De retour du Marché de la poésie avec matière à plusieurs constellations, tandis que le Terrain Vague déborde de lectures en attente… Mais l’heure de la pause d’été a sonné. Il faudra organiser une (ou plusieurs) brocantes au retour, histoire de prendre distance avec ce qui collera, comme le sparadrap du capitaine Haddock, à l’actualité (j’emporte deux romans de la rentrée dans ma besace, soit deux de plus que l’an dernier ; et aussi quelques merveilles glanées ces derniers temps chez les bouquinistes recyclant les SP non lus). So May we Start ?
1.
Deux souvenirs :
a) Ces mots d’Abigail Lang dans sa préface à Louange du lieu de Lorine Niedecker (Corti, novembre 2012) : “Elle dort avec un crayon sous l’oreiller pour ne rien perdre de ses rêves et de leur syntaxe.”
b) Ce fragment d’une lettre de Lorine Niedecker à Louis Zukofsky, le 7 juillet 1946, placé en exergue du texte de Dominique Fourcade, magdaléniennement (P.O.L, 2020) : “the best of the old lit. is as modern as the best of the modern” que Fourcade commente ainsi : “À toute phase de l’éclosion des formes de l’art depuis sa plus ancienne apparition le moderne peut être mis en œuvre, mais il ne l’est pas toujours, loin de là, et il l’est seulement dans le meilleur de l’ancien comme il l’est uniquement dans le meilleur de l’actuel.”
La publication, il y a un peu plus de dix ans dans la collection “Série américaine” des Éditions Corti, de Louange du lieu (et autres poèmes) avait comblé une longue attente, née des travaux de Serge Fauchereau (à commencer par Lecture de la poésie américaine chez Minuit en 1968), et attisée par quelques numéros de revues comme Banana Split ou Action poétique, sans oublier, depuis l’hiver 2012, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., dirigée par Jean Daive chez Éric Pesty Éditeur (le n° 24 vient de sortir, avec 19 pages inédites de Claude Royet-Journoud). Autant dire que la parution d’un nouveau volume signé Lorine Niedecker dans cette même collection chez Corti est un événement majeur qu’il convient de placer en tête de cette petite, mais riche, constellation d’été.
Cette condenserie est le titre de ce choix de textes de Lorine Niedecker, traduits et assemblés par Martin Richet – “Grand-père / me disait : / Apprends un métier / J’ai appris / à rester à mon bureau / à condenser / Pas de chômage / dans cette condenserie” –, reprenant de larges fragments de sa Correspondance avec Louis Zukofsky et Cid Corman (plus quelques autres, dont Jonathan Williams, poète, photographe et éditeur), suivis par deux essais sur la poésie de Zukofsky et Corman, et des notes préparatoires au poème Lac Supérieur. L’ensemble est postfacé par Jean Daive, grand connaisseur de l’œuvre, et de la vie de celle qui est “née le 12 mai 1903 sur la Blackhawk Island – presqu’île marécageuse à l’embouchure de la Rock River et du lac Koshkonong où sa famille possède la Fountain House Inn, auberge que le couple a reçue des grands-parents maternels. Le père, Henry Niedecker est un délinquant selon les uns, selon les autres il est un rentier dans l’esprit du philosophe Théodor W. Adorno – qui persuade sa femme, riche propriétaire terrienne (de presque toute la presqu’île) de monnayer, après avoir vendu l’auberge, quelques terres, d’en vendre d’autres. Il s’installe comme pêcheur de carpes – pêcheur « éclairé ». Dépression de la mère et perte de l’ouïe. À la suite de la naissance de sa fille unique. Infidélité du père. Tout est vendu ou presque. Le père disparaît.” On aurait envie de tout reprendre de ce texte de Jean Daive, Lorine Niedecker Celle-qui-joue-des tours. On ne pourra pas, mais en voici quand même quelques lignes supplémentaires : “Elle [LN] écoute, elle entend les mots et les sons, les bruits en particulier, elle les associe aux hommes et à une nature vivante, plus vivante encore avec cette odeur de moisi, de champignons et de mûres sauvages, de bois qui pourrit d’humidité. […] À la disparition du père, Lorine et Daisy – ruinée – vivent ensemble dans la « cabin » face à la Rock River. Une seule pièce et l’humidité.”
