Joan Didion : le centre ne tiendra pas (The Center Will Not Hold)

Le documentaire que Griffin Dunne a consacré à sa tante, l’immense Joan Didion, est disponible sur Netflix. Le Centre ne tiendra pas (The Center Will Not Hold) est le portrait d’une femme comme l’explicitation d’une œuvre majeure, il est construit sur un savant équilibre de documents d’archives (films familiaux comme interventions télévisées) et d’entretiens au présent, avec Joan Didion et ceux qui lui sont proches (Calvin Trillin, David Hare, Harrison Ford…).

Griffin Dunne, acteur d’After Hours ou I Love Dick, réalisateur, producteur, a toujours considéré Joan Didion comme une inspiration : c’est à l’icône des lettres américaines comme à sa tante qu’il rend hommage dans ce documentaire, qui dépasse très largement le cadre de l’histoire familiale comme du portrait d’écrivain pour jouer, avec sensibilité et émotion, de ces deux perspectives, celles justement de l’œuvre de Joan Didion qui a toujours puisé la dimension universelle de son travail dans une subjectivité revendiquée.

Le film s’ouvre sur une métaphore obsédante sous la plume de Didion : les serpents, entre peur et fascination, image même des mues d’une femme qui n’aura de cesse de se réinventer (journalisme, romans, scenarii, théâtre…), pour ne jamais se répéter, pour survivre aussi, puisque sa vie personnelle sera marquée par une double tragédie.

Californie, New York, Une saison de nuits

Tout commence avec le bloc-notes donné par la mère, suggérant à la petite Joan, 5 ans, de noter ses pensées. Le premier texte, commenté par Joan Didion aujourd’hui, dit déjà sa prédilection pour l’excès, pour l’étrange le plus à même de révéler nos vies, notre quotidien, l’époque dans laquelle nous nous inscrivons. C’est la mère, toujours, qui pousse la jeune femme à s’inscrire à un concours d’écriture organisé par le journal Vogue : elle gagne, quitte la Californie (ce lieu demeuré pour elle « une énigme harassante »), s’installe à New York. Elle écrit ses papiers le jour, un roman la nuit, ce sera Run River (1963), Une saison de nuits :

Ce roman est, en apparence, une banale histoire de couple, mais tout se niche toujours sous la banalité de surface chez Joan Didion : le récit sentimental se mue en anatomie d’un couple et autopsie de la Californie, de son âge d’or à un envers du rêve américain. Lily et Everett McCallan sont les héritiers d’une lignée de pionniers californiens. Pour leurs familles, « le véritable El Dorado se trouve toujours plus loin » comme l’énonce le New Guide to the West de 1837 cité en épigraphe du roman. Leur histoire est celle de pionniers qui ont conquis l’État, ils sont des « Native Sons of the Golden West », les certificats dûment exposés chez eux en attestent mais à côté du mur mettant en vitrine ce passé glorieux « le drapeau de Californie avec son ours pendait, comme en berne »…

Car tout dérape ou s’effondre, « cela semblait aussi inévitable que le mûrissement des poires, aussi prédestiné que l’exil de l’Eden ». Et la Chute intervient dès la première ligne du roman : « Lily entendit le coup de feu à une heure moins dix-sept minutes ». Elle a regardé l’heure sur la montre en diamants que son mari lui a offerte pour leur… dix-septième anniversaire de mariage. Et c’est la mécanique horlogère de leur couple, jusqu’à cette nuit d’été, que le récit va démonter, une « chronologie » à rebours, de souvenirs en incidents, de la rencontre de Lily et Everett à ces coups de feu sur l’amant de Lily, en passant par la naissance de leurs deux enfants. Une vie de famille qui bascule dans le fait divers, un acte insensé — parce qu’il est désespéré ou dépourvu de sens, Joan Didion aime à faire entrer en tension deux significations opposées — qui signe aussi la fin de leurs illusions sur l’Amérique et les années 60. « Le gâchis partout, le gâchis et l’érosion ». Dans ce récit qui remonte le cours du temps pour tenter de comprendre les racines du mal, le moment de bascule, Lily entend toujours les coups de feu « craquer en échos à travers toutes les années passées ».

