Des boulots, j’en ai fait des dizaines. Des contrats, j’en ai signé de toutes sortes. Depuis deux mois je travaille au château de Versailles en tant qu’agent de surveillance, sécurité et accueil, avant on disait « gardien de musée ». Je suis vacataire, CDD pour quatre mois et après on verra, je suis « employé stand-by », comme on peut lire dans les pièces de Richter. A priori j’arrête le 20 avril. J’ai fait savoir que je souhaitais rester pour une saison supplémentaire – le fait est que j’ai des petites dettes à rembourser –, puis il faut bien vivre, puis j’ai envie de voir le printemps naître dans les jardins et bosquets Le Nôtre, voir les fontaines jaillir, les grandes eaux, l’été et la chaleur sur la cour de marbre.

Faut pas croire, ce job n’est pas si facile. Je me lève à 6 heures 30, on est souvent debout, on piétine toute la journée, il y a la foule, les cars d’asiatiques, on fait des kilomètres sur le beau parquet versaillais, puis la hiérarchie dans d’administration publique… Il y a aussi l’attente, attendre l’attente, on n’a pas le droit de lire, pas le droit de regarder son portable quand on est en poste. Cela étant dit, c’est pas l’armée, bien sûr. Je ne me plains pas. Mon père était ouvrier peintre en bâtiment, j’ai donc une idée assez précise et concrète du mot « pénibilité » au travail.

En ce moment je n’écris pas mais je pense beaucoup à un livre, ça s’articule dans ma tête, on verra. Il ne s’agira pas de chroniques versaillaises. Je ne suis pas au château en ethnologue ou romancier en quête de réel, je bosse, je vis, je me débrouille, c’est tout. Un ami écrivain parisien m’a demandé récemment ce que je faisais à Versailles, j’ai répondu et j’ai cru voir un certain effarement dans son regard. Mais pourquoi fais-tu cela ?, a-t-il ajouté, tu prépares un roman ? Dans sa logique, je ne pouvais que faire une sorte de résidence d’écrivain, une enquête sur le terrain, auprès des « vrais gens », gagner simplement ma vie, non, il cherchait l’anguille sous la roche, le fin mot de l’histoire. Souvent les écrivains entre eux ne se posent pas de questions, ils se renseignent : Que fait la concurrence ?

Il fallait que je travaille, j’en avais marre du RSA et marre de ma bulle. Il se trouve que j’ai deux amis qui travaillent au château, ça m’a donné l’idée d’envoyer un cv. Je vis à Montrouge en ce moment, du côté du métro Châtillon, terminus ligne 13. Pour aller à Versailles, je peux changer à Invalides et prendre le RER C direction Versailles Rive Gauche, mais il est un peu long. Je préfère changer à Montparnasse et prendre le premier train pour Versailles Chantiers, quand j’arrive à choper le train pour Chartres ou Dreux c’est direct entre Montparnasse et Versailles. Puis Invalides ne m’évoque rien tandis que Montparnasse est la gare où je suis arrivé il y a 20 ans, quand je débarquais à Paris, avec mes cheveux platine et mon envie de recommencer à zéro, mon Parnasse. C’est aussi la gare de Ceux qui m’aiment prendront le train. Je suis sensible aux symboles, j’aime bien mettre du sens là où il n’y en a pas.


Depuis quelques semaines j’ai arrêté mon journal en ligne ici, sur Diacritik, pas le temps, plus trop l’envie ou le besoin de mettre des mots sur mon quotidien. De plus il n’y a pas que ce nouveau travail à temps plein, de façon parallèle je travaille avec Emmanuel Lagarrigue qui est plasticien, qui prépare un projet d’installation vidéo, « quelque chose » entre théâtre, ciné, performance, je l’assiste, on commence le tournage à la Maison de la Poésie cette semaine, j’ai participé à l’adaptation du texte et au casting, il y aura Sigrid Bouaziz, Vivianne Perelmuter, Katarzyna Krotki, Mélanie Menu, Manuel Vallade, Jean-Charles Dumay, Jonathan Foussadier et Mahdi Sehel. On montrera le résultat en juin au Palais de Tokyo.

