Louise Chennevière : la possibilité d’une fille (Comme la chienne)

Il y a de la littérature dans le premier roman de Louise Chennevière. Plusieurs blocs de voix féminines donnent leurs positions fictives dans un flux plein de force. C’est P.O.L qui sort Comme la chienne, un livre violent et intelligent, moderne et polyphonique. Il est écrit par une jeune femme de 26 ans. Rencontre.

Une nuit dans une fête à Paris, tous les gens sont saouls sauf elle. La conversation avait duré dix minutes mais elle était d’une intensité ahurissante. Au petit matin deux phrases souvenues avaient l’allure de deux raisons de parler avec elle à nouveau. « Je sors mon premier roman en avril. » et « Je ne suis pas sur les réseaux sociaux ».
Le livre est lu et il est très bon. Plusieurs passages se retrouvent surlignés, surtout ceux où les deux points, omniprésents, sont utilisés. Comme un style qui naît, quitte à donner des sueurs froides au correcteur.

« Tu es du revers du monde et c’est ta chance. Ne cherche pas à : passer de l’autre côté. N’abandonne pas les ombres, et tes failles. Ne cherche pas à te faire accepter. »

Rendez-vous est pris dans un café du 20e arrondissement.

Psychiatrie, IVG, viol, incestes, pulsions meurtrières : avez-vous gardé d’autres drames pour un deuxième roman ?

Il y a dix ans je voulais écrire un livre avec un grand héros, un roman existentialiste, pas sur des putes qui se font violer ! Avec ma culture littéraire classique, il m’a fallu du temps avant de remettre en cause l’ordre symbolique dominant. C’est venu d’un coup, brusquement, suite à une expérience intime. Mon écriture s’est retrouvée modifiée, les textes venaient, venaient et réaffirmaient une brutalité. C’est vrai que c’est un roman particulièrement violent, mais commencer comme cela dans l’écriture était une nécessité. Ce livre m’est tombé dessus. J’aborde des choses dont je n’aurais jamais pensé parler avant. Mais ce ne sont pas des thèmes, bien plutôt des moments. Je crois que quand un livre est juste, c’est qu’il surgit de ce genre d’urgence.

Vous faites tourner les voix de filles et de femmes avec entrain, sans vous arrêter sur un personnage en particulier dans la longueur. Votre travail impose ainsi plusieurs « Je », impossible de dire nous ?

S’il y a un nous, il est explosé. J’essaye d’incarner des femmes qui parlent, comme si j’avais mis en place une forme de télépathie. Ces personnages sont comme des possibilités. Ces indignités, elles peuvent arriver. Ces dangers qui environnent l’existence d’une femme, tuer ses enfants, se faire violer…tout est possible.

Il n’y a pas d’essentialisation de la femme dans mon livre. Je ne réponds pas à ce qu’est une femme, je n’en sais rien pour la bonne raison que je ne sais pas ce qu’est la féminité. Une femme c’est un lieu auquel on est assignée par les expériences. J’en ai donc vécu une particulière qui m’a réassignée à ce lieu-là et j’ai eu besoin de le dire dans la littérature. Je voulais retourner ce lieu qui apparaît honteux, dégradant, en une force, par la dialectique de l’injure. Comme celle de Genet et de ses prisonniers, des homosexuels qui deviennent des saints.

Justement, l’exergue du livre « La femme doit être comme la chienne, comme la louve, elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. » renvoie au titre de votre roman. Une phrase de « La philosophie dans le boudoir » de Sade. Pourquoi ?

C’est une citation très brutale, qui exprime sans détour un rapport de domination, qui s’est peut-être, dans sa forme actuelle, mise en place à ce moment-là. Mais c’est assez compliqué Sade, je ne sais pas exactement quoi en penser. Certains font de lui un anarchiste révolutionnaire, d’autres comme Robert Kurz, théoricien de la critique de la valeur, font de lui l’un des premiers chantre de la subjectivité moderne déterminée par le libéralisme capitaliste qui émerge à ce moment-là. Et donc le témoin d’une violence radicale.

Impossible de lire un livre avec un tel titre hors du contexte féministe du présent, du rapport entre les hommes et les femmes en 2019. Pourtant il n’y a pas de prise de position sociale ou militante dans votre écriture.