Juste après le drame, Lily se parfume avec Joy, « périodiquement proclamé Le Parfum le Plus Cher du Monde ». Le parfum est un signe d’appartenance sociale, son nom le symbole de tout ce que Lily a déjà perdu, bien avant les coups de pistolet : sa joie de vivre, son couple, sa croyance en une vie heureuse possible. En vain a-t-elle cherché le frisson avec ses amants successifs, en vain a-t-elle cru maintenir la façade d’une famille idéale. « Le ciel était couvert de cette brume jaune particulière qu’Edith Knight appelait un temps de tremblement de terre ». La Californie est baignée d’une « clarté distordue », comme un crépuscule sous la lumière et la chaleur écrasantes. Et l’on sait l’attention que Joan Didion portera, dans toute son œuvre, aux variations météorologiques telles des saisons mentales.

Lily, encore si jeune pourtant (elle a 37 ans), « commençait à perdre le contrôle, à franchir la frontière invisible d’une terreur intime que personne n’avait jamais cartographiée ». C’est cette géographie intérieure qu’investit Joan Didion, les efforts désespérés d’une femme pour rendre tout le monde « heureux », architecture de faux-semblants, château de cartes qui soudain s’écroule… et pourtant « Lily avait toujours été bonne pour ramasser les morceaux, toujours particulièrement apte aux urgences ». Saura-t-elle une nouvelle fois sauver les apparences ?

L’exploration du roman est multiple : elle déploie un couple et une famille, ce qu’ils révèlent d’une Californie symbole d’un envers de l’American dream, sous les apparences éclatantes ; l’identité féminine (sexualité, mariage, avortements) comme l’identité masculine ; l’héritage, la filiation. Mais Joan Didion joue aussi de genres qu’elle conjugue pour mieux les dépasser : le roman de la conquête de l’Ouest — Les Raisins de la colère, cité p. 110 —, la bluette sentimentale, le roman policier et — puisque peut-être il sera possible d’étouffer l’affaire criminelle — les « reportages de journaux spécialisés sur les meurtres ». Le déjà écrit, les trames toutes faites n’intéressent Joan Didion que pour ce qu’elles cachent ou tentent vainement de dissimuler. Le regard de l’écrivain plonge et sonde, décape, raconte à l’os. Le récit alterne les angles (la société californienne et ce comté, Lily et son ennui quotidien, la « rage sans nom » d’Everett), remonte le temps et explore plusieurs décennies de la vie de ces deux familles, les Knight et les McCallan, richissimes, et la manière dont le mariage de leurs enfants ne sera pas le signe d’une réussite éclatante mais la chronique d’une faillite annoncée. « Cela avait été avant tout une histoire faite d’accidents : de ruptures et d’accidents », un séisme dont le récit, sous la plume déjà exceptionnelle de Joan Didion, rend toutes les répliques.

« Au tournant du fleuve, là où poussent les peupliers »

Joan Didion est cette jeune fille qui, découvrant les films de John Wayne, a rêvé de rencontrer un homme qui, comme l’acteur dans un de ses films, lui proposera de vivre où poussent les peupliers. Elle raconte la scène fondatrice dans « John Wayne : une chanson d’amour » (L’Amérique), « c’est là, en cet été 1943, tandis que le vent chaud soufflait dehors, que j’ai vu John Wayne pour la première fois. Vu la démarche, entendu la voix. Que je l’ai entendu dire à la fille dans un film qui s’appelait La Ruée sanglante qu’il lui construirait une maison, « au tournant du fleuve, là où poussent les peupliers ». Il se trouve que je ne suis pas devenue, en grandissant, une héroïne de western, et même si les hommes que j’ai connus avaient de nombreuses qualités et m’ont emmenée vivre dans de nombreux endroits que j’ai appris à aimer, ils n’étaient jamais John Wayne, et ils ne m’ont jamais emmenée au tournant du fleuve, là où poussent les peupliers. Dans ce recoin profond de mon cœur où pour l’éternité tombe la pluie artificielle, c’est toujours la réplique que j’espère entendre ».

Joan Didion épousera l’écrivain John Gregory Dunne en 1964, ils partent pour la Californie, Portuguese Bend, ils adoptent une petite fille, Quintana, se donnent mutuellement à lire tout ce qu’ils écrivent, signent même ensemble, un temps, l’éditorial d’un journal. Leur vie est la version papier glacé d’un rêve californien, ils ont la distinction singulière de l’upper class américaine tout en appartenant à une forme de contre-culture, engagée, attentive aux mutations sociales, la bohème dans ce qu’elle a de plus iconique — tapez Joan Didion dans Google, l’une des catégories proposées est… « Style » et la marque de luxe Céline a centré une de ses récentes campagnes de pub sur une femme devenue le symbole d’une certaine élégance.

