Malgré le mot d’ordre que semble s’être donné la “critique” de cinéma depuis une bonne quinzaine d’années (certains ayant même commencé à faire la grimace dès la projection de Mystery Train en 1989), Paterson, le dernier film de Jim Jarmusch, n’a pas été considéré comme une étape supplémentaire de la prétendue chute de ce cinéaste projeté dans les hauteurs dès 1984 quand Stranger Than Paradise avait obtenu la Caméra d’or à Cannes.
Si Only Lovers Left Alive n’avait pas été unanimement rejeté (les avis étant partagés – l’extraordinaire beauté du film ayant séduit quelques journalistes. Mais, du côté des redresseurs de torts, on pouvait lire : “Jarmusch préfère entretenir un jeu de connivence avec ses fans qui verraient encore en lui le parangon d’un cinéma rock et « authentique ». De manière extrêmement antipathique, les vivants, pauvres ignorants de sa culture hautaine, sont traités de « zombies ». Ce mépris de classe ne recouvre en définitive qu’un maussade « c’était mieux avant »” – Les Cahiers du Cinéma), celui qui l’avait précédé, The Limits of Control, en avait pris pour son grade (“La narration se résume finalement à un dépliant touristique (…) C’est dire si l’on s’ennuie : une scène, un lieu, un costume, un acteur, deux cafés – l’addition.” – Les Cahiers du Cinéma ; “Pas de cinéma, ou si peu, ici, et pourtant on ne parle que de ça, mais l’horizon de la citation est, à peu près, celui d’une page Facebook.” – Chronic’art ; “Quelle étrange expérience que de devoir analyser l’échec d’un film qui semblait avoir tout pour plaire !” – Positif ; etc.).
Cette fois-ci, à quelques exceptions près, Paterson fait l’unanimité, y compris du côté de ceux qu’on aurait volontiers imaginés une fois de plus irrités par ce qui fait le prix de ce merveilleux film (extrême lenteur, art de la variation à partir de trois fois rien, poésie se déployant dans les résonances de l’objectivisme, absence d’action et nulle “psychologie des personnages” au sens traditionnel, construction aussi implacablement minimaliste que celle de The Limits of Control). Même les Cahiers du cinéma sont rachetés en publiant un numéro (le 726 d’octobre 2016, avec en couverture une belle photo de Jim Jarmusch par Nan Goldin) comprenant un long et passionnant entretien avec le cinéaste (mais le rédacteur en chef de la revue n’a pu s’empêcher de jouer les moralistes dans son éditorial : “Paterson rectifie le film précédent du cinéaste, Only Lovers Left Alive, en en révélant les enjeux profonds : ce ne sont pas les snobs qui doivent être sauvés, mais l’humanité ordinaire.”)
Paterson ne rectifie rien. C’est une pièce de plus (et peut-être même “la pièce manquante du puzzle”, comme le propose Sophie Joubert dans sa très fine critique du film pour L’Humanité) dans la cartographie du cinéaste qui prend progressivement forme de constellation plutôt que de simple succession d’opus. Paterson est touchant, voire émouvant, mais rien ne pourrait être pire que d’en faire un film humaniste (il ne l’est pas davantage que les précédents) ou gentiment bienveillant envers cette “humanité ordinaire” non vampirique (donc non recluse, que l’on peut rencontrer, et même aborder, à chaque coin de rue), empreint de poétisme, alors qu’il s’agit de bien autre chose : un essai cinématographique où la recherche formelle est motrice (ce qui ne le rend pas forcément abstrait, ni ne le dispense de prodiguer du charme, voire ce qu’on entend par grâce – ce que les commentateurs du Figaro n’entendront pas forcément de la même matière que nous autres, individus de peu de foi). De par son attention portée aux choses, même les plus ténues, fugitives, inapparentes, c’est un film “qui prend soin de vous pendant la projection” comme le note très justement Antoine Guillot dans Plan large (France Culture, émission du 17 décembre), ce qui ne veut pas dire qu’il vous tienne par la main, car prendre soin, c’est d’abord offrir à son récepteur la possibilité d’y mettre du sien en créant – notamment par un travail de composition de l’image et du son basé sur une réduction drastique (plutôt que sur l’accumulation) des signes – les conditions d’une écoute (qui mobiliserait tous les sens) qui le rende plus ouvert. On sort de Paterson changé, mais dans le sens où ce changement serait la marque matérielle d’un mouvement qui inciterait le spectateur à devenir lui-même.