Condenser plutôt que commenter : sage démarche. Commençons notre petit montage avec cette fameuse lettre citée par Fourcade que Martin Richet traduit ainsi : “Deux bouts de papier annotés flottent sur mon bureau dans la brise de la fenêtre (il fait chaud). L’un dit : Le meilleur de la litt. ancienne a toute la modernité du meilleur de la moderne. L’autre : Les oiseaux ont presque toujours des poux. Te voilà donc au courant de tout.” On le sait (Abigail Lang le rappelle dans sa préface à Louange du lieu), la correspondance entre Niedecker et Zukofsky a “duré quarante ans. Si LN a toujours présenté LZ comme son mentor, leur relation était loin d’être aussi déséquilibrée : ils échangent poèmes et critiques, conseils de lecture et idées, chacun élaborant son art poétique sous le regard de l’autre. […] Bien qu’ils aient d’un commun accord pris soin d’expurger leur correspondance, il semble aujourd’hui établi que Niedecker et Zukofsky ont eu à cette époque [1934-1938] une relation amoureuse marquée par un avortement” (un ami me précise : des jumeaux). Lorine à Louis : “J’ai une histoire moi aussi, qui ne se déploie et ne croît que dans mes rêves. Je ne m’en souviens même plus maintenant. Ça n’arrive jamais dans la vie éveillée, seulement dans les rêves, et quand je travaille en dormant je comprends que je compose & je me trouve résolument géniale. // Quelle vie !!” (16 mars 1948). “[À la maison]. Un petit terrain trempé, marécageux qu’on pourrait presque dire soupe primordiale… J’y ai tondu l’herbe et planté des saules, les yeux si longtemps baissés sur la terre verte que je pourrais presque me croire de l’eau de mer dans les veines…” (19 juin 1948). “Paruline des ruisseaux dans mon jardin. Hier soir, temps très chaud, les grenouilles faisaient des bonds en l’air, un engoulevent a entonné sa plainte une heure et quelque durant. (Ça doit être agréable de ne jamais se lasser de son propre chant.)” (27 avril 1954).

À Jonathan Williams, le 10 janvier 1957 : “Il n’y a rien de plus important dans ma vie que la poésie mais si un jour quelqu’un la publiait sans me demander d’argent, j’aurais le sentiment qu’elle a de l’importance pour quelqu’un d’autre aussi. // Sans compter que je m’occupe pour le moment de fournir des chauffe-eau à mes cabanes, de forer un puits et de chercher du travail, cette dernière activité se montrant le pire cauchemar de tous, même quand elle débouche sur du travail.” À Zukofsky, le 15 septembre 1960 : “Nous serions peut-être plus seuls / Sans la solitude // À toi mon ami, mon ami-percevant-les-vraies-valeurs-de-l’esprit.” [Je saute beaucoup de pages, même si rares sont celles où rien ne vaut la peine d’être relevé]. À Cid Corman, le 18 février 1962 (après lecture de for instance de ce dernier) : “ « quand / écouter / ce qui tombe / scintille maintenant / dans / l’oreille ». // L’insecte qui « plie le brin d’herbe / marche jusqu’à sa fin », les belles-de-jour et les bouteilles de bière : vous êtes un artiste. Jonathan Williams et vous, vous avez libéré la phrase et l’ample mélodie. Pour moi, la phrase reste en attente – toutes ces prépositions et conjonctions – comme une crue au début de printemps. Heureusement mon sentiment suivant a toujours été de « condenser, condenser ».” Au même, le 13 octobre 1966 : “Il n’y a pas de meilleure poésie que le silence.” À Gail Roub, un jeune voisin qui