Le directeur de la revue Possession Immédiate, John Jefferson Selve, fait scintiller peinture, photographie et textes littéraires dans un numéro IX à mi-chemin entre ombre et lumière. Une situation parfaite sur laquelle Diacritik a voulu revenir avec lui le temps d’un grand entretien.
Dès votre édito, toujours capital dans une revue, vous placez Possession immédiate dans un rapport de force particulier avec l’actuel. C’est un combat sourd, de fond, très tactique, que vous semblez vouloir tenir contre le bruit ambiant du présent. Vous dites : « Nous consacrons ici les contre-offenses de toutes celles et ceux qui tombent à côté des éblouissantes lumières de l’époque. »
J’allais vous répondre qu’il s’agit plus de positions à tenir que d’un combat mais vous avez raison, il y a une forme de combat à mener et il est tactique. Quand à la définition d’actuel, accolons-la aux termes médiatiques et politiques, c’est-à-dire une oligarchie de pensée et de saturation composée d’un petit nombre qui parle et pense pour tous. Avec toute la morgue de ceux qui se perçoivent comme décideurs. Ça pourrait être là la toile de fond. D’ailleurs j’avais dit ici même, lors d’un entretien avec Johan Faerber, que ce déséquilibre comme norme ne cessait de m’étonner : le fait qu’aucune colère n’explose, et que Paris, par exemple, ne fasse pas les frais de sa déréalisation me surprenait. Depuis les choses bougent, les lignes se fissurent pour un temps.
Mais pour préciser un peu ce néologisme de Contre-offense, il m’est venu naturellement. Je vis à Ménilmontant, quartier de la Banane, entre une cité, un EHPAD, proche du boulevard où clodos, réfugiés et fous cohabitent quand ils ne sont pas chassés par la police montée ou à VTT… C’est un coin assez extraordinaire, par-delà, ou avec sa pauvreté plutôt. Il a fallu que je le redécouvre à travers les questions de mon fils de quatre ans pour réaliser que nous ne savions ni aborder ni parler de ce genre de lieu. En dehors de l’articulation politique et sociologique ou d’une bonne conscience progressiste qui ne veut plus rien dire dans un monde où surgissent des signaux de plus en plus inquiétants pour notre futur à tous. Ça c’est le fond de l’air, je ne veux pas que ça imprègne ainsi dans la revue. Rien de plus pénible qu’une morale dans l’art et la création mais il y a tout de même une affaire de perception essentielle qui se joue là.
Ensuite, il se trouve que beaucoup d’amis qui composent la revue sont eux-mêmes, de multiples autres manières, un peu hors système. Un peu rétifs aux bruits ambiants et aux lumières de l’époque. Quand j’ai relié les deux, je savais que nous pourrions faire un numéro de Possession immédiate avec une résonance singulière, inaccoutumée en quelque sorte, et qu’il donnerait une voix, une parole aux faibles (ce qui ne veut pas dire ici victimes) qui ne soit pas de l’ordre de la complainte pour caresser les bonnes consciences et les belles âmes. À s’indigner facilement et automatiquement, on stagne. Je préfère percevoir un certain tremblé qui décale nos points de vue.
Paradoxalement, Possession immédiate est « absolument moderne » comme un certain Rimbaud y engageait, et même en avance probablement. Le texte très fort de Louise Chennevière (née en 1993) me semble ainsi prendre le contre pied des discours revendicatifs communautaires féminins contemporains. Il s’agit d’une jeune fille singulière et déjà dans l’après #Metoo, dans une nouvelle forme de féminisme ? Dans ce même sens d’avancée, Yannick Haenel évoque dans le texte qu’il vous a confié le travail du roumain Adrian Ghenie, un jeune peintre au succès foudroyant, qui s’est mis en tête de renouveler son art.