Dans cette même émission, Antoine Guillot s’entretenait avec Jarmusch, lui offrant l’occasion de répliquer aux accusations des petits juges : “On m’a accusé d’être élitiste, il y a des films qui ont été mal interprétés, on a dit que j’étais un nostalgique des temps passés… Moi, je crois en l’évocation de ce que l’humanité a donné de meilleur (…) mais je ne me sens pas élitiste, je ne crois pas en la hiérarchie [entre les êtres, comme entre les arts].”
Même s’il arrive que l’on ressente le désir de revoir tel film plutôt que tel autre, ou telle scène plutôt que telle autre, je ne crois pas en l’intérêt d’établir quelque hiérarchie que ce soit dans la filmographie de Jarmusch qui me semble à prendre ou à laisser dans sa totalité (14 films, dont deux documentaires en ce début 2017).Ceux qui jouent Paterson contre Only Lovers Left Alive (ou Dead Man contre Night on Earth) sont de petits joueurs qui n’ont pas compris que, dès Permanent Vacation, les dés ont été jetés et que, de film à film, la même partie suit son cours qui a vocation à continuer parce que cette histoire est sans fin : elle ne pourra pas même s’achever avec la disparition du cinéaste.

Ne corrigeons pas. Relevons cependant certaines choses, quitte à faire quelques détours d’un film, l’autre. Loin de faire l’apologie du snobisme, Only Lovers Left Alive inventait (entre autres) un personnage de musicien qui aurait banni, à l’image de son “créateur”, toute forme de hiérarchie entre les genres, ne retenant de chacun que ce qui aura excellé au point qu’on puisse éternellement le réécouter au présent : aussi bien les pièces pour consort de violes (comme ces Fantaisies de Purcell présentes en fond sonore dans l’épisode de Coffee and Cigarettes avec Cate Blanchett) que les expériences live d’un groupe obscur de Detroit. Il sait apprécier ceux en qui il se serait plus ou moins réincarné (rêve de vampire : tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change) ou identifié : aussi bien Orlando Gibbons que Jack White. Avec cette belle retenue des humoristes froids, il nous dit avoir un jour offert à Schubert la merveille des merveilles : l’adagio de son Quintette à cordes en Ut majeur (que Jarmusch avait précédemment et fort intelligemment utilisé dans The Limits of Control en tant que signal du surgissement de la mélancolie érotique). On le découvre interprétant un exercice de virtuosité au violon après l’avoir vu et entendu jouer de la batterie ou de la guitare électrique (il possède une Supra de 1959 à laquelle il a décidé de donner le nom de William Lawes, “Anglais du XVIIe siècle, auteur de belles musiques funèbres”). Il passe naturellement du luth à la lutherie propre au rock’n’roll. Mais il ne jouera jamais autrement qu’avec le simple respect de l’instrument, sans déclarer que telle ou telle figure mélodique, harmonique, rythmique, à partir du moment où elle lui convient, est plus digne de considération qu’une autre. C’est un enchantement de se dire que William Byrd ou Neil Young pourraient cohabiter dans un même corps. Et si notre vampire persiste à enregistrer sa musique en analogique, s’il ne possède pas de portable (ce que Paterson revendiquera de manière encore plus nette et tranchée), ce serait commettre un sérieux contresens que de l’accuser de penser que “c’était mieux avant”, alors que, depuis le temps de sa première vie terrestre où le sang coulait encore dans ses veines (de zombie ! Comment peut-on voir du mépris et non de l’humour dans l’usage de ce mot ?) en cette fin du XVIe siècle anglais où il aurait pu servir de modèle à Christopher Marlowe pour Hamlet, la mélancolie s’est emparé de lui, l’a travaillé, l’a rendu lucide, l’a fait sortir – comme le temps – de ses gonds et l’a incité à jouer, à composer, sans que jamais son envers régressif, la nostalgie, n’affaiblisse sa création. L’histoire de la mélancolie démarre bien avant la naissance de nos vampires, et il est intéressant de voir notre cinéaste en décliner d’aussi belles et puissantes variations.
