Sans doute, parmi les jeunes revues qui, depuis quelques années, apparaissent de manière flamboyante dans le paysage contemporain, Possession immédiate s’impose-t-elle comme l’une des plus riches et des plus vives.
Emmenée par John Jefferson Selve, Possession immédiate propose à raison de deux fois par an un dialogue continu entre texte et image, photographie et plastique textuelle. De Simon Johannin jusqu’à Yannick Haenel en passant par Bertrand Schefer, la revue trace et provoque une enthousiasmante géographie du présent sur laquelle Diacritik a voulu revenir avec John Jefferson Selve, à l’occasion également de la parution de Début de siècle, splendide album photographique de Kamilya Kuspanova et Anton Bialas édité par Possession immédiate.
Ma première question voudrait porter sur l’ambition et l’esprit qui animent avec force Possession immédiate depuis ses débuts et qui se déploient peut-être comme jamais dans votre texte liminaire au numéro Deux mille dix-huit. Au cœur de ce riche numéro, vous rassemblez ainsi, s’agissant des textes, Yannick Haenel, Mehdi Belhaj Kacem, Boris Bergman et plus près de nous encore, les très jeunes Simon Johannin et Frederika Amalia Finkelstein que vous faites précéder de cette très belle formule : « On ne lutte qu’ensemble malgré les solitudes. »
Diriez-vous qu’il s’agit, au-delà de ce numéro, de la devise fondatrice de votre revue, de sa puissance fédératrice de solitudes et de la définition presque idéale d’un sommaire ?
Il y a une noyau dur d’amitiés depuis le début de Possession immédiate, parmi ceux que vous citez, j’y ajoute aussitôt Ferdinand Gouzon qui écrit pour la revue et participe à l’élaboration même des numéros, mais aussi Mathieu Terence, Gaëlle Obiégly, Damien MacDonald, Georgina Tacou, les photographes et cinéastes Kamilya Kuspanova, Anton Bialas, Christina Abdeeva, Nicolas Comment ; Philippe Grandrieux. Mais aussi – permettez-moi cette incise –, Ben Wrobel qui crée la maquette, Jean-Baptiste Louvet qui fait le site et Eleni Gatsou sans qui rien n’aurait été possible. Les nommer et les remercier ici amorce un début de réponse à votre question.
Vous avez raison, ça peut être une devise. Il n’y a pas de communauté qui vient, même si cela doit être l’enjeu. Il y a le plus souvent des solitudes animées, au-delà des différences de style et de sujet, par un geste profondément existentiel. C’est ce que je cherche à faire revenir, aller à l’os des choses quant aux questions de l’existence. Et ce goût, cette volonté de publier des gens avec cet état d’esprit, me conduit à rencontrer des artistes, des écrivains habités par une certaine forme de solitude. Mon rôle est d’agréger ces pensées et ces manières. Après, des rencontres se produisent, bien sûr. Il peut y avoir un côté petite bande mais quand je compose un numéro, je parle à chacun, et je fais le lien dans et à travers la revue. Cette question de lutte est ténue, qu’est-ce qui touche ? Qu’est-ce qui fédère de manière générale au-delà de la malédiction contemporaine des petites identités ? Je ne saurais pas y répondre directement.
Nous sommes à l’ère d’un désastre homéopathique et amnésique de lui-même. Baudrilllard l’avait pronostiqué. Et Cédric Lagandré, qui participe à ce numéro, avait écrit un très beau livre sur ça : La Plaine des Asphodèles, dans lequel il écrivait : « Ce désastre n’en constitue pas moins une occasion unique dans l’histoire des hommes. » : “À partir d’un certain point, écrit Kafka, il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre. Nous y sommes, mais ne pouvons l’admettre. Les marges bruissent, mais le centre est pétrifié. Le commun fait défaut, le monde fait défaut ; nous qui aimerions posséder le monde sans sortir de chez nous, peut-être finirons-nous dans ce désert, et comme l’annonçait le même Kafka, à contraindre le monde à « se tordre devant soi ». L’époque est offensante. Elle disloque le commun. Que les banlieues par exemple ne débarquent pas en nuée sur Paris pour tout saccager ne cesse de m’étonner. On fait semblant de s’offusquer de casseurs en tête d’un cortège mais j’ai sincèrement le sentiment que c’est peu de chose au regard de ce que nous acceptons de subir quotidiennement. Je crois en tout cas que l’art doit être une contre-offensive, c’est peut-être ce qui nous relie de multiples façons au sein de PI.