Au temps de Rimbaud jusqu’aux avant-gardes, être en avance pouvait s’entendre. Aujourd’hui ce serait être dans une bien pâle décalcomanie de pensée que de vouloir être en avance. Je reprends votre expression de bruit ambiant, échapper aux productions textuelles des têtes molles par exemple, et elles sont nombreuses. Il est facile de se laisser embringuer dans de veines polémiques sur l’état du monde vu sous l’angle d’un tout petit prisme. Gloser sur le dernier livre moyen de Houellebecq par exemple. J’ai longtemps pu palabrer ainsi. Je pense même que cette attitude appartient à ma génération. Les jeunes ont quelque chose de plus direct (les jeunes de tout temps, peut-être), leurs conditions sont plus dures, ils font, point. J’ai eu la chance de lire assez tôt le livre de Louise Chennevière qui va sortir bientôt. C’est un texte très féministe, habité, avec une langue qui n’occulte pas le sauvage et une certaine part d’ombre féminine. J’ai besoin de ce genre de force pour composer la revue. Yannick Haenel, par-delà son œuvre, possède un côté éclaireur ; ici c’est une lumière noire et historique qu’il oriente sur le peintre Adrian Ghenie. Il voit. La peinture prend de la place dans PI, pas certain que ce soit si moderne, et en même temps… Quant au féminisme, je me garderai bien d’en définir les contours à venir puisqu’il n’y en pas qu’un seul.
Toutefois, pour aller très très vite, je pense qu’il faudra sortir de l’ornière intellectuelle identitaire-victimaire pour l’inscrire dans un processus de domination bien plus large (et au fond universel), articulé – c’est un retour aux bases – sur un constat de domination « les faibles/les forts » : les structures à l’œuvre sont logiquement à l’opposé des multiples revendications d’identités et de chapelles. Je sens qu’ici quelque chose ne colle pas. Et que tout cela va servir bien vite le flux ultralibéral des bases de données du marché et de la mentalité anglo-saxonne du tout contractuel. On va perdre en esprit, et j’ai l’impression que certains en rêvent, c’est étrange. Antisexus, le texte de Cédric Lagandré évoque cette préoccupation. Enfin, en général, je me méfie des théories, des concepts : j’apprends plus de choses à travers les textes ou les travaux photographiques des femmes qui peuplent et font vivre la revue comme dans ce dernier numéro : l’écrivaine et psychanalyste Mathilde Girard, Gaëlle Obiégly, Georgina Tacou, Raphaëlle Milone, Sinziana Ravini, Lolita Pille, Kamilya Kuspanova, Christina Abdeeva, Anna Prokulevich, Maya Palma, Mariya Olegovna…
Des auteurs et artistes importants participent à chaque numéro comme justement Yannick Haenel ou Mehdi Belhaj Kacem. Une revue, c’est avant toute chose une histoire d’amitiés, impossible sans une forme d’amitié ?
Ferdinand Gouzon, Mehdi Belhaj Kacem, Yannick Haenel ; nos amitiés ont presque l’âge de certains collaborateurs ! C’est précieux. Chacun m’aide beaucoup à sa façon sur PI. Très concrètement Ferdinand est celui qui participe le plus à tous les stades d’élaboration. Je m’appuie sur ses retours. Ensuite il y a Ben Wrobel qui compose la maquette et qui apporte beaucoup ; et puis Anton Bialas et Kamilya Kuspanova qui ont grandement participé à l’identité visuelle de la revue depuis le début par leurs travaux. Ça c’est le noyau dur avec Philippe Grandrieux, Giasco Bertoli et Michael Soyez dont le travail a catalysé la naissance de la revue. Mais je pourrais aussi citer Georgina Tacou, Sinziana Ravini et leurs présences. Ainsi qu’en hors-champ Sam Guelimi parce que d’une certaine manière tout a commencé avec elle et la revue Edwarda. Ainsi que Jean-Jacques Schuhl. Ça c’est la constellation et c’est aussi du temps, une durée et une expérience. La revue, il est vrai, marche à l’affect et au flair. J’imagine que c’est la même chose pour les autres. Maintenant, elle permet beaucoup de nouvelles rencontres.
Un directeur de revue est une tête chercheuse. Picasso racontait à qui voulait l’entendre qu’il ne cherchait pas, mais qu’il trouvait. Quelles sont les œuvres, les personnes qui vous intéressent en ce moment ?
C’est vrai que je ne cherche pas. Outre la base des amis que nous avons évoqué sur lesquels je peux m’appuyer, j’ai besoin d’une rengaine, ou d’une ritournelle dans les bons jours, qui catalyse la conception du numéro à venir. Pour le précédent, je voulais travailler et produire quelque chose avec Philippe Grandrieux sur la force des femmes, et je souhaitais rencontrer Jonathan Littell parce que j’avais été impressionné par son roman : Une vieille histoire. Une fois que les choses se mettent en place, un jeu de correspondances se crée. Il y aura peut-être un numéro en juin, très différent, érotique, et depuis quelques jours, je pense beaucoup à Pierre Michon pour un texte, pas certain du tout que cela puisse se faire (et puis je ne lui ai pas encore demandé) et à une écrivain que je n’ai pas encore lue, j’aime bien me faire des idées, ça me fait avancer, et je me trompe peu sur mes intuitions. Sinon il y a des noms de gens que je ne connais pas du tout et qui reviennent comme en ce moment Grégoire Chamayou, je lis ses livres, je le vois à l’œuvre en tant qu’éditeur sur Mona Chollet et ses sorcières ou sur le dernier livre des Pinçon-Charlot, j’ai une certaine admiration pour les gens qui œuvrent avec calme et précision, et dont je devine la force de travail. Bref, beaucoup de choses m’intéressent. Et j’aimerais reparler de musique, de cinéma, même si d’une certaine façon cet art est déjà là.