Jim Jarmusch est musicien – par le jeu et par l’écoute. Par le toucher et par la pensée, il produit du son, compose (sans passer par la notation traditionnelle), expérimente. Il est aussi poète (“La poésie était très importante pour moi. J’étais très influencé par l’école de New York. J’écris encore de la poésie, mais je ne la montre pas vraiment. Ma poésie ne se prend pas au sérieux. Parfois elle est abstraite, parfois je ne sais pas exactement ce qu’elle veut dire. Ça ne me gêne pas” – entretien avec Nicholas Elliott, juillet 2016, Cahiers du cinéma 726). Et, mine de rien, il est drôle (c’est-à-dire tant singulier que plein d’humour). Ce sont ces trois constantes qui traversent ses films, de Permanant Vacation à Paterson : la musique (dont il ne cesse d’ouvrir le champ, étant en permanence à l’affut de ce qui aurait pu lui échapper, aussi bien le nouveau que l’éloigné dans l’espace et le temps) ; la poésie (au sens où le génie de dialoguiste dont il fait preuve, son sens aigu d’un romanesque réduit à ses plus fines épures, sa finesse de pensée, ont à voir avec ce qu’on entend par “poésie” – c’est-à-dire ce qui reste, une fois évacués tous les compromis qui font “genre”, notamment le “poétisme”, ce faux-semblant qui ne sait pas travailler une forme en jouant avec les nombres et qui ignore que la poésie, “mémoire de la langue et du langage”, “n’atteint son autonomie que du jour où elle devient œil-oreille”, comme le remarque Jacques Roubaud) ; l’humour (“keatonien”, donc d’une certaine manière “beckettien”. Il pourrait reprendre à son compte ces mots de Worstward Ho : « Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail again. Fail better. »).
Dans Poétique remarques, Jacques Roubaud écrit aussi que “La poésie est le salut individuel à l’âge des effondrements (remarque 38).” Paterson, poète prolétaire – bus driver, compose ses poèmes intérieurement, tout en véhiculant ses passagers (dont il écoute simultanément les échanges) à travers la ville, avant de les retranscrire dans son carnet, une fois son service achevé. Avec Roubaud, ce serait plutôt la marche, à pas comptés, mais cela revient au même. Remarque 3240 : “Je peux dire qu’un poème n’a pas de sens. C’est un principe d’économie de lecture. Mais je peux dire aussi qu’il a trop de sens. C’est le potlatch de la lecture.”. Et au hasard (remarque 1211) : “la poésie est nasale, est dans la peau, sur la peau, sur la langue (organe).”
Jarmusch aurait pu, comme quasiment tous les artistes de sa génération empreints de culture rock, ayant passé ses soirées à découvrir la new wave ou le punk naissant au CBGB, ou croisé William Burroughs, tel un “naturel” du lieu, en allant faire ses courses, limiter son idée de la poésie à celle de la Beat Generation, notamment l’incontournable Allen Ginsberg, sans aller chercher plus loin. Mais il a fait des études à la New York University et a eu la chance que deux de ses professeurs aient été Kenneth Koch, poète de l’école de New York (“école” qui comprend aussi, dans cette même génération, Frank O’Hara et John Ashbery, nés entre 1925 et 1927), et David Shapiro, nettement plus jeune (1947), auteur d’un livre en collaboration avec Ron Padgett (1942), An Anthology of New York Poets, qui deviendra, selon ses propres termes, sa “bible”. Comme on le voit des liens se sont tissés, d’une solidité à toute épreuve, entre générations et praticiens de diverses disciplines (car il ne faut pas oublier, ou mettre de côté, les peintres, les musiciens, les cinéastes, etc.) qui avaient en commun une certaine idée de la poésie que Jarmusch résume parfaitement : “ces poètes sont des découvreurs, des enquêteurs. Il y a un côté expérimental : ils utilisent le langage de manière abstraite, parfois minimaliste ou « sensualiste »” – entretien avec Timé Zoppé, in Trois couleurs. Abstraction Minimalisme Sensualité. En écho à : Musique Poésie Humour. Le portrait de celui qui, en écho à l’opus magnum de William Carlos Williams, a titré son dernier film à ce jour Paterson, commence à prendre forme.