peint à ses heures perdues, le 20 juin 1967 : “Les carpes s’approchent du rivage et du marais pour travailler […] Ce qui me tient à cœur, c’est de définir un moyen d’écrire la poésie qui ne soit ni Imagiste ni fondamentalement Objectiviste ni seulement Surréaliste […] La forme visuelle est là en arrière-plan et les mots véhiculent ce que dégage la forme visuelle une fois qu’elle est éprouvée par l’esprit. Une chaleur qui se génère et accueille le monde entier du poème. Une lumière, un mouvement inhérents au tout. Pas étonnant puisque la poésie moderne et la poésie ancienne, quand elle est bonne, procèdent non pas linéairement d’un élément à l’autre mais circulairement. Le ton de la chose. Et la conscience de l’influence que tout exerce sur tout. Très tôt, je suis allée voir le lac derrière nos bâtiments et je me suis dit : « Je suis ce que je suis à cause de tout ça – je suis ce qui est autour de moi – ces forêts mont faite… »” En mars 1969, Lorine Niedecker lit Jean Daive dans la traduction de Cid Corman. Elle sent “la parenté de Daive et de du Bouchet mais Daive est plus profond, plus tranchant, il est artiste jusqu’au bout.” Et le 7 mai, à Corman : “J’ai considérablement renoncé à l’abstractionnisme en poésie – comme le suggère LZ : ce qui est vide est vide, et qui en aurait envie ? Il a précisément retenu les trois poèmes de Daive que je considère les sommets de la poésie… Ces pages resteront. On en vient à se demander si la plupart des poèmes de Daive ne sont pas subvertis par le vide, mais par la pensée !”

La dernière lettre – celle du 23 novembre 1970 – est À Louis Zukofsky. “Cher Louie : / Je te dérange trop souvent mais cette lettre sera la dernière pour un moment. […] Il fait près de moins quinze ici ! Julie, la fille de Al [son second mari] en Australie, se prépare à fêter Noël dans la chaleur – pour le moment ils transportent un poêle de chambre en chambre comme Cid au Japon. J’espère que vous vous portez avec force – Lorine.” “Le 1er décembre 1970 – note Martin Richet –, Niedecker subit une hémorragie cérébrale qui l’emporte le 31 décembre. Elle est enterrée, à côté de ses parents, sous une épaisse tempête de neige le 2 janvier 1971. Al Millen est trop affecté pour se rendre à l’enterrement. En 1973, Jonathan Williams publie un recueil d’hommages d’amis et admirateurs de Niedecker, Epitaphs for Lorine, auquel Louis Zukofsky refuse de contribuer.” [Trop de choses passionnantes. Impossible de condenser, il faut tailler franchement].
Jean Daive : “Les pages retenues et réunies par Martin Richet révèlent avec grande justesse un film – celui-ci déroule sous nos yeux les fleurs sauvages et le ciel qui descend jusqu’aux fraises des bois et la grue blanche. Toujours changement d’échelle, toujours changement de langue, toujours changement d’instant et changement de strates avec les esprits du silex et du grès, de la vase et du quartz. Tout est lumineux et tout est noir et tout est givré et tout est vert avec poubelles bourrée de journaux.” Lorine Niedecker (Lac Supérieur) : “Dans la moindre partie du moindre être vivant / est une matière qui un jour a été pierre / devenue terreau // Dans le sang les minéraux / de la pierre.” Et ces magnifiques derniers mots de la postface de Jean Daive au sujet de – ou plutôt avec – Celle-qui-joue-des tours : “La solitude givre parfaitement le long du fil de fer.”
2.
