Tom Wolfe, Miami Vice (Bloody Miami)

Comme l’annonce son titre, c’est un Bloody Miami qui est le cadre et personnage principal du roman de Tom Wolfe. Bloody Miami (Back to Blood en vo), non au sens d’une ville violente et sanguinaire mais d’un lieu qui tente de faire cohabiter des vagues d’immigrations successives. « Il n’est pas question d’hémoglobine, mais de lignées », déclare Wolfe, de « sang qui coule dans nos veines ». Le roman est une plongée dans la ville, Tom Wolfe prend son pouls et calque sur lui le rythme du récit.

En ce sens, le roman hérite du New Journalism qu’une anthologie de 1973 (regroupant, outre ceux de Wolfe, des papiers de Truman Capote, Hunter S. Thompson ou Norman Mailer) désigna comme une forme littéraire, fondée sur une enquête, des faits précis et détaillés, une forme d’« investigation artistique » : les remerciements qui ouvrent Bloody Miami soulignent combien le texte doit à un reportage sur place, à un espace arpenté, quadrillé avec de réels acteurs de terrain qui ont mis Tom Wolfe « en présence de tout le monde, en tout lieu, à tout moment » pour lui « dévoiler un autre Miami invisible, aperçus compris ». Les dessous de l’histoire contemporaine, en somme, et Balzac (un des auteurs fétiches de Wolfe avec Zola) fait d’ailleurs son apparition dès les premières pages du livre : c’est le nom de la boîte de nuit « à la mode » qui sert de cadre à la scène d’ouverture et les personnages évoluent sous son buste, ses yeux « avaient été modelés de façon à se planter droit dans ceux du client ». L’auteur de la Comédie humaine est désigné comme la figure tutélaire de cette plongée dans Miami, propre à inspirer, comme le Paris de Balzac, « cent mille romans ».

L’immigration est le défi central de l’Amérique contemporaine. Bloody Miami est le microcosme d’étude de Wolfe : à travers des personnages qui n’ont d’abord en commun que de vivre et travailler à Miami (toutes leurs trajectoires finiront par se rejoindre), l’écrivain montre comment peuvent cohabiter des Latinos qui forment 70 % de la population (dont la moitié de Cubains), des Blacks (18 %) et 10 % d’« Anglos », « une espèce en extinction », « les Blancs Anglo-Saxons Protestants » qui quittent peu à peu la ville. Miami pourrait être l’Eden de la diversité et de l’intégration. Mais la ville, chauffée à blanc par le soleil de Floride — « le soleil transformait le ciel en une gigantesque lampe chauffante d’une clarté aveuglante » — ne connaît pas de réel melting pot, tout le monde hait tout le monde. Les communautés s’affrontent, comme le montrent, dans le roman, les guerres intestines entre la mairie (dirigée par un Latino) et la police (avec un Black à sa tête). La note d’intention de Tom Wolfe l’énonce clairement : il veut couvrir « tout le spectre social de cette mégalopole multiethnique ». « C’est un roman, mais je ne peux m’empêcher de me poser cette question : et si nous étions en train d’y contempler l’aurore de l’Amérique ? »

Là est d’abord Bloody Miami : un texte choral, une fresque humaine, sociale, une bonne quinzaine de personnages principaux, du journaliste blanc au policier cubain, du psy spécialiste de l’addiction sexuelle au milliardaire russe, du chef noir de la police à une jeune cubaine, Magdalena, qui traverse tous ces milieux dans l’espoir d’échapper à sa communauté installée à Hialeah, « cette petite capsule cubaine », en passant par un professeur d’université haïtien qui voudrait tant que ses enfants soient considérés comme « français ». Sa fille suit le diktat paternel, le fils, lui, « pris dans un puissant courant qui l’entraînait dans un sens diamétralement opposé », cultive le créole et la black-attitude. Tom Wolfe narre ces différentes destinées, juxtaposant les scènes, composant peu à peu un texte foisonnant, tentaculaire, en short cuts, qui tient du roman feuilleton. Lorsque Nestor (policier cubain mis au ban de sa communauté pour avoir contribué à l’expulsion de l’un des siens) réapparaît après quelques chapitres centrés sur d’autres personnages, l’écrivain demande « vous vous souvenez de lui ? »

Bloody Miami n’est pas seulement le roman de l’immigration et de son poids sur le devenir de l’Amérique. C’est aussi un roman sur le journalisme, à travers le patron de presse du Miami Herald (mais aussi sa version distincte en espagnol, El Nuovo Herald ou son édition numérique, avenir annoncé du « papier »), et un jeune reporter aux dents longues, John Smith, qui enquête sur un trafic dans le milieu de l’art contemporain.

C’est encore un roman sur la langue, ses mutations, la manière dont elle accueille les argots des communautés, épouse les oralités, forge des lexiques nouveaux (« son cerveau digigoogla à la recherche d’une réponse »). La langue ou l’autre microcosme de ce livre d’une ambition folle, la langue qui révèle une appartenance sociale ou ethnique, qui tente de masquer des origines, qui épouse le devenir du lieu ou forge des vocables pour désigner ce qui lui échappe : « Latina et Latino étaient des mots espagnols qui n’existaient qu’en Amérique » ; « « Latino » — ce mot là aussi avait quelque chose de pas très sympa. Il n’existait qu’aux États-Unis. Tout comme « hispanique ». Qui d’autre, bordel, traitait les gens d’Hispaniques ? Et pourquoi ? ».

Ces Choses vues (pour citer Hugo) ou « aperçus », pour reprendre le terme qu’emploie Wolfe en français dans le texte, composent un roman qui impressionne dans sa volonté de tout dire, dans un récit lui-même melting pot. Wolfe emprunte ouvertement aux romans français du XIXè siècle pour sonder l’histoire contemporaine, à Gogol lorsqu’il évoque l’affairisme russe, à l’ampleur du roman américain. À Miami, « la voûte du ciel chauffée à blanc irradi(e) une chaleur féroce et une lumière aveuglante », celles que Tom Wolfe jette aussi sur ce lieu, révélateur d’une Amérique à un tournant de son histoire sociale et culturelle.

Tom Wolfe, Bloody Miami, traduit de l’américain par Odile Demange, Pocket, 832 p., 10 €