Dans Paso Doble (de Tewfik Hakem, émission du 21 décembre 2016 sur France Culture), un personnage bien connu des auditeurs (“le doyen de la critique cinématographique française”, nous dit-on) était invité à donner son avis sur ce dernier film de Jarmusch – avis plutôt négatif pour au moins trois raisons. Dans l’ordre de leur énonciation :
1. Ce serait un équivalent cinématographique de la musique de Philip Glass, faisant usage de répétitions avec de légères variations.
2. Les poèmes qui auraient été écrits pour le film (sous-entendu : Jarmusch ne s’étant pas donné la peine de les composer lui-même) seraient d’un intérêt minime : vraiment pas intéressants.
3. Le personnage féminin, Laura, aurait dû être condamné par les féministes, car elle est une potiche, “bobonne à la maison” qui attend le retour de son homme en faisant des petits gâteaux (sous-entendu : Jarmusch trahirait ainsi son conservatisme). À chacun ses opinions. Mais il n’est peut-être pas inutile de répondre, histoire de préciser certains détails :
1. Le sens de la variation du film, ses arrangements avec de vraies-fausses répétitions, ont plutôt à voir avec la musique de Morton Feldman (membre lui-aussi d’une “école de New York” plus ou moins “cousine” – il a d’ailleurs composé plusieurs pièces à partir de poèmes de Frank O’Hara) qui, contrairement à Glass, est du côté de la mélancolie (et non de la nostalgie – celle de la tonalité, par exemple).
2. Ron Padgett est depuis longtemps reconnu en tant que poète (qui pourrait s’octroyer aujourd’hui une place d’honneur dans sa propre anthologie) et il partage avec notre cinéaste un solide sens de l’humour (que n’ont malheureusement pas ceux qui n’accordent aux œuvres minimalistes qu’une importance minime).
3. Laura s’avère aussi créative que son amoureux. Certes, c’est à domicile qu’elle trace son sillon ; mais elle n’y cultive que son propre “grain” (elle a, se dit-on, comme un grain… Et aussitôt nous revient à la mémoire ce titre de William Carlos Williams, Au grain d’Amérique). Tout au long de la journée, tandis que Paterson ne cesse de traverser, impassible, presque immobile, l’espace extérieur, elle ne cesse de s’agiter à l’intérieur de la maison, y réinventant le monde à sa manière, tout aussi originale (produisant du neuf à partir de trois fois rien : du noir, du blanc, des matières simples, mangeables ou immangeables, peu importe, ce qui compte c’est l’appétit de faire, et l’élégance de la manière ; en cela il s’agit d’un couple accordé au même diapason).