C’est compliqué à faire entendre dans la période actuelle mais je tiens à dissocier la pratique militante, la lutte pour les droits et la littérature. Cela n’a rien à voir. Autre chose se joue ici. Ce texte est un livre de littérature qui est le lieu du trouble. Il n’est pas un discours, il n’y a pas de parti pris. On ne peut pas sortir de mon livre en disant « Voilà, elle pense ceci, cela ».
Les femmes sont constituées à partir d’un imaginaire énorme, hyper puissant, hyper violent. Mon texte a agi comme un exorcisme, j’ai voulu liquider tout cela d’un coup, dans la langue.
Si le contexte historique m’influence, c’est peut être inconsciemment uniquement.

Face à ces possibilités flottantes, la société propose des axes. Nous parlions de l’action politique, il y a aussi le chemin de la psychanalyse par exemple ou encore les travestissements dans une homosexualité ouverte et militante, mais là encore rien ne répond de ce côté-là dans votre texte.

Si la littérature est militante, elle tombe dans l’idéologie et la pire des choses à mes yeux, c’est l’appartenance évidente aux choses ou aux groupes. La littérature est politique. Le fait d’écrire, c’est politique. Mais pas dans un sens de discours. C’est la littérature qui m’a tout appris, même politiquement. Sa vraie force, c’est l’apprentissage, la lucidité qu’elle apporte sur les rapports de forces. Elle agit comme un bulldozer. Elle doit manifester ce qui n’est pas manifesté normalement. De fait, les femmes ou les travailleurs sont exclus de l’ordre rationnel. La philosophie s’est même en partie constituée en les excluant. La littérature doit les faire rentrer dans l’ordre du symbolique. Des gens pourront être dérangés par le livre, certains le sont déjà. C’est la preuve que le corps des femmes est encore extérieur, qu’on n’est pas à l’aise avec lui.

Votre livre est aussi une sacrée plongée dans le rapport mère-fille, dans cette percée que doit opérer une fille à travers le corps de sa mère…

Notre rapport à la féminité est en partie constitué par les mères. La domination est si pernicieuse que les femmes en deviennent souvent elles-mêmes les vectrices. Les normes de la féminité, les regards extérieurs, la honte, le corps de sa propre mère, les conseils absurdes de beauté mère-fille… tout cela, c’est le véhicule de la domination. L’imaginaire des femmes est dominé par ces images dans toutes les cultures. Le livre raconte cette violence, subie et pratiquée, qui a aussi lieu dans l’intime. Grandir en tant que femme, c’est subir une pression immense et permanente sur son corps et sur sa représentation. Aujourd’hui quand je pense aux magazines féminins que je lisais quand j’avais treize ans, mon esprit se sent attaqué, je vois bien qu’ils sont de l’ordre du délire. J’ai donné quelques cours au lycée et j’ai vu l’état mental des gamines : elles sont en stress permanent, elles ont peur de leur image sociale, des notes qu’elles vont avoir dès le plus jeune âge. J’ai pris conscience de tout cela très tardivement et c’est libérateur. Le texte raconte aussi une misogynie féminine qui a été la mienne. Plus jeune en effet je voulais être un grand homme, un grand écrivain, je dénigrais le féminin sans savoir à quel point il était construit, à quel point c’était une violence qu’on imposait aux femmes. Ce qu’il peut y avoir de commun entre elles, c’est cette violence-là.

Il y a un monologue exceptionnel dans le livre, celui d’une mère dans un hôpital. Il brise le rythme et l’on est alors en pleine dérision. Comment s’est-il imposé ?

J’observe beaucoup les gens et j’adore les monologues, qu’ils soient parlés ou intérieurs. Il y en a plusieurs dans le livre, les gens délirent, ils ouvrent un espace, ils permettent de rompre la logique. C’est tout l’art de l’association libre, l’exercice même de la liberté dans la parole. La question de la chronologie ou les récits, eux, m’ennuient. Je crois que je n’en ferai jamais.

Louise Chennevière, Comme la chienne, éditions P.O.L, avril 2019, 250 p., 18 € 90 — lire un extrait