Tom Wolfe (1931-2018) : Mythologies américaines

Sale temps pour les lettres : après la disparition de Gérard Genette, le 11 mai dernier, on apprenait hier celle de Tom Wolfe. De ces morts qui n’en sont pas tant l’on sait, même depuis le présent, que les textes demeureront, eux, au firmament de la littérature.
Portrait.

Tom Wolfe, né à Richmond (Virginie) en 1931, aura fini par incarner New York, ville dans laquelle est d’ailleurs mort, le 14 mai 2018, le « Virginien de Manhattan ».

Après des études de lettres à Yale, il devient journaliste. Mais Tom Wolfe n’est pas de ceux qui se contentent de pratiquer une discipline, il ne l’embrasse que pour mieux la transformer. Littérature et journalisme ne sont pas deux champs contradictoires, aux attendus disjonctifs. Écrire des articles et des romans (Acid Test dès 1968, The Electric Kool-Aid Acid Test en vo) sont deux manières, non pas parallèles mais complémentaires, d’observer la société — — et sur ce rapport entre journalisme et roman, on ne peut que renvoyer au très riche entretien entre Tom Wolfe et Jean Rolin, paru en 2006 dans Les Inrocks.

Admirateur de Balzac, de Dickens, de Zola, il se veut le « greffier du siècle », rien de moins, or seul un feuilleté discursif, empruntant aux médias comme à la littérature, peut, depuis la révolution médiatique des années 1830, s’offrir comme une prose du réel. L’essor du roman dit réaliste s’est fait dans une convergence et rivalité avec la saisie journalistique du champ social et politique, de l’Histoire depuis la chronique du présent. Ainsi est né, plus tard, le new journalism, tant de fois (mal) défini dont Tom Wolfe donna l’essence dans une formule synthétiquement provocante : « une hystérie naturaliste ».

Enquête têtue, attention maniaque aux détails et aux anecdotes métonymiques, fresques sociologiques dans et par le portrait, intrusion du « je » d’auteur (mi-journaliste mi-écrivain, ni tout à fait l’un ni vraiment l’autre), quête d’une objectivité sans s’interdire une forme de subjectivité (parce que c’est aussi la seule manière d’assumer la part subjective de tout compte-rendu prétendu objectif du réel), flirt parfois poussé avec des pratiques peu déontologiques, documentaire apparié au récit romanesque : tels sont les ancrages du new journalism dont Tom Wolfe fut l’un des papes.

La liste est loin d’être exhaustive, il faudrait évoquer aussi, concernant sa pratique singulière, le rendu des parlures, onomatopées, argots de profession et manières de s’exprimer des protagonistes des enquêtes, son usage stupéfiant de la ponctuation, des italiques et de néologismes, l’immersion dans des univers devenant des territoires à la fois étranges et familiers.

Tom Wolfe a ainsi plongé ses lecteurs aussi bien dans le « Radical chic » de Park Avenue (une soirée dans le duplex new-yorkais de Leonard Bernstein) que dans le milieu des courses de stock-cars en Caroline du Nord ou celui d’adaptes du LSD. Il leur a fait rencontrer Phil Spector, Cassius Clay ou Cary Grant, croquis de la société américaine, de ses idoles comme de ses mutations complexes, de ses étoiles comme de ses marges. Mais toujours, depuis un pas de côté, linguistique comme formel.

La société du spectacle est l’une des grandes topiques transversales de son œuvre, décortiquée avec une ironie féroce et un sens du détail décapant comme armes de destruction massive des faux semblants et autres masques sociaux ou politiquement corrects — renvoyons, en particulier à Embuscade à Fort Bragg (Ambusch at Fort Bragg), long reportage publié les 12 et 26 décembre 1996 dans Rolling Stone, paru en France chez Pavillons poche dans une traduction de Benjamin Legrand, enquête au cœur de l’armée américaine, alors qu’un jeune soldat homosexuel a été battu à mort par trois rangers demeurés impunis.

C’est, comme souvent, via l’adaptation cinématographique de l’un de ses romans (L’étoffe des héros, 1982) par Brian de Palma (1987), que le nom de Tom Wolfe se diffusa dans le grand public. Auteur à succès (Un homme, un vrai ; Le Bûcher des vanités ; Moi, Charlotte Simmons), Tom Wolfe est aussi une forme d’icône, avec ses éternels costumes croisés blancs. Image facile, mais réductrice, celle d’un dandy, votant conservateur, volontiers provocateur.

Comme l’écrivait Nicolas Demorand, l’un de ses grands admirateurs et connaisseurs, dans Libération en 2013, Tom Wolfe était surtout « le dernier écrivain français du XIXe siècle », formule d’une justesse imparable tant elle condense la filiation de l’écrivain et son éternel parti-pris d’une distance, d’un rapport décalé au monde, celui même de tout journaliste ou romancier, la distance de l’observation et de l’analyse, celle aussi de l’ironie.

Si l’écrivain a disparu, rejoignant ses maîtres au panthéon des Lettres, demeurent ses immenses fresques : celle de la conquête spatiale, celle au cœur de Wall Street, celle sur les campus américains, celle sur Miami, celle sur les empires immobiliers, soit les grandeurs et décadences de l’Amérique, nouvelle Comédie humaine, si vraie dans ses détails, si décapante dans le miroir tendu à nos sociétés contemporaines. Autant de romans qui participent, comme les innombrables articles et enquêtes publiés par Tom Wolfe ou ses dessins (dont on retrouvera quelques planches dans Où est votre stylo ? récemment paru chez Pocket), de la définition du New Journalism qu’il donna et qui vaut plus généralement pour définition du roman : le recours à « toutes les stratégies élaborées de la prose », en concentrant l’intrigue dans des « scènes », représentatives, comme les personnages mis en récit, d’un contexte politique, culturel, social plus général. Tel était Tom Wolfe, indissociablement romancier et journaliste, une « éponge à culture populaire », selon les termes de Jann Wenner dans Rolling Stone.

« Nothing fuels the imagination more than real facts do », avait déclaré Tom Wolfe dans une interview en 1999, rien ne nourrit mieux l’imagination que les faits réels ; tels sont les « petits faits vrais » dont il a inlassablement composé la mosaïque, appelée à longtemps nourrir l’imaginaire critique des lecteurs. En gardant en tête les termes par lesquels Jonathan Galassi, son éditeur chez Farrar, Strauss, and Giroux dans les années 80-90, lui a rendu hommage : Tom Wolfe était un « reporter-as-mythologizer », dans la lignée d’un Barthes aussi sans doute.