Afin de poursuivre plus avant dans la découverte de Possession immédiate, ma question suivante s’intéressera au mot d’ordre qui a présidé au rassemblement de l’ensemble des textes présents que vous développez de la sorte dans votre édito :
« À ce moment précis de l’histoire où toute la dialectique de la pensée est remplacée par la binarité permanente du commentaire manichéen, il existe un kata mental et lapidaire que Possession immédiate cultive. Une position à mi-chemin entre le poing serré et la main tendue, une attitude ramassée – dos rond – mais prête à surgir ».
Diriez-vous ainsi que Possession immédiate s’écrit et se construit dans un geste de résistance à la bêtise médiatique qui, hystérique, déferle, bêtise que vous qualifiez de « brouhaha de jugements brutaux et bêtes » ? Vous qui placez votre numéro sous l’égide de la marche du Consul de Lowry, s’agit-il de la même manière, contre la bêtise, de trouver la démarche qui boîte, celle de l’écart ? Diriez-vous que Possession immédiate est traversé par l’énergie d’un combat et, en particulier, de ce combat contre le médiatique ?
Passons vite sur le coté abréaction du quotidien que sont les commentaires et le narcissisme à l’œuvre paradoxalement généré par une grégarité qui ne souhaite que le même et l’identique dans un réflexe de meute. Tenter d’exprimer sur les réseaux sociaux quelque chose de différent n’est pas possible, d’ailleurs ce n’est pas fait pour. Si on veut jouer le jeu de ces réseaux, pour diverses raisons pragmatiques, il faut s’y cacher, s’éditer, avoir un avatar ou simplement de la distance ; mais ce n’est ni un lieu collectif ni un lieu d’idée. Comme Twitter d’ailleurs : politiques et journalistes devraient avoir honte de l’utilisation qu’ils en font, et ce n’est pas rétrograde de le penser. Si ça me touche autant, c’est que cela participe d’une dépossession du langage, d’une vision du temps biaisé, et d’un rapport à la vie complétement fallacieux. Je ne sauverais que les messageries de tout ça… Mais il n’y a pas à se battre, du moins directement, contre cet état de fait.
Ma parabole sur le Consul de Malcolm Lowry rejoint la devise que vous évoquiez, celle du solitaire ou de l’abimé. De celui qui ne suit pas les règles, qui ne craint pas d’affronter ses visions, de construire un monde de symboles et de poursuivre ses obsessions. S’il y a un lieu où l’on doit s’affranchir du petit théâtre sociologique contemporain, c’est bien la littérature. Je ne veux pas dire qu’elle ne doit pas s’inscrire dans le monde, mais pour ce faire elle doit s’en détacher pour mieux y pénétrer. La fadaise de la plupart des livres en boutique m’effare, on dirait des illustrés. Mais enfin, il y a toujours des contre exemples : comme Jonathan Littell dont le dernier roman m’a interpellé. Il n’a pas peur d’aller sur le terrain du négatif, de la sensation et du formel en même temps. Ça dérange. Lowry l’a fait avant bien sûr mais de façon tout autre. En tout cas il faut aller voir à la marge des structures dominantes, ce ne sont pas les bonnes choses qui manquent, simplement l’écran de fumée médiatique rend leur détection plus compliquée. Suivre ceux qui tracent un chemin sur le bas-côté, ceux qui boitent, qui boitent à la manière de ce personnage du Consul qui nous dit quelque chose du monde dans toute la splendeur noire de ses contresens, sans jamais perdre un seul instant sa vision.