Joan Didion, égérie © Céline

La maison suivante, dans le vieil Hollywood, sur Franklin Avenue, est un centre, Janis Joplin y donne une fête, Jim Morrison y passe, là écrivent les Didion-Dunne. Quand ils déménagent à Malibu, face à l’océan, leur menuisier est… Harrison Ford, pas encore acteur, devenu un ami. Le lieu est une nouvelle fois un paradoxe : loin de tout pourtant centre bouillonnant de la culture, les amis du couple sont les grands noms de Hollywood, Natalie Wood, Scorsese, Warren Beatty… Mais ce quotidien n’est pas vécu comme exceptionnel et c’est cette normalité si singulière que rend le documentaire de Griffin Dunne : on n’est pas même étonné d’apprendre que Joan Didion, définitivement unique, boit des cocas glacés au petit déjeuner et place ses manuscrits en panne au congélateur, en attendant de les reprendre…

« Nous racontons des histoires afin de vivre » (The White album)

Mais le documentaire ne vaut pas que pour ces détails bizarres, il est aussi et surtout l’exploration d’une œuvre elle-même profondément singulière. Comme l’explique le dramaturge David Hare, Joan Didion écrit sur l’histoire en train de se faire, elle enregistre le contemporain, dans une forme qui tient de l’essai mais « aussi souple, versatile et nuancée que la fiction ». L’époque est aux mutations et Didion capte son désordre fragmentaire, ce « centre » qui « ne tiendra jamais », dans une attention constante à l’individu, à des moments susceptibles de concentrer un lieu ou une époque, qu’il s’agisse de faits divers, de coïncidences obsédantes — la robe qui sert de lien entre le massacre de Cielo Drive, Polanski, Linda Kasabian et Didion. Le Centre ne tiendra pas évoque The White Album, Play It As It Lays (Maria avec et sans rien), A Book of Common Prayer (Un livre de raison), les adaptations pour le cinéma, l’écriture scénaristique, le tournant politique à la demande de Robert Silvers, pour The New York Review of Books, etc.

Joan Didion, The Center Will not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)

Survivre

Toujours l’intime se mêle à la saisie de l’Amérique dans ses mutations. Écrire Un livre de raison a été une manière, confie Joan Didion, de travailler sur la séparation à venir d’avec Quintana, en train de devenir adulte. L’écriture est pour elle, journaliste quand bien même elle compose en romancière (et inversement), un moyen d’affronter ses peurs, ses angoisses, d’examiner les choses pour qu’elles soient moins effrayantes — comme dans ce livre qui sera sa survie, L’Année de la pensée magique (The Year of Magical Thinking). Les Dunne-Didion sont revenus vivre à New York. Le ciel est sombre : Quintana, qui vient de se marier, tombe subitement malade et John décède brutalement d’un infarctus. Quelques secondes et l’on bascule dans ce que Joan Didion appelle « le premier jour du reste de sa vie », « le vide, l’exact opposé du sens ».

L’Année de la pensée magique a d’abord paru en 2007, sous forme de récit avant d’être adapté pour le théâtre. « Je vous ai prévenus, je suis là pour vous dire ce que vous devez savoir. (…) Vous ne voulez pas croire que ça pourrait vous arriver à vous. C’est pour ça que je suis là. » Le monologue est en adresse directe au spectateur, il est un memento. Se souvenir (« C’est arrivé le 30 décembre 2003. Ça peut vous paraître loin, mais vous n’aurez pas cette impression quand ça vous arrivera ») et surtout prévenir : l’après, d’abord indicible puis obsessionnel – revenir sans cesse sur ce moment, ce passage, cette bascule du temps, tenter de cerner les signes avant-coureurs, les « erreurs ». Jusqu’au constat, clinique : « Je suis écrivain depuis toujours ». Alors, écrire.
Mais « cette fois, j’ai besoin de plus que les mots pour trouver le sens. Cette fois, j’ai besoin que mes pensées, mes croyances soient pénétrables, ne fût-ce que pour moi-même ».