J’aime la photo, j’ai toujours aimé les photos, en prendre et celles des autres, mes goûts vont de Diane Arbus à Hervé Guibert, j’aime aussi énormément les photos anciennes, sans auteur, les portraits de nos aïeuls, ça me semble toujours un peu fou et extraordinaire de voir des images du passé, il y a dans le passé quelque chose d’aussi « science-fiction » qu’avec le futur, d’aussi improbable, telle photo de Verlaine devant son verre d’absinthe sur la banquette de tel bistrot, Barbara sur son rocking chair, la Duras en tablier de cuisine avec son Yann qui fume – ces photos sont dans ma cuisine –, deux images plus récentes que j’ai posées sur le radiateur à côté de l’ourson Marcel : une photo d’Arthur Dreyfus et une autre de Laurent Goumarre – pas des originaux, des cartons d’expos.

Ma plus précieuse vraie photo est un portrait de Marilyn en 62, prise par Georges Barris sur la plage de Santa Monica, mon amoureux de l’époque me l’avait offerte alors que nous étions à Los Angeles, il y avait une expo photos de Marilyn dans une galerie à Beverly Hills, c’était chic. Ce portrait est en ce moment sur un des murs de La Moderne rue Beaubourg, le café de Lalla Kowska Régnier, Lalla aime Marilyn et elle est elle-même une sorte de Marilyn avec plus de résilience, j’aime beaucoup ce bar, j’ai prêté le portrait à Lalla, je l’ai mis comme mis en dépôt, j’aime l’idée que Marilyn soit offerte à tous les vents, vue par le plus grand nombre, un jour quand j’aurai un vrai chez moi (je suis en colocation ou plutôt hébergé par un ami), je la reprendrai.
Marilyn, c’est tout un truc pour moi et tout un truc lié à la photo. Marilyn est à mes yeux le modèle absolu, définitif. Pour ce qu’elle donnait lors des séances photos – elle adorait ça –, shoot me disait-elle parfois, please, shoot me. De plus autant le cinéma, c’est la durée, le temps qui passe et file donc en quelque sorte la vie douloureuse, autant la photo de par son caractère instantané, c’est la mort et l’éternité, l’éternelle présence : strike a pose.

Avant d’écrire ce qui est devenu Bohème, mon premier roman, j’ai eu un projet de fiction sur une rencontre d’une semaine en 62 entre Marilyn et Diane Arbus, elles s’enfuyaient toutes les deux, un road trip dans l’Amérique profonde. Elles voulaient renoncer. J’ai eu plusieurs titres : La photographie absolue qui est une expression de Duras (je crois que ce fut le premier titre de L’amant), La guêpe et l’orchidée (emprunté à Deleuze), Le scarabée d’or (emprunté à Jung) puis enfin Apocalypse (dans le sens de révélation). J’ai été jusqu’à une centaine de pages, je me suis efforcé d’entrer au maximum dans les têtes de Marilyn et Diane Arbus qui avait écrit dans un carnet « J’aurais voulu photographier Marilyn Monroe pour apercevoir la mort dans son regard ». Je suis « tellement bien » entré dans ces deux têtes que j’ai fini par faire ce qui fut ma première dépression avec hospitalisation. J’ai détruit le manuscrit, hélas ou heureusement.

La photo, c’est aussi et bien sûr Guibert, ses magnifiques articles qui paraissaient dans Le Monde et qui sont réunis dans La photo, inéluctablement chez Gallimard. C’est aussi le livre, chez Minuit, Le seul visage, Chéreau, Thierry dit T., Isabelle… C’est une idée du noir et blanc et de la lumière, comme si Herbert List avait rencontré le Caravage, en ajoutant que chez Guibert il y a cette indéfinissable mélancolie joueuse, voire malicieuse, qui fait penser à l’univers de Bernard Faucon. Guibert, c’est enfin la galerie Agathe Gaillard, tout un monde que je n’ai pas connu et sur lequel je rêve, j’écris bien rêve et non pas fantasme. D’ailleurs, j’aime beaucoup les photos d’Hervé Lassïnce, et comment ne pas citer, aussi, bien sûr, Nan Goldin ?
La photo, c’est aussi L’usage de la photo, le livre d’Annie Ernaux et de Marc Marie, un des plus beaux livres sur l’amour et l’impossibilité à le dire, sur l’intimité dans ce qu’elle a de plus radical et merveilleusement fou, éphémère, terriblement mortelle. C’est aussi (et enfin ?) La chambre claire, de Barthes, texte fondamental à ranger à côté du livre d’André Bazin sur le cinéma ou les entretiens de Serge Daney (notamment Persévérance, chez P.O.L, avec Serge Toubiana).