S’il y a sans doute une position de résistance à la léthargie médiatique, dans ce numéro de Possession immédiate transparaît avec vigueur, de texte en texte, une décision politique et une lecture politique même de la société telle qu’elle est traversée par les différents écrivains : transparaissent, il me semble, trois moments d’une lecture politique du contemporain sur laquelle j’aimerais revenir avec vous.
Le premier moment de cette lecture politique est peut-être celle suggérée par le très beau texte de Simon Johannin, celui d’une révolte face au possible embourgeoisement du monde. Le jeune romancier entend ne pas être récupéré, ne pas céder à la syntaxe générale du monde et à son amollissement. Johannin dresse un constat qui, même s’il s’agit de dire sa poétique, pourrait peut-être s’étendre au projet politique même de votre revue : « J’ai écrit pour foutre un peu de lyrisme dans la poche artificielle de l’époque où trop de cynisme coule. » Diriez-vous que l’écriture rassemblée dans Possession immédiate cherche à en découdre avec ce cynisme par le lyrisme ?
Sur le conseil avisé de mon ami Gilles Collard j’avais lu L’Été des charognes, et c’est précisément le genre de texte qui me donne envie de rencontrer l’auteur. Ce que j’ai fait avec joie car j’aime beaucoup l’écriture et la façon de dire de Simon, il a une fougue, et une simplicité, peut-être propre à son jeune âge, mais en tout cas nécessaires. Il y a un peu de Calaferte dans son travail. Mais je dirais, malgré cela, et malgré la phrase que vous avez choisie et ce qu’elle nous dit, que je ne le trouve pas tout à fait lyrique. Il y a quelque chose d’âpre et de nerveux qui empêche cela, c’est ce qui fait sa singularité. L’écriture se veut vitale. C’est un lyrisme sec, donc un peu paradoxal, où pourrait affleurer une certaine violence. C’est ce que j’aime aussi chez Clément Roussier qui pour l’instant ne publie que dans nos pages mais avec panache, Raphaëlle Milone aussi apporte ça. Quant au corps de Possession immédiate, pour tous ceux qui le composent, vous avez raison, il y a chez chacun une certaine volonté d’en découdre. De ne pas gentiment se satisfaire ou de surfer sur une littérature dans l’air du temps.

Le second moment politique qui se donne à lire dans Possession immédiate est peut-être incarné cette fois par le très beau texte également de Bertrand Schefer sur l’élection de Trump vécue et racontée à travers le personnage de S., Américaine vivant désormais en Normandie. Terrassée par la nouvelle de son impensable élection, S. est ainsi décrite par Schefer : « Son corps lourd s’est effondré comme une bête abattue dans les bois. » Nous évoquions tout à l’heure la capacité de résistance de votre revue au monde : s’agit-il, d’une certaine manière, d’affirmer pouvoir se relever après Trump pour ne pas finir abattus symboliquement comme une bête dans les bois ? Faut-il, plus largement, par la littérature se relever d’un possible abattement généralisé ?
Soyons prudent : que met-on dernière le mot « abattement » ? L’époque est propice au glissement sémantique, et j’aimerais tout de suite préciser que je n’y entends pas juste un pessimisme ou un côté sombre, je trouve cela bien plus vivifiant que le consensus et le politiquement correct qui sévit, censure, juge dès qu’on se met à parler. Bataille disait « Tout en moi se dissout dans une éclatante et voluptueuse rage de vie que seul exprime suffisamment le désespoir ». L’abattement c’est la norme molle.