Avec L’Année de la pensée magique, Didion n’est plus l’auteur culte de Maria avec et sans rien, la scénariste à succès, l’icône d’une certaine Amérique, mais une femme « à nu, à vif ». Et l’adaptation pour le théâtre de ce récit accentue cette puissance : le monologue, la focalisation sur une voix (celle de Vanessa Redgrave sur les scènes londoniennes et new-yorkaises, celle de Fanny Ardant en France ensuite), la brièveté qui condense le texte et cette manière, terrible, de tenter de mettre ce récit à distance (« Je vous ai dit que j’avais écrit un livre (elle lit page 231) »), la forme itérative mise en abyme par les représentations, tous les soirs ou presque.
Et David Hare, dans le documentaire, explique combien le travail sur la pièce a été une manière de littéralement nourrir Joan Didion, qui pesait alors 34 kilos (« La pièce a été sa nourriture et nous l’avons vu aller mieux, physiquement et émotionnellement » ; he play « was her nourishment, and during that process, we saw her get better (physically) and emotionally, », David Hare)

John est mort lors d’une soirée ordinaire, à New York, crise cardiaque foudroyante. Stupeur, état de choc. Le quotidien était déjà ingérable : leur fille Quintana est en soins intensifs. Joan Didion croit devenir folle. Elle tente de puiser dans les livres de quoi tenir : fiction, poèmes, essais de Philippe Ariès, Freud, Mélanie Klein. « Chaque fois ce mot: « surmonter » ». Mais comment lorsque le moindre lieu lié à un autrefois provoque un « effet vortex », vous noie dans les souvenirs douloureux, qu’il est impossible de se protéger, que tout est « piège » ?

La force du livre de Joan Didion est dans sa forme : aucun apitoiement, aucun appel à la compassion, à une reconnaissance par autrui de l’acharnement du sort contre sa famille. Didion dit, redit, « dévie à nouveau », suit les associations de mots ou d’idées, une « inexorabilité décousue » : la mort de John, leur mariage il y a quarante ans à trente et un jours près, le mariage de leur fille, « 26 juillet 2003. Quatre mois et vingt-neuf jours avant son admission dans l’unité de soins intensifs de Bath Israel North ». Elle déroule, découd, tente de retrouver un fil. Le style est froid, incisif, d’autant plus percutant et insoutenable. Sous la banalité des phrases, l’horreur des faits et « une nudité, une béance » : « Je voudrais hurler. Je voudrais qu’il revienne ». Une tension terrible lorsque Joan dit les rechutes de sa fille, soins intensifs de nouveau, vains espoirs. Le lecteur sait que Quintana va mourir, que cette Année de la pensée magique est aussi le conte à rebours d’un second deuil, au cœur du monologue de théâtre.

« Nous sommes d’imparfaits mortels, conscients de cette mortalité alors même que nous la rejetons, trahis par notre propre complexité, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c’est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu’un jour nous ne serons plus du tout. »

Le Bleu de la nuit

La mort de Quintana sera le centre terrible du livre suivant, Le bleu de la nuit, soit cette couleur si difficile à rendre par des mots, celle des « crépuscules » qui « rallongent et bleuissent » sous certaines latitudes, comme à New York où vit Joan Didion. « C’est la matière même de la nuit qui paraît bleue, et pendant une heure environ ce bleu s’épaissit, s’intensifie alors même qu’il s’assombrit puis s’estompe ». Ce bleu, au-delà de sa beauté, est une saison mentale et il devient la matière même d’un livre somptueux, éclatant de douleur, entre assombrissement et estompe : l’écrivain y parle de sa fille, Quintana, morte quelques semaines avant la parution de L’Année de la pensée magique, Quintana avait 39 ans. « Garder le cap », facile à dire. Comment survivre à un double deuil, à la perte absolue du sens ? Comme Joan Didion l’écrivait dans L’Année de la pensée magique, « j’ai besoin de plus que les mots pour trouver le sens. Cette fois, j’ai besoin que mes pensées, mes croyances soient pénétrables, ne fût-ce que pour moi-même ».

Le bleu de la nuit (Blue nights, 2011) est tombeau à l’absente : évocation de moments, d’images, de mots, de Quintana telle qu’elle vécut, un puzzle de la mémoire au présent. Quand la mort ne peut effacer l’immense bonheur d’avoir adopté cette enfant, la beauté de ce bébé miraculeux, les stéphanotis piqués dans sa natte épaisse le jour de son mariage, ses petits mots d’enfant, conservés (« l’écriture soignée. L’écriture à elle seule est inoubliable. L’écriture à elle seule me brise le cœur »). Pourtant « le temps passe.
Les souvenirs s’étiolent, les souvenirs s’ajustent, les souvenirs se conforment à ce que nous croyons nous rappeler ».
Et il faut regarder des photographies, oser affronter ces images, se souvenir :
« La branche de laurier-rose à laquelle elle se balance est familière, le bord de la plage sur laquelle elle piétine l’écume est familier.
Les vêtements, bien sûr, sont familiers.
Je les avais pendant un certain temps vus tous les jours, lavés, étendus à sécher à l’air libre sur la corde à linge devant la fenêtre de mon bureau.
J’ai écrit deux livres en regardant ses vêtements sécher sur cette corde.
Brosse-toi les dents, brosse-toi les cheveux, chut je travaille ».