La photographe Anna Prokulevich présente des images prises dans le quartier de la banane à Ménilmontant qui est donc le vôtre. Le papier y est parfois sombre, je veux dire la matière, la texture. Peut-être un petit souci d’imprimerie mais qui a du sens. Parce que vous avez finalement un vrai discours construit sur l’ombre. Il apparaît comme le retrait d’un sportif qui se reculerait pour mieux préparer sa foulée et s’élancer vers le début d’une épreuve. Mais cet original déplacement vers l’arrière peut aussi s’entendre plus puissamment : les artistes, les penseurs, les écrivains seraient en train de se retirer de toute lumière à l’image de dieux ou de divinités se cachant parce qu’on ne les appelle pas assez ou parce qu’on est pas digne d’eux et de leur parole, cela traverse l’œuvre de Hölderlin par exemple.
La plupart des photographes dans PI ont le goût de la pénombre ou de l’heure bleue, comme moi. Ça peut rebuter certains mais c’est un choix purement subjectif et un stade esthétique lié à une notion de beau comme on ne l’emploie plus de nos jours. Sur le dernier numéro, il y eu un petit souci de séchage, deux photographes en ont pâti : Anna Prokulevich et Anton Bialas. Là, oui, le sombre se confond à la nuit, c’était une première.
Alors oui, Hölderlin, vous visez juste, la traversée, voir, faire renaître les signes, c’est important. Seule, je crois, la pénombre permet de voir la comète dont il parle ici : « Voudrais-je être une comète ? Je le crois. Parce qu’elles ont la rapidité des oiseaux ; elles fleurissent du feu et, par leur pureté, sont comme des enfants. La nature de l’homme ne peut se risquer à désirer quelque chose de plus grand. » Hölderlin parle après la recherche qu’il croit par instant vaine d’un nouveau tremblé mythologique qu’il ne cesse de désirer à travers les saillies d’une immédiateté mais comme l’écrit Roberto Calasso à son propos : « L’immédiat est ce qui échappe, non seulement aux hommes, mais aux dieux. » C’est cette sensation furtive que tout artiste veut désespérément ou joyeusement retrouver et posséder. Cet élan arrière est aussi un vertige vers l’avant, et il nous débarrasse de pas mal de signaux contemporains et de complaintes critiques un peu vaines. Alors oui il y a une littérature d’ameublement comme le disait un ami écrivain et elle aime souvent la lumière mais ce n’est pas nouveau du tout même si, convenons-en, elle prend une place de plus en plus importante. Et puis des écrivains, il y en a au mieux deux-cents pour quelques milliers de lecteurs. Si on n’aime pas le plus grand nombre en art ou la surproduction, la situation est presque confortable. Il faut changer de perspective. La littérature est un luxe. Une allégresse, même négative. Le reste, c’est du passe-temps ou un job. Ce n’est absolument pas critiquable, mais ce n’est pas la même chose. Et probablement que cela vaut pour tous les arts.
Dans le contexte politique temporel et physique de 2019, n’y a t’il pas une tentation de prendre tout de même la lumière ? Ou bien est-ce que le contrôle spectaculaire de toutes les révoltes actuelles est trop important ?
J’aime penser que s’entend dans Possession immédiate, des considérations à contretemps des nombreux babillages narcissiques propres à notre époque. Et que les numéros tiendront dans la durée, par delà l’actualité. Ce qui nécessite une certaine forme de digestion lente. Et je suis lent. En même temps, il y a des événements évidemment, et la situation émeutière avec les Gilets jaunes et tutti quanti me réjouit à plus d’un titre. Nous en parlons beaucoup entre nous : les éditorialistes défaits nous font rire, les réactions parisiennes, pleines de mépris au début, nous enseignent. Mais le succès des Pinçon-Charlot, ou le livre de François Bégaudeau sur la bourgeoisie, jusqu’au texte factuel de Juan Branco sur notre président (tapez son nom et « Crépuscule » sur Internet, vous trouverez le PDF) ; toutes ces prises de parole et de position visant l’État et les classes dominantes sont une bonne chose. Ça respire mieux, je le sens autour de moi et dans de nombreux milieux, ça bouge encore. Après il vaudrait mieux essayer d’être sous les radars de l’époque, mais bien sûr, rien n’est simple.