Les fumées de Natacha Nisic est un livre de près de 600 pages, dont les 5/6e écrites et dessinées à la main sur des carnets, que Créaphis Éditions vient de publier, avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Natacha Nisic est artiste et cinéaste (c’est ainsi qu’elle se présente ; notons que dans K.W. Complex, un livre qu’elle a cosigné en 2012 avec Park Chan-kyong, on peut lire aussi : In the work of Natacha Nisic, there is a constant search for the magic, invisible relationship between images, words, interpretation symbol and ritual). Autrice d’un Catalogue de gestes démarré en 1995, elle a présenté d’octobre 2013 à janvier 2014 son travail au Jeu de Paume. Je me souviens avoir enregistré sa voix dans les salles de cette exposition intitulée Écho, “mettant en lumière notre relation intime à la catastrophe à travers des récits individuels pris dans la tourmente des paysages”, pour un Atelier de création : Enchantés, désenchantés. Parmi ses autres réalisations, citons le Mémorial des Enfants (2005) au Mémorial de la Shoah à Paris. En 2018, elle assiste au procès en appel, en France, de deux responsables du génocide des Tutsi, Tito Barahira et Octavien Ngenzi, dans la commune de Kabarondo, au Rwanda. “Elle dessine et prend des notes lors des séances, saisit les échanges, ambiances, postures, comportements, tensions et émotions, et nous le transmet ainsi, sans prétention à l’exhaustivité ou à l’objectivité, dans une incomplétude opératoire.”
Ces 480 pages, reproduites en fac simile, sont utilement prolongées par
a) une transcription des notes manuscrites
b) deux textes, l’un de Natacha Nisic (Le dessin, entre la vie et la mort), l’autre d’Hélène Dumas, “également présente au procès et témoin en tant qu’experte, qui apporte des éléments de compréhension des enjeux du procès”
c) une chronologie des événements.
“Le dessin occupe une place primordiale au sein du théâtre qu’est la salle d’audience, où l’oralité des débats est privilégiée […] Le dessinateur […] obtient le droit de se déplacer au cœur du dispositif afin de saisir les points de vue, les angles d’approche parfois inaccessibles au public. […] Il est le seul témoin qui saisira les moments, les expressions des acteurs du procès, il en fera le portrait, au sens classique, et sera, de surcroit, la seule médiation visuelle hors de la salle d’audience durant le procès. C’est une situation passionnante, devenue rare et inhabituelle à l’époque de la haute technologie”, écrit Natacha Nisic. Parcourant ces pages où sont rapportés aussi bien ce qui est entendu que ce qui est vu au moment même où cela a lieu, on est saisi par cette étrange expérience du “direct”, sans repentir possible, que la tourne des page rend particulièrement sensible. Texte et dessin cohabitent sur la même surface, de plus tracés avec le même outil, un peu comme on le fait en bande dessinée (Cabu s’est prêté à cet “exercice”) : enregistrement non machinique, sans caméra, sans Nagra, ni même appareil espion genre smartphone, par une main en quête de précision et de liberté. Tout est concret et cependant en devenir-fantomatique : travail de l’effacement (de soi) et autoportrait à l’écoute. Traversant ces carnets, je ne cherche pas, du moins dans un premier temps, à déchiffrer la totalité des échanges verbaux, et surtout pas en commentateur potentiel. Ayant en tête, depuis des décennies, une phrase de Jean-Claude Montel terriblement marquante : “aujourd’hui, les faits ont dépassé ce qu’on peut en dire”, je me sens, non pas réduit au silence, mais gagné par une certaine aspiration au silence, tout en ayant conscience qu’il ne faut rien taire.

Lisant, je me fais aussi discret que possible. À l’écoute, je me retiens de donner mon sentiment sur le dessin, qu’on ne peut considérer comme ayant été réalisé sur le motif. Impossible d’explorer ses qualités propres, indépendamment du contexte qui l’a fait naître. C’est l’entretien d’une certaine tension qui permet le partage de la rencontre avec ce à quoi nous n’avons pas été conviés. Lisant un peu plus tard, et cette fois d’un trait, la transcription des notes manuscrites (57 pages serrées), les choses commencent à s’éclairer. On se prend à s’intéresser autrement aux “personnages”. Mais de cette somme, comment opérer un montage ? Il convient de tout lire en retenant son souffle, sans faire montre – comme si c’était possible – d’émotion. “Il s’agit d’un livre sur un génocide, sur un procès pour génocide, s’inscrivant dans une réflexion sur les procès pour génocide en général […] apportant des clés de lecture de ce génocide qui fait partie d’une histoire globale de la nation française et du monde.”