Rassembler ce qui échappe, aujourd’hui, ce qui a toujours échappé (« C’était déjà une personne. Je n’avais jamais été en mesure de m’en rendre compte »), s’apercevoir que les photographies, comme les objets ou les vêtements conservés, ne « servent qu’à mettre en évidence mon inaptitude à jouir du moment quand il était là.
Mon inaptitude à jouir du moment quand il était là est aussi quelque chose dont je n’étais pas en mesure de me rendre compte ».
Et soudain, la compréhension, terrible, que tout repose sur la peur : « Du jour de sa naissance, je n’ai plus jamais pas eu peur ».

Le bleu de la nuit, ce sont moins des souvenirs (« Les souvenirs, écrit-elle, c’est ce qu’on ne veut plus se rappeler ») ou la reconstitution de la vie de la disparue qu’une tentative de rassemblement de soi quand plus rien n’a de sens : Quitana est curieusement absente de ce livre qui la célèbre. Joan Didion évoque ses amis, sa propre vie. Qu’est-ce qu’être parent quand la fille comme le père ont disparu ? Que demeure-t-on alors sinon un écrivain, une femme confrontée à sa vieillesse, à sa douleur indicible, à la perte, à sa culpabilité, comme elle l’explique dans le documentaire : cette enfant adoptée lui avait été confiée, elle devait en prendre soin, elle n’a pas pu la protéger.

Joan Didion constate : elle est désormais incapable d’écrire de manière directe, incapable d’aborder de front le sujet-même de son livre : elle parle en quelque sorte de tout sauf de Quintana, et, en creux, ne parle que de Quintana. En boucle, quelques images, quelques phrases (la peur de Quintana, enfant, d’une vie autre, les semaines qu’elle passa en soins intensifs, dans ces chambres toujours identiques, quel que soit l’hôpital), indépassables, la peur d’avoir failli, d’avoir échoué à protéger son enfant, la peur permanente de la perte, depuis son adoption. Et la fragilité terrible de la femme comme de l’écrivain, « vacillante, déséquilibrée », face à l’impossible pourtant advenu. « Est-ce moi qui posais problème ? Est-ce moi qui posais toujours problème ? »

Le livre de Joan Didion est insoutenable : parce qu’il évite tout pathos, tout épanchement lacrymal, qu’il est dur et juste, terriblement juste. Parce qu’il tente de trouver des signes à ce soudain effondrement du monde, ce qui annonçait, ce qu’elle n’a pas vu. Parce qu’il répond aux mots de Quintana, « quand quelqu’un meurt, mieux vaut savoir ne pas s’appesantir dessus ». Insoutenable, parce qu’il est beau, vrai et direct. Déjà dans un au-delà.

« Je sais ce que c’est, ce que je suis en train de vivre.
Je sais ce qu’est cette fragilité, je sais ce qu’est cette peur.
Ce n’est pas la peur de la perte.
Ce qui a été perdu est déjà dans le mur.
Ce qui a été perdu est déjà derrière les portes closes.
C’est la peur de ce qui reste à perdre.
Peut-être ne voyez-vous rien qui puisse encore être perdu.
Et pourtant il n’est pas un seul jour de sa vie où je ne la revois pas ».

Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)
Joan Didion, The Center Will Not Hold (capture d’écran)

Griffin Dunne, Joan Didion. The Center Will Not Hold, documentaire, 2017, Netflix, 1 h 38

© Christine Marcandier

Joan Didion, Une saison de nuits (Run River, 1963), trad. Philippe Garnier, Grasset, 2014 et Le Livre de poche — Lire un extrait
Joan Didion, L’Amérique. Chroniques, trad. Pierre Demarty, Grasset, 2009 et Le Livre de Poche, « Biblio Essais », 336 p., 6 € 60

Joan Didion, Maria avec et sans rien (Play it as it Lays), trad. Jean Rosenthal, Robert Laffont, Pavillons poche, 234 p., 7 € 90
Joan Didion, L’Année de la pensée magique (The Year of Magical Thinking), trad. Pierre Demarty, Grasset, 2007, Livre de Poche, 2009, 6 € 15. Lire les premières pages
L’année de la pensée magique : théâtre, trad. Christopher Thompson et Thierry Klifa, Grasset, 2011
Joan Didion, Le Bleu de la nuit (Blue Nights, 2011), trad. Pierre Demarty, Grasset, 2013, et Le Livre de poche