Donc voilà, j’ai toujours fait des photos – il ne faut pas en prendre mais en faire – toujours été taraudé par la pulsion scopique, toujours été pudique et exhib, extrêmement, voyeur et non pas voyant mais « voyé ». Je n’ose m’attribuer le qualificatif de voyant que je réserve à Rimbaud, en particulier celui des Illuminations.
Mais j’y pense, j’aime également beaucoup le travail de Youssef Nabil, ses photos-peintures ou peintures-photos, j’adore les natures mortes (fleurs et serpents) de Guido Mocafico, les recherches dark et interlopes d’Antoine d’Agata que j’ai connu via Jean-Baptiste Del Amo, j’ai envie d’ajouter Thomas Lévy-Lasne qui n’est pas photographe (que je sache) mais peintre et dont tout le travail se pose ou repose sur et contre la photographie. J’en oublie, j’en passe et des meilleurs. Brassaï, la photo américaine d’Avedon à Walker Evans, je ne cherche pas à être exhaustif.


Il y a quelque chose de paradoxal à parler photo car la photo est aussi et surtout le bel art de se taire. La photo, c’est montrer, monstrer, montrer les monstres. C’est révéler la vie dans les choses dites inanimées, idem révéler la mort bien présente dans les êtres dits vivants. C’est aussi pour ça que j’aime photographier les sculptures et les gens, la pierre et la chair. Je crois que je cherche la personne dans la sculpture (dans une sculpture d’art elle est là, cf. la force, le mouvement du Balzac de Rodin, les vibrantes œuvres de Camille Claudel qui semblent crier au secours, toute la sculpture antique ou classique). Photographier la statue présente chez toute personne, et la personne contenue dans toute bonne statue. Qui a vu « en vrai » la Pieta de Michel-Ange sait que la pierre peut tout être sauf de la pierre. C’est pareil avec certains drapés, je pense à la mystérieuse femme voilée du Louvre, sculpture d’Antonio Corradini qui me bouleverse.
Puis, je sais pas, j’ai un rapport avec la pierre — et je me suis donné ce nom de Steiner, j’aime beaucoup Roger Caillois, la gemmologie, les gemmes — les j’aime ? les j’aime voués aux gémonies ? —, les cailloux, je love la chanson de Jean-Louis Murat, Caillou, l’histoire du Petit Poucet, la parabole biblique « Que ceux qui n’ont pas péché jettent la première pierre », je trouve que la lapidation est une des morts les plus horribles dans le sens où c’est la haine d’un groupe ou d’une foule qui est à l’œuvre, pierres tombales, mon nom d’état civil est Jérôme Pierre François Marie, un des garçons que j’ai le plus aimé s’appelle Pierre, et la Terre elle-même n’est-elle pas une pierre ronde avec un cœur fondu de chaleur qui tourne autour du Soleil, dans le vide ?

Je fais des photos, comme tout le monde, et je suis complètement amateur, autodidacte. Je sais que je cherche quelque chose avec la photo et ce qu’il y a d’intéressant (dans le sens « y’a du manque donc du désir ») est que je ne sais pas bien formuler ma recherche. Je sais que parfois « c’est là », c’est chopé, attrapé, et la plupart du temps ça se dérobe, « c’est pas là ». Et les modèles vivants ne sont pas les plus faciles, rien de plus récalcitrant qu’une statue, même si sagement elle ne bouge pas. Une statue, je tourne autour, je l’amadoue, il ne faut pas la brusquer, il s’agit d’être discret, patient, trouver le bon angle, le bon cadrage, la juste lumière, attendre. Souvent rien ne se passe, mais parfois « ça le fait », la statue se met à vivre ou plutôt elle laisse voir son caractère vivant, il faut alors être rapide car ça dure très peu, clic, to shoot. On peut penser aux collisions dans les accélérateurs de particules, c’est aussi une question de photo (et de photons), sauf que là on force la matière à se livrer en provoquant des chocs immenses (cf. Crash de Cronenberg, c’est pas sans rapport) pour qu’apparaissent lors d’un temps infinitésimal bosons et autres quarks et minuscules bébêtes issues de l’ADN de la matière. Et les gens, les personnes, c’est pareil finalement. La plupart du temps, ils ne se livrent que sous leur forme statue, minérale, en particulier quand ils savent qu’ils sont photographiés. C’est en ça que Marilyn avait du génie ou une grâce surnaturelle, elle savait qu’elle était photographiée mais elle s’abandonnait comme si elle l’ignorait et qu’elle était vraiment seule au monde. D’où ce talent lui venait-il ? Comment ? Mon hypothèse est que Marilyn était déjà morte depuis longtemps, comme ces étoiles situées à des millions ou milliards d’années-lumière et dont on perçoit toujours l’éclat scintillant alors qu’en réalité elles ne sont plus. Quand on regarde le ciel et qu’on voit les étoiles, on regarde le passé. « Il faut beaucoup brûler pour briller ».