En juillet 2016, vous accordiez un entretien lien à Christine Marcandier de Diacritik au moment de la sortie du numéro V. Quelles sont les évolutions apportées au moment où le 9è numéro de Possession immédiate vient de sortir ? La revue n’est-elle pas la preuve précise que l’avant-garde existe toujours ? D’autre part, historiquement, une revue, comme un parcours artistique, se définit aussi par la concurrence, par des tensions et polémiques avec d’autres. Cela ne semble pas être le cas de Possession immédiate.
Au début de Possession immédiate, il y avait cette volonté d’embrasser plusieurs champs : de la musique à la mode, en passant par des portraits et des interviews. De nombreuses raisons, dont le manque de moyens, on fait que la revue depuis deux numéros se concentre sur la production de textes et d’images. C’est finalement une bonne chose. Je crois que le lecteur s’y retrouve mieux dans cette profusion qui caractérise cette revue littéraire et photographique, l’objet PI devient plus artistique en soi. La revue possède quelque chose de cutané, on y accroche ou pas. Ça compte beaucoup pour moi, cet aspect formel. Sinon, concernant les rivalités, nous ne sommes plus dans l’idéologie ou une conception critique des revues, et tant mieux. Je ne considère pas PI comme politique. Je propose une manière de voir ou de ressentir à travers les artistes et les écrivains qui m’intéressent, sans aucun prosélytisme quant aux goûts. C’est important. C’est un geste un peu fou que de faire exister une revue aujourd’hui et je suis heureux de voir qu’il en existe beaucoup d’autres. Raphaëlle Milone va bientôt sortir en papier le troisième numéro de sa revue : OROR. L’objet va être très impressionnant, anarchique et beau, un peu dingue. Il faut éviter que les choses se ressemblent, j’ai une fidélité aussi à la revue Lignes de Michel Surya, j’aime bien La mer gelée, Trafic, Mettray ou Muscle, des manières de fabriquer différentes mais dont on ressent l’honnêteté et l’intensité. Il n’y a que ça qui compte au fond.
À rebours du mouvement de dématérialisation général, Possession immédiate est un objet physique en papier, qui s’achète, se prête. Elle vous fait faire des mouvements, des trajets sur les lieux de vente. Quelle est son importance dans votre vie ?
Essentielle. La création d’un numéro est une joie. Mais après je suis à la tâche : je distribue, j’essaie de la faire connaître, je fais les envois, et l’administration est très loin d’être ma partie préférée, c’est clair. Mais comme tout le monde travaille gratuitement, le moins que je puisse faire est d’essayer de faire vivre la revue au mieux. Donc Possession immédiate me prend beaucoup de temps. Je suis fier de ce projet réalisé contre tout attente, par-delà les nécessaires concessions et les dépenses qu’il engendre. C’est une chance.
Vous avez ainsi tout de même un côté chef de troupe et une vision de pensée acérée… Comment les concilier avec la discrétion qui fait votre style ?
Vu les fortes personnalités qui composent la revue, oublions tout de suite le côté chef mais il n’y a pas de comité non plus, disons que je satellise les choses, je lance le thème et je passe à l’acte, avec le talent et la confiance de tous. L’exercice de l’entretien, et c’est normal, font que ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent. Permettez-moi pour finir de citer tous ceux qui ont participé à ce numéro de Contre-offense en dehors des noms déjà cités : Boris Bergmann Yann Bourven, Théo Casciani, Nicolas Chopin-Despres, Nicolas Comment, Jonathan Genet, Damien MacDonald, William Monacelli, Melvil Poupaud, Éric Rondepierre, et Clément Roussier. Mais aussi Eleni Gatsou qui m’aide à trouver des sous, Élisabeth Hering pour la photogravure, Jean-Baptiste Louvet pour le site, et mes amis Éric Dumarché et Sébastien Jamain qui m’ont filé un coup de main en production.
Rien ne se fait seul, jamais.