La grande force de Bertrand Schefer est de peindre des imago et de donner à voir ensuite le tableau. Il y a toujours cet aspect de scène primitive ressaisie dans le contemporain. Il interroge les traces symboliques plus qu’il ne les restitue en assénant et je vois cette distance comme un acte de résistance, c’est une approche à laquelle je suis très sensible parce que la littérature n’est pas ou ne doit pas être n’ont plus qu’un lieu de manifeste, rien de pire que les textes « engagés-sociologiques » au premier degré. J’aime aussi cette façon de faire chez Frederika Amalia Finkelstein, cette capacité d’être à la fois en dedans et au-dehors.

Le troisième et dernier moment politique incarné dans Possession immédiate paraît être incarné par le texte de Yannick Haenel à propos d’un graffiti au métro Stalingrad un soir de 2017. Le graffiti en question indique : « Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et depuis cet intervalle, tout est possible. » Tout au long du texte, Haenel en vient progressivement à dresser un bilan sombre sur ce graffiti qui, il le comprend, provient de l’un de ses romans. Il en vient ainsi à considérer que désormais, de nos jours, à part peut-être la littérature, « le reste est désormais sous contrôle. » Diriez-vous de la même façon que la littérature, avec notamment Possession immédiate, peut incarner cet intervalle du possible ? Concevez-vous semblablement l’écriture comme ce qui échappe au contrôle ?
Le texte de Yannick Haenel est très important. Il touche à la confiscation psychique. À la perte des sensations. À la perte de quelque chose de sacré (il ne faut pas craindre de prononcer ce mot) et il est d’autant plus intéressant qu’il est animé par tout ce que Yannick écrit depuis ses débuts. L’époque a doublé cette phrase de Beckett : « J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être assassiné. » Nous sommes dans une phase de mutation et de mutilation. Possession immédiate est née de ce moment comme une conjuration face à ce que j’ai pu ressentir physiquement et mentalement de notre changement d’ère. Ce n’est pas seulement subjectif, les constats s’alignent : sociétés délirantes, bêtise, pollution, extermination des animaux, mutations humaines, j’en passe… Que veut-on conserver de notre conscience et de notre monde ? Une fois encore, avec le réflexe contemporain à tout ramener à de fausses oppositions, à coller à la Société souveraine, on aurait tendance à entendre le caractère conservateur et non progressiste de tout ça, mais ce ne sont plus les coordonnées de notre temps.
L’écriture échappe au contrôle uniquement si elle prend en charge ce constat. Si elle s’y colle, et il y a mille et une manières de faire. Les nombreux travaux philosophiques de Mehdi Belhaj Kacem, les essais de Mathieu de Terence, la réflexion qu’initie Ferdinand Gouzon sur l’art dans de courts textes habités publiés chez Littérature mineure ainsi que son remarquable livre sur l’artiste Daniel Pommereulle. Tous, de manière singulière, portent ces préoccupations. Ça semble évident qu’il faille partir de cet intervalle mais au fond ça ne l’est pas. Toutefois, il n’y a aucune volonté d’incarner un mouvement, cette pensée se retrouve autre part, et parfois chez des écrivains plus « établis », de façon plus ou moins directe, c’est selon. C’est ce que je ressens chez Régis Jauffret dans ses Microfictions, et c’est ce qui m’a plu dans la trilogie Vernon Subutex de Virginie Despentes. Plus proche de moi il y a Alban Lefranc et Camille de Toledo qui œuvrent ainsi – avec force – même si c’est de manière diamétralement opposée. Et puis tant d’autres que j’oublie de dire ou que je n’ai pas lu. L’intervalle évoqué ici doit être sans cesse reconvoqué comme un sortilège. Et je ne parle là que de littérature française… Comme l’écrivait Bernard Lamarche-Vadel : « Le lecteur doit sentir la course sur ses épaules de l’envoûtement qui fut celui de l’auteur pour écrire ce que lit son bien lointain lecteur. La sorcellerie du langage doit affleurer en même temps qu’elle se diffuse… » Il y a bien plus de correspondances essentielles entre un polar, même de seconde zone, et un texte de Pierre Michon que dans le solipsisme marchand d’une littérature en tête-des-ventes. C’est une question de vision du monde, de singularité, d’offense et de contre-attaque.