Deux jours plus tard, nouvelle lecture de ces 57 pages et confirmation : non, pas de montage possible, ou alors minimal : “– S’il y avait un survivant ? – Je ne l’aurais pas épargné.” Natacha Nisic : “Dans le silence du dessin et des fragments de paroles relatées se tient la violence. La violence inimaginable du génocide, les moments de sidération à l’écoute des récits, les moments d’incompréhension, de suspens, d’effroi.” Alors, comment en rendre compte autrement que “par le trait et le texte [qui] sont autant de cris muets dans l’attente du dénouement, de l’acquittement ou de la perpétuité. L’innocence ou la culpabilité” ? L’artiste doit agir en artiste, tout en ne le pouvant pas ; ou du moins pas comme on l’imagine… “Position peu confortable”. On parle du corps dessinant, mais c’est tout aussi vrai pour l’esprit, qui reste néanmoins clairvoyant, comme en témoigne cette réflexion de Natacha Nisic : “Je dois fixer longuement le sujet que le dessine, je pose un long regard sur l’autre qui agit comme un dévoilement, une connaissance intime de l’être à travers les formes. Le trait du crayon est bien autre chose qu’une simple illustration, il est appropriation. Les dessins et fragments de textes opèrent comme une coupe spontanée au cœur de la langue, ils tranchent dans le réel pour mieux en montrer les distances qui nous en séparent.” On ne saurait mieux dire. Le reste est à lire comme à voir (et peu importe dans quel ordre – si le montage est impossible, le mixage est essentiel). Redoutable entreprise qui n’en fait pas pour autant un monstre (bien au contraire), Les fumées, grâce notamment à la finesse du trait de Natacha Nisic a le don de fortifier notre désir de ne pas en rester à la condamnation purement morale de l’horreur.
3.
Depuis que je l’ai eu en main (en avril dernier), je me suis posé plus d’une fois la question de comment recenser la publication de Scénario de la Route des Flandres de Claude Simon, aux Éditions du Chemin de fer, enté (hanté) d’un cahier iconographique de 16 pages, d’un avant-propos et d’une remarquable postface de Mireille Calle-Gruber.
J’aimerais, pour commencer, citer un bref fragment de l’avant-propos : “Publier aujourd’hui l’intégralité (seule autorisée par l’auteur) de ce scénario, c’est le sanctuariser : c’est le rendre à la littérature et au silence qui entoure toute lecture ; c’est transmettre le désir de voir qui hante les formes littéraires de l’invisible.” Dont acte. On avait déjà pris connaissance de courts fragments de cette proposition filmique, entre adaptation et re-création, établie par son auteur dans la foulée de la publication (et du succès) de La Route des Flandres (roman – Minuit, septembre 1960).
Mais, jamais tourné – ni par Claude Simon lui-même (pour le grand écran), ni par Michèle Porte (pour le petit – Simon refusant de se soumettre aux contraintes tant financières que de temps de réalisation propres aux téléfilms) –, ce Scénario enrichit en premier lieu la bibliographie d’un auteur exigeant : un livre de plus, donc, loin d’être négligeable, mais n’apportant pas de réponse à la question de savoir si Claude Simon aurait été un authentique cinéaste, comme le fut indiscutablement Marguerite Duras – au fond, seule de la “bande Minuit” (où ont été publiés les versions texte de Détruire dit-elle et du Camion, alors que celles de ses plus purs chefs d’œuvre cinématographiques, comme India Song ou Le Navire Night, l’ont été chez Gallimard et au Mercure de France) à s’être imposée en ce domaine. Dans le long entretien de Johan Faerber avec Mireille Calle-Gruber, que Diacritik a mis en ligne le 5 juin dernier, cette dernière énonce avec justesse que “si le projet avait abouti, le film aurait fait autorité et le scénario serait devenu en quelque sorte secondaire. Le fait que le film n’ait pas été réalisé donne à ce texte une souveraineté absolue : dans sa solitude splendide, un roc. Imprenable. Que plus rien ne viendra « tourner », retourner, contourner, infirmer, dépasser… Si bien qu’on est peut-être partagés entre deux sentiments : le sentiment du deuil à l’égard de l’œuvre dont on ne saura jamais ce que Claude Simon en eût fait ; le sentiment d’un apaisement eu égard au rêve sublime que la réalisation menaçait de ratage et qui relève à présent et pour toujours du mythe.” Certains romanciers ont eu la possibilité de rater leur passage à l’acte cinématographique (et même de tenter de rater mieux, sans pour autant y parvenir). D’autres, non. Mais ce n’est peut-être pas plus mal ; car du coup, ce Scénario, loin de nous frustrer, relance le désir de reprendre la lecture de l’opus originel qui, il faut bien l’avouer, conduit bien plus “naturellement” à faire surgir en nous tout un monde, non dépourvu d’images et de sons (et il est vrai que, dès le long et magnifique incipit de La Route des Flandres, on est pris : impossible de laisser tomber).