Donc, je suis à Versailles, le palais de l’or, du Soleil, du Roi Soleil, des miroirs, des reflets, de ce qui brille, Versailles est tout entier voué au spectacle, ce palais théâtre fut inventé pour donner à voir et à être vu, s’offrir à toutes les vues et il offre l’une des plus belles vues du monde : la perspective du Grand Canal, plein Ouest, vers le bassin d’Apollon, le Nouveau Monde, là où se couche l’astre solaire.

La semaine dernière, j’étais justement en poste Galerie des Glaces, fasciné et perplexe devant le spectacle de tous ces gens qui passent toute leur visite à se prendre en selfie, ou qui démarrent des vidéos en direct sur Insta ou Facebook, quand deux filles sont passées près et moi et l’une a dit à l’autre : « Mais pourquoi tu fais autant de selfies, c’est beau quand même. – Oui mais sans moi la galerie des glaces, c’est banal. Et puis j’aime bien, comme ça je sais que je suis venue, que j’étais là ». J’ai trouvé ce petit échange génial, presque classique dans sa concision. Ben oui, des photos de la Galerie des Glaces, on peut en trouver partout, sur le net ou sous forme de carte postale, mais la galerie avec la singularité de cette fille, c’est unique. Simple logique. Est-ce que les diaristes ne font pas la même chose, des selfies littéraires ? Les Confessions d’Augustin ou de Rousseau, Choses vues de Hugo ou Les Essais de Montaigne ne sont-ils pas, in fine, des autoportraits mélangés à de la pensée ? Jean-Luc Verna avait écrit sur Facebook quelque chose comme : Quoi que l’on fasse, quoi que l’on croit que l’on fait, tout est autoportrait. Je suis assez d’accord et j’aime bien balayer les idées toutes faites sur le narcissisme moderne ou contemporain (même si ça existe), savoir soi, vivre avec soi est phénoménal et source inépuisable d’interrogations – le moi change, évolue à chaque minute – se regarder est alors un vertige (Je pense au Vertige des Possibles le beau film de Vivianne Perelmuter) dans le sens où c’est regarder l’autre en soi, cet autre qui est nous et nous accompagne sans cesse, l’étrange Étranger si familier qu’est le soi, la seule fuite possible étant la folie ou peut-être la mort.

Ces photos, je ne sais pas ce que je vais en faire. Il y a d’ailleurs le problème de la vie privée des gens, leur droit à l’image, la plupart du temps je vole, je prends en photo ce que j’appelle (faute de mieux) la beauté mais on pourrait dire la Présence avec un P majuscule, certains diraient Dieu, pourquoi pas, Dieu ou la singularité. On m’a proposé de les exposer mais bon, vendre des portraits de personnes sans leur autorisation, c’est un peu gênant. D’ailleurs si un spécialiste du droit lit ce papier et veut m’éclairer, je suis tout ouïe… On m’a également proposé de faire un livre avec des légendes ou commentaires. Pourquoi pas ? Pour l’instant, je préfère donner des titres. La photo se passe de mots et là est son élégance et son charme.



La photo, c’est je crois pour moi une bifurcation. En prenant ces photos, je réfléchis (pardon de le dire de façon aussi grandiloquente) sur l’art en général. Qu’est-ce qui fait sens et art ? Pour moi et en général. En fait c’est pas tant révéler la vie. La vie n’a besoin de personne, elle est la vie donc presque tout, grâce aux photos j’ai l’impression que l’art serait plutôt de prolonger la vie, de l’étendre, de l’amplifier, non pas la révéler mais la servir, lui servir. En tant qu’êtres vivants nous sommes peut-être des serviteurs de la vie. Et en tant que serviteurs, parfois esclaves, parfois serviteurs libres, affranchis.
Il n’y a pas de définition statique et globale de l’art. L’art, c’est à la fois le chemin et cheminer. Et j’aime beaucoup ce qu’en dit Glenn Gould : « L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité ».
