L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie est de ces livres qui mêlent textes et photographies et dont les images ne sont pas conçues comme des illustrations mais comme un texte à part entière, créant une tension, un écart parfois, une polyphonie à coup sûr. Parmi ces « photos romans », dans le désordre, pensons à Nadja — et aux « impératifs anti-littéraires » auquel obéit André Breton, ayant pour objet « d’éliminer toute description — celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme » — Sebald, évidemment, Robbe-Grillet, les « phototextes » de Sylvia Gracia dans Le Livre des visages, James Agee, Barthes, Ben Lerner, Laird Hunt, Sophie Calle, etc.
L’Usage de la photo n’est justement pas sans rappeler les travaux de Sophie Calle — pensons par exemple à Suite vénitienne, à l’intime que révèle la photographie, aux traces traquées dans le quotidien —, de Leanne Shapton — les amours vécues mais perdues dont témoignent des objets dans Pièces importantes et effets personnels de la collection Lenore Doolan et Harold Morris, comprenant livres, prêt-à-porter et bijoux — ou le « hasard objectif » de Breton dans Nadja. Comment ne pas en entendre l’écho en lisant cette phrase, dès le deuxième paragraphe de L’Usage de la photo :
J’ai pensé qu’il fallait photographier tout cela, cet arrangement né du désir et du hasard, voué à la disparition.
« Souvent, depuis le début de notre relation, j’étais restée fascinée en découvrant au réveil la table non desservie du dîner, les chaises déplacées, nos vêtements emmêlés, jetés par terre n’importe où la veille au soir en faisant l’amour. C’était un paysage à chaque fois différent.
Je me demande pourquoi l’idée de le photographier ne m’est pas venue plus tôt. Ni pourquoi je n’ai jamais proposé cela à aucun homme. Peut-être considérais-je qu’il y avait là quelque chose de vaguement honteux, ou d’indigne. En un sens, il était moins obscène pour moi de photographier le sexe de M.
Peut-être aussi ne pouvais-je le faire qu’avec cet homme-là et qu’à cette période de ma vie. »
Né d’une « double fascination » — « à l’égard de la photo et des traces matérielles de la présence. Fascination qui est plus que jamais pour moi celle du temps » — L’Usage de la photo montre que l’amour ressort d’une vie matérielle, les objets, les vêtements témoignent, ils nous disent, ils sont les traces de moments, eux évaporés, avec ce paradoxe de souvenirs (immatériels) en creux dans les choses, ce paradoxe aussi de souvenirs que l’imaginaire recompose, réinvente parfois. Toujours, un double regard, l’un passé, l’autre présent, masculin-féminin. C’est une autre forme de journal intime, en couple, Annie Ernaux écrit, « M. » photographie et écrit, le livre les fait entrer en dialogue, comme de nouveaux Fragments d’un discours amoureux. La couverture du livre les unit, Annie Ernaux, Marc Marie, couple à jamais, quelle que soit la suite de leur histoire.
Et c’est un « ailleurs » que déploie le livre, dès sa méthode : les photos sont prises avec un appareil argentique, il s’écoule donc un certain temps entre la prise de vue et le développement, cette attente qui tisse le désir, une autre forme de désir. Il est interdit à celui qui va chercher la pellicule développer de regarder les photos sans l’autre. S’inaugure un rituel de couple, comme une autre manière de partager l’amour. « C’était à chaque fois une surprise. On ne reconnaissait pas d’emblée la pièce de la maison où la photo avait été prise, ni les vêtements. (…) L’impression que l’acte amoureux de la nuit ou du matin — dont on avait du mal, déjà, à se rappeler la date — était à la fois matérialisé et transfiguré, qu’il existait maintenant ailleurs, dans un espace mystérieux ».
Le livre est cet « espace mystérieux », ce lieu tout entier recréé, cette chambre de chambres (celles photographiées, la chambre photographique, celle de l’imaginaire). De la quarantaine de photographies collectionnées, les deux auteurs en retiendront quatorze, nommées « compositions », qui sont, au plein sens du terme des dialogues et des correspondances (amoureuse, artistique, formelle).
Il me semble que nous ne pouvons rien faire de mieux ensemble que cela, un acte, à la fois uni et disjoint, d’écriture.
Comme le note Annie Ernaux dans le texte introductif, bien sûr cette entreprise « ressortit à la mise en images effrénée de l’existence qui, de plus en plus, caractérise l’époque ». Elle l’écrit en 2004, le constat est devenu évidence en 2015, tant notre décennie est, plus encore, dans un crescendo délirant, celle des selfies, foodporn sur Instagram, mise en images permanente de nos vies sur Facebook et autres réseaux sociaux, vrais / faux journaux de soi.
Mais cet Usage de la photo est bien plus que cela : un grand livre sur ce qui fonde l’érotisme, le lien de l’érotisme au concret comme à l’altérité, ce besoin contemporain — qui tient des vanités picturales — de fixer le fugitif mais aussi, ce qui fonde le livre, la manière dont l’intime se partage, se prolonge dans l’imaginaire du lecteur, perdure ainsi. Là est la force de ce livre, comme tant d’autres d’Annie Ernaux, faire de l’intime un dialogue, objectiver le subjectif en une forme d’« autobiographie impersonnelle ».

Au-delà du plaisir absolu de lecture, ce livre est aussi une déconstruction de la forme autobiographique, un jeu sur l’écriture fragmentaire, une cohérence trouvée dans la discontinuité, un travail sur objets, lieux et vêtements (et l’on pense au Dressing de Jane Sautière), un jeu entre l’exposé et le caché (la photo du sexe de l’amant, écrite et non montrée ; le cancer du sein de l’auteure qui hante ces deux écritures du corps, l’ombre de la mort).
Photo, écriture, à chaque fois, il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces. Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs.
Ici un lien vers un entretien avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photo en février 2005 chez Gallimard. Le livre est disponible en Folio.