Je voudrais à présent aborder la part de dialogue entre artistes à l’œuvre dans Possession immédiate qui me semble être doublement incarnée. Dans votre vigoureux édito, lorsque vous parlez à juste titre de « repérer les analogies, les tensions, chercher à voir, à comprendre », on ne peut manquer de penser au constant dialogue que vous tissez entre les textes contemporains et ceux d’auteurs que vous placez systématiquement en regard, le texte d’Haenel étant comme éclairé ou posé en écho à côté d’un texte de Heidegger sur la dévastation, celui de Johannin de Jean Dubuffet sur l’asphyxiante culture.
Quel sens donnez-vous à ces textes que vous placez en symétrie et comme en écho diffracté aux inédits que vous rassemblez ?
Je voulais que ce dernier numéro ne soit composé que de diptyques, visuels, textuels. Alors j’ai demandé aux auteurs de penser leur page ainsi. C’est eux qui ont choisi les extraits à poser en face de leur texte, comme un écho en effet, une apposition, parfois une confrontation. Ces extraits de textes anciens ressurgissent pour dire quelque chose de 2018 et de l’année écoulée puisque c’était le point de départ du numéro. Et ça me plaisait de découvrir ce qu’ils choisiraient. C’est un peu comme lire un livre annoté et souligné par quelqu’un d’autre que soi, c’est toujours un peu étrange, intime, ça convenait avec ce principe de journal qui trame ce numéro.

La part de dialogue ne s’arrête pas uniquement aux miroirs d’un écrivain ou d’un penseur l’autre mais trouve un nouvel et fort écho à travers les travaux photographiques de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, de Safouane Ben Slama ou encore de Ben Wrobel. Les univers présentés dévoilent un monde fait de fatigues, d’éclats et de carcasses. S’agissait-il pour vous d’œuvrer à un constat de dévastation mis en lumière par Heidegger dans le texte que vous reprenez de lui ? Dans quelle mesure la photographie dialogue-t-elle selon avec les textes ? Quels sont les échos que vous tissez d’une image l’autre, du texte à l’image ?
Oui mais alors ce sont des dévastations épiphaniques, parce que toujours quelque chose resurgit, se manifeste même dans la destruction ; il y va d’une mémoire du monde que l’on peut retrouver dans le détail, une certaine lumière, comme le fait Henry Roy ou Safouane Ben Slama ou dans une captation des signes les plus contemporains, les vestiges de notre ultra contemporanéité, moteurs, déjà, d’une étrange et dramatique nostalgie comme le font Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Mais qu’il s’agisse d’instantanés un peu bruts et sauvages saisissant des situations, ou qu’il s’agisse de photographies plus picturales qui composent des manières de tableaux avec des arrières-mondes où prime la sensation, la saisie, le souvenir comme événement, nous touchons toujours à des points de mémoire, à la manière également du travail de Mickael Soyez qui initia la photographie dans Possession immédiate, ou d’Antoine d’Agata que je rapproche souvent mentalement de l’écrivain Vollmann ; je n’oublie pas le cinéaste Philippe Grandrieux qui remplit ma tête de ses images depuis son premier film Sombre, Giasco Bertoli et Éric Rondepierre dans leur tentative, chacune singulière, de déconstruction des icônes figées du cinéma et leur science respective des scènes de « déjà-vu » fantomatiques, en passant par Nicolas Comment et sa phénoménologie du voyage, des traces, instruite et érotique : tous ont en commun un lien profond et solitaire avec la littérature, d’ailleurs, ils écrivent souvent eux-mêmes. J’aime bien qu’il y ait une contamination magique entre les deux régimes d’expression que sont la littérature et la photographie sans jamais chercher à faire entendre directement un lien : j’appose les choses en espérant qu’elles se tiennent un peu. C’est le goût des correspondances et du bricolage purement subjectif que je partage avec Jean-Jacques Schuhl dans cette manière de faire sauf que pour le coup je le fais sans mémoire personnelle, à l’instinct, ce qui ne veut pas dire sans obsession. La photographie est aussi un dialogue intérieur, elle produit ses propres phrases, ses propres ritournelles.
