitaires ou politiques. Les sujets sont eux aussi extraordinairement variés et rythment aussi bien les rubriques Société, Politique, Sport que Finances ou People, un rubriquage dont ils mettent à mal les limites puisque leurs textes pourraient en général trouver place dans plusieurs d’entre elles et qu’ils forgent leur propre hiérarchie de l’information. Dans ces formats longs, peu importe le sujet, souligne Jonathan Harr. Il n’en est pas de bon ou de mauvais, seule compte la manière de raconter : « des gens intéressants pris dans des circonstances difficiles : voilà les éléments de base que je recherche », c’est d’ailleurs, pour Richard Preston, toute la différence (énorme) « entre un sujet et une histoire ». En écho, Susan Orlean explique que le critère imparable d’une bonne histoire est « que le sujet continue de se développer, qu’il ne se rétracte pas. Chaque fois que je me penche dessus, il faut que j’y trouve de plus en plus de choses ».

Le réel est donc un cadre pour le récit, « l’écrivain de non-fiction est à la fois contraint et libéré par les faits. C’est le seul précepte absolu de l’écrivain de non-fiction : ce que l’on écrit doit être authentique, réel, véritable. Vérifiable. On ne peut pas s’écarter de cette règle. Mais c’est aussi ce qui nous libère, parce que les drames de la vie réelle sont beaucoup plus percutants que tout ce que l’on pourrait imaginer. Dans tout ça, la vérité (…) peut rester insaisissable. Parfois c’est même justement ce côté fuyant de la vérité qui va engendrer une bonne histoire. » (Alex Kotlowitz)

Beaucoup se dépeignent comme des conteurs « à l’affut d’une bonne histoire », « en alerte » (Jon Krakauer), prêts à toutes les expériences — Ted Conover a failli partir sur la lune, il était demi-finaliste du programme « un journaliste dans l’espace » à la fin des années 80, finalement arrêté après l’explosion de la navette Challenger —, ouverts à la rencontre de « personnages » exceptionnels. Il leur faut sans cesse négocier avec des questions éthiques — jusqu’où fouiller et s’investir ? question centrale du Motel du voyeur de Gay Talese. Jonathan Harr comme Jon Krakauer citent la première phrase du Journaliste et l’assassin de Janet Malcolm, qui vaut alerte : « le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable » — une accusation longtemps portée contre les romanciers.

En ce sens, Le temps du journalisme est aussi un art du reportage qui vaut art du roman : de la prise de notes pour « trouver (s)on chemin narratif parmi l’enchevêtrement de la réalité » (William Langewiesche) à la manière de se situer face au réel, d’un comment se saisir des personnages, scènes, histoires et petits faits vrais que ce réel offre à des conteurs nés aux méthodes pour conduire enquêtes et entretiens, de la place des dialogues et portraits aux focalisations et place de l’auteur dans le récit, en passant par la question des marges, des identités, la manière d’accéder au général par le particulier, à un récit global par un détail… Le temps du journalisme est de ces livres dont chaque lecteur aura un usage singulier. Les passionnants entretiens qu’il rassemble sont une puissante entrée polyphonique dans le laboratoire du réel par le récit et, comme toute anthologie de référence, il ouvre à des dizaines et des dizaines de lectures, celle des œuvres majeures de ces maîtres du journalisme littéraire — dont tant attendent toujours d’être traduites en français…

Robert S. Boynton, Le temps du reportage. Entretiens avec les maîtres du journalisme littéraire, traduit de l’américain par Michael Belano, éditions du Sous-Sol, février 2021, 687 p., 29 € — Lire un extrait

Au sommaire, Ted Conover, Richard Ben Cramer, Leon Dash, William Finnegan, Jonathan Harr, Alex Kotlowitz, Jon Krakauer, Jane Kramer, William Langewiesche, Adrian Nicole Leblanc, Michael Lewis, Susan Orlean, Richard Preston, Ron Rosenbaum, Eric Schlosser, Gay Talese, Calvin Trillin, Lawrence Weschler et Lawrence Wright.