Signalons au passage la parution de La France en éclats d’Aurélien d’Avout aux Impressions nouvelles (“grâce à l’avis favorable de Benoît Peeters”, dont on se souvient que le premier livre, Omnibus, était une “vie rêvée de Claude Simon”). Cet essai fouillé, qui a pour sous-titre : Écrire la débâcle de 1940, d’Aragon à Claude Simon, devrait intéresser aussi bien les amateurs d’Histoire (et de géographie) que de littérature auxquels je veux bien m’agréger, même si de mon côté, en dehors de Simon (et du Robbe-Grillet de Dans le labyrinthe, plus rapidement évoqué), le corpus d’œuvres analysées dans La France en éclats se compose d’ouvrages de quatorze auteurs et d’une autrice que je n’ai, pour la plupart, volontairement pas lus (par ex. : Saint-Exupéry et Rebatet, voire l’Aragon des “Communistes”). Aussi, étant mal placé pour en faire un commentaire quelque peu pertinent, je ne me permet que d’en recommander la lecture, après avoir relevé ces mots de présentation : “Les auteurs [dont les œuvres “à la fois classiques et méconnues” sont examinées] ne font pas que décrire un temps d’exception où les consciences vacillent et les repères s’effondrent ; ils recomposent aussi, plume à la main et cartes à l’appui, une France dont nul ne peut plus dire quels sont les contours” ; ainsi que ce dernier paragraphe du passage concernant Les croquis cartographiques de Claude Simon : “La reconstitution du cadre spatial ne relève pas uniquement pour l’auteur d’une préoccupation savante, mais se double d’un enjeu autobiographique, tant la matière de La Route des Flandres s’inspire de son vécu. Le fait même de réaliser un croquis est aussi une manière de se relier au destin du père qui, alors qu’il était capitaine d’infanterie à Madagascar, accomplissait des relevés topographique pour le compte de la France.”
Je songe tout à coup à l’importance de la cartographie chez Claude Ollier, absent du corpus examiné dans La France en éclats ; et aussi au fait que ce dernier imputait l’invention, entre autres, d’un Roman Nouveau à la débâcle de 1940 – lire à ce sujet Obscuration et Cité de mémoire : “Après la catastrophe de 1940 et ce qui a suivi […], j’étais devenu complètement… nihiliste, je ne croyais plus à rien, et à la sortie de la guerre, j’ai comme décidé, sans que ce soit, bien sûr, une décision délibérée, que ma vie commençait maintenant. […] Ça allait de soi.”
À propos… et aussi étrange que ça puisse paraître, écrivant ces lignes, j’écoute The Girl Is Crying In Her Latte des Sparks : non seulement la chanson titre, mais aussi la quasi-totalité des treize autres. Et notamment Nothing Is As Good As They Say It Is :
4.