Dans votre présentation de Début de siècle, splendide album photographique de Kamilya Kuspanova et Anton Bialas que vous coéditez, vous affirmez, au sujet des photos qui y sont rassemblées, que « saisir les instants, c’est laisser vibrer les ombres » et en parlez comme d’autant de « satoris ».
En quoi ces instantanés vous paraissent ainsi être autant de contrechamps à notre vision du monde ?
Permettez deux citations : « Les images cristallisent des désirs : elles entremêlent le neuf et l’ancien, le passé immémorial et l’aspiration à la transfiguration de l’ordre social », ou encore : « L’image dialectique est une fulgurance, qui sauve l’« Autrefois » dans le « Maintenant » de la connaissabilité ». Elles sont extraites du Livre des passages de Walter Benjamin et elles disent quelque chose du livre de Kamilya Kuspanova et Anton Bialas, parce qu’en plus de rendre compte avec justesse du passage de notre début de siècle, le livre est composé d’une centaine de diptyques qui laisse affleurer des signes que l’on ne voit plus. De manière très libre et naturelle, ces jeunes photographes ont dépassé le tournant iconique et répétitif propre à l’époque snapshot que nous offrent nos téléphones. Ça paraît naïf, mais ils regardent le monde en-soi. Ils ont une vision, et celle-ci, comme toute vision, fait vibrer les ombres de ce qu’elle fixe.

Enfin, toujours dans votre préambule à Début de siècle, que ces photos produisent « un effet d’aurore dans un début de siècle tourmenté » : en quoi ainsi ces photos surgissent-elles selon vous comme la promesse d’une aube ?
Cette promesse vient de leur regard porté sur les choses et les situations. Avec douceur ils s’arrêtent sur des scènes, des moments de vie et des détails, apportant une certaine grâce à la négativité moderne. Ils ne s’exemptent de rien, pointent des choses qui deviennent immédiatement des signes, tout en dressant un état des lieux, une radiographie de l’époque dont la justesse m’étonne. Ce livre, foisonnant sereinement d’images étonnantes ou familières, m’est tout de suite apparu comme une faveur sincère faite à l’époque.

Ma dernière question voudrait s’arrêter sur le très bel hommage que Mathieu Terence rend à Anne Dufourmantelle, récemment disparue. Pouvez-vous nous parler de ces vers sur « tous ces chemins (qui) se couchent à ses pieds » ?
Mathieu m’avait présenté Anne. Elle s’était emballée pour la revue et je lui avais demandé si elle souhaitait y participer. Ce qu’elle a fait pour le volume III et le volume VI en écrivant deux textes magnifiques. Ensuite, nous nous sommes souvent vus tous les trois, nous avons initié une conversation, alors comment pourrais-je dire l’immense perte que fut sa disparition ? Quand le volume VIII de PI s’est engagé, Mathieu n’a rien pu envisager d’autre que de me proposer ces poèmes tirés d’un livre qui témoignera de leur histoire d’amour.
Cette rencontre fut une chance pour Possession immédiate et pour moi.
Kamilya Kuspanova et Anton Bialas, Début de siècle, Avant-propos de John Jefferson Selve, Possession Immédiate/Spaces and Places Art éditions, avril 2018, 28 €
Ici le précédent entretien avec John Jefferson Selve mené par Christine Marcandier à l’occasion du numéro V de Possession immédiate.
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