Avant de commencer à lire Jean Eustache. Un amour si grand… de Philippe Azoury, chez Capricci, je regarde une captation vidéo d’une conférence de ce dernier (De tristesse, de honte, comme de rage, le 4 mai 2017 à la Cinémathèque française), et constate qu’il y a six ans, était déjà annoncé chez Capricci un essai d’Azoury sur le cinéaste des Mauvaises fréquentations. J’en conclus que cela aura été un sacré travail que d’élaborer, non pas “une biographie de Jean Eustache, Dieu merci”, et pas davantage une enquête, mais une “relecture de ses films. Avec pour seule méthode de travailler « à pied d’œuvre » pour reprendre l’expression d’un critique et cinéaste qui nous manque : Jean-Claude Biette. Le seul fil conducteur de ce livre est donc simple, du moins en apparence : qu’est-ce que les films d’Eustache ont à nous dire, 50 ans après, qui nous concerne tant ?”
J’ai déjà souligné, au moment de la sortie de son livre Jim Jarmusch. Une autre allure, à quel point le travail critique de Philippe Azoury pouvait être stimulant. Un amour si grand… est aussi un grand livre, nettement plus volumineux et non dépourvu de saillies critiques (ou affectives) qui peuvent faire sursauter (on s’en remet très bien). Intelligent et prospectif, il est au plus près son sujet. Exemple : “On ne comprend rien à Eustache si on ne comprend pas qu’il est un point d’interrogation. Une question sans cesse reformulée, chaque avancée produisant son propre doute, chaque réponse possible prolongeant son étonnement. Chaque film d’Eustache est une façon de passer quelque chose à la question. Il n’étale pas (sa vie, ses amours, son enfance, sa séduction) ni ne règle des comptes : il enserre des faits, dans un savant mélange de sentimentalité et de distance, il les plonge dans des dispositifs qui les laissent plus nus que nus.” La meilleure preuve que ce livre est captivant ? Avant de pouvoir tenir en main la version papier, et ne pouvant contenir mon désir d’en prendre connaissance, j’en ai lu intégralement les 352 pages sur écran, chose détestable pour quelqu’un qui n’a toujours pas de smartphone.
“Ce livre non biographique est aussi un livre qui raconte l’œuvre dans sa chronologie. Il nous a été impossible de faire autrement. Il commence à la Cinémathèque au tout début des années 60 et il s’achève rue Nollet, à Paris, dans le 17e arrondissement, le 5 novembre 1981.” Je continue à lire, prenant quelques notes, me remémorant la rue Nollet (j’ai vécu jusqu’en 1979 à 200 m à vol d’oiseau de l’appartement d’Eustache), alors que je viens de passer quelques heures, non loin de là, avec un témoin auditif (par l’intermédiaire de son épouse, destinataire d’un coup de fil non raccroché au moment du coup de feu) de ce qui s’est passé ce 5 novembre 1981 (c’est glaçant) et que je m’apprête à aller écouter la Nuit de la radio proposée par Judith Bordas à la SCAM, intitulée Les morts ne l’entendent pas de cette oreille (mais cela aurait pu être : À l’attention des morts ; ou : Comme pour réveiller un mort). Philippe Azoury : “Ses films étaient prototypiques. Atypiques. Ses solutions étaient mineures. Minoritaires. […] Eustache a-t-il été comme l’artisan de son propre piège ? C’est une idée séduisante, quoique trop, amoureuse de son propre néant : mais on en est là, il faut bien le constater, quand on se penche (toujours un peu trop, appelé par le vide) sur une œuvre qui s’est plu à contester toutes les idées qui pouvaient lui donner une espèce d’assurance, de solidité. On est face à Une sale histoire ou Les Photos d’Alix devant des gestes de pure jouissance, mais qui sont aussi comme des tentatives planifiées d’anéantissement du cinéma par son propre rire. Filmer le cinéma pris à son propre piège, filmer le cinéma pris au ridicule de ses supposés pouvoirs, c’était peut-être ça, son dessein. / Si c’est le cas, une telle histoire ne pouvait finir que comme ça : « Si vous voulez m’épouser, rendez-vous utile, passez-moi une cuvette ».”
Et à propos… “Cela fait cinquante ans que l’on entend les exégètes de La Maman et la putain se disputer pour savoir si ce vomissement final est le signe que Veronika est enceinte ou non, et sincèrement cela n’a pas réellement d’importance. Le désir d’enfant est mis là comme un point de détail, mais ce qui se dit est ailleurs : dans un autre moyen de faire tresse, où la jouissance narcissique ne compterait plus.” On voit à quel point, cette fois, un montage serait, non seulement possible, mais probablement interminable, voire plus long que le livre si on y ajoute des commentaires ou des liens. Donc, rapidement : “Aucun humanisme, zéro enjolivement du réel, rien que de la survie. Ce qui est décrit n’est ni dénoncé ni racheté. La misère affective n’est même pas une excuse. Les deux héros du film sont des minables alpha qui s’y mettront à deux pour voler le portefeuille d’une femme seule. Était-elle riche ? Même pas. C’était une ouvrière, divorcée, aussi fauchée qu’eux, sinon plus encore. Voilà donc une étrange entrée en matière qui ne s’excuse de rien. Braquer la porte bien gardée du cinéma pour raconter la journée de deux types, physique moyen moins, affectivement sur le banc de touche, la trentaine même pas atteinte et déjà marqués comme appartenant au territoire embourbé de la lose, la calvitie grignotante, la poche vide, rien à faire valoir (à propos de Du côté de Robinson, premier film achevé d’Eustache).” // “Être cinéaste, pour Eustache, c’est savoir manier les temps morts, apprécier le moindre charme plombé, ne pas refuser de filmer les parcours – toujours les mêmes –, savoir faire marcher deux ou trois personnages dans des espaces codifiés, la papeterie, la mercerie Singer, les Dames de France, les bars où se réfugient chaque clan, les Barques où la jeunesse se retrouve pour draguer en se faisant de l’œil, les allées de platanes. Le récit est minuscule, le récit fait roman, malgré tout, en dessinant des cercles (à propos du Père Noël a les yeux bleus).” Etc. – j’en resterai là pour aujourd’hui. On évoquera Lacan ou Bataille – ou Renoir et Rivette – une autre fois (il y a pourtant de quoi dire – et c’est passionnant). Il faut bien entendu aller voir et revoir les films – tous les films – de Jean Eustache, actuellement sur les écrans en version restaurée (on en a déjà parlé ici-même).

Une dernière citation, à propos des Photos d’Alix, où la voix d’Alix Cléo Roubaud est en décalage avec ce qui est montré de son merveilleux travail : “En écartant la bande image de la bande son, Eustache a ouvert une fois de plus un trou. Et ce qui a disparu dans ce trou noir, bien malin celui ou celle qui pourra nous dire si c’est la notion de vérité. ou la haine de la poésie. Il ne reste qu’une chose : l’équivoque. / « C’est une photographie suicidaire », dit Alix en désignant l’image d’un lit, la dernière chambre qu’elle avait eue chez ses parents. « Une photographie que les gens trouvent morbide », dit-elle, quand ce qui l’intéresse, c’est l’idée même de pouvoir faire une photographie morbide, là où la photographie serait la meilleure façon qui soit, avec le cinéma, de lutter contre la mort, contre le passage du temps.”

À noter pour finir la sortie du dernier film de Hong Sangsoo, De nos jours, en salles le 19 juillet. Présenté à la Quinzaine des cinéastes au Festival de Cannes, et distribué par Capricci, il est aussi inventif et subtil (et touchant, au sens physique, tout en “établissant une certaine distance” avec son “sujet”) que les précédents – donc à ne manquer sous aucun prétexte.
Lorine Niedecker, Cette condenserie, éditions Corti, juin 2023, 280 p., 21 €
Natacha Nisic, Les fumées, Créaphis Éditions, juin 2023, 584 p., 32 €
Claude Simon, Scénario de La Route des Flandres, Les éditions du Chemin de fer, avril 2023, 168 p., 19 €
Aurélien d’Avout, La France en éclats, Les impressions nouvelles, avril 2023, 400 p., 26 €
Philippe Azoury, Jean Eustache. Un amour si grand…, Capricci, juin 2023, 352 p., 23 €