Je suis tombé par hasard sur cette petite séquence “critique” (qui n’est, au fond, qu’une sorte de numéro, comme on continue à en faire jusqu’à plus soif au Masque et la plume) parce que je désirais entendre la voix de Philippe Azoury qui était l’invité principal de Paso Doble à l’occasion de la publication de son livre, Jim Jarmusch, une autre allure, dans la belle petite collection d’actualité critique des éditions Capricci. Dès l’ouverture du micro, Azoury nous dit que Paterson est le “film le plus japonais” de Jarmusch – et aussitôt l’oreille est aux aguets. Le titre du livre donne le “la”. Une autre allure, c’est à la fois un autre rapport au temps – ou plutôt aux tempi, aux manières de se mouvoir dans l’espace, cet art de ralentir, et, ce faisant, de traverser les lieux comme un funambule, un somnambule parfois – et aussi, une autre manière d’être, d’agir avec plus d’élégance, davantage de retenue, sans pour autant manquer d’audace. Dandysme peut-être, mais avec un minimum de frime : juste ce qu’il faut de fidélité à soi-même (l’allure de Jarmusch, sa manière de s’habiller, sa chevelure impeccablement taillée qui, bien que blanche depuis longtemps, exprime une éternelle jeunesse). Philippe Azoury insiste aussi sur le fait que Jim Jarmusch est cultivé. Les américains diraient, peut-être avec ironie : comme un européen. Le séjour parisien qu’il s’est offert pour ses vingt ans aura autant compté pour lui que pour ses “maîtres”, car c’est à Paris, et précisément à la Librairie Corti – qui est aujourd’hui l’éditeur de la traduction de Paterson de Williams due à Yves di Manno (et non “du Manoir” comme il est imprimé dans Une autre allure) – que Kenneth Koch avait découvert dans les années 1950 les livres de Raymond Roussel, ce qui avait incité son ami John Ashbery à aller y faire un long séjour pour apprendre le français afin de pouvoir lire les Nouvelles impressions d’Afrique. On ne répétera jamais assez que c’est à la cinémathèque d’Henri Langlois que le futur cinéaste de Dead Man a véritablement découvert les films de Sam Fuller ou de Nicholas Ray tout en s’imprégnant des films de Jean Eustache ou de Jacques Rivette. Philippe Azoury met très justement l’accent sur le fait que sept ans plus tard, en 1980, Rivette et Jarmusch tourneront des films, l’un à Paris, l’autre à New York, lançant la belle hypothèse qu’“il n’y peut-être pas de film qui dialogue aussi fortement avec Permanent Vacation que Le Pont du Nord.” Et ajoutant judicieusement : “Comme Rivette, Jarmusch est sans nostalgie.” C’est là le point fort de ce petit livre : il relève, à de multiples reprises, en quoi la mélancolie agit, tel un remède que certains trouveront, à tort, paradoxal, contre la nostalgie. Mais, avant de souligner l’importance de cette lutte, Philippe Azoury introduit dans son texte un premier mot-clef : inactuel. “N’être surtout pas d’actualité : le voilà sans doute le vieux rêve de Jarmusch, celui de Stranger Than Paradise, contre-film new wave, trichant sur ses références, faisant tout pour paraître inactuel.” Qu’est-ce que l’inactuel ? Si on me permet une brève auto-citation, j’avais proposé (dans Avis d’orage en fin de journée, L’Association, 2008) : “C’est ce qui ne cesse de revenir, se défiant du temps et des modes ; ce qui survit aux multiples tentatives d’annihilation et se renforce discrètement, souterrainement, afin de réapparaître, peut-être en catimini, mais résolument en forme. L’inactuel, c’est le mutant, l’indestructible et parfois l’universel. C’est ce qui devient instantanément trace du passé, manifestation du présent et ouverture vers le futur.” Mélancolie versus nostalgie plus inactuel égale équation parfaite pour tirer du cinéma de Jim Jarmusch une autre allure critique, sans masque, ni plume (ni goudron, aussi). En cela, même s’il est sans doute un peu trop bref, nous laissant parfois sur notre faim, ce livre de Philippe Azoury est précieux.

De plus, il n’oublie pas de relever en quoi le cinéma de Jarmusch se nourrit de contraintes, notamment celles qui régissent l’usage des nombres (il est aisé de se rendre compte, chez Jarmusch, de l’importance des nombres premiers – dont seul 2 est pair, d’où sa présence récurrente : couples, jumeaux, doubles, tasses, boîtes d’allumettes et autres objets, tandis que la division des films en séquences se fait selon les nombres 3, 5, 7 ou 11). Et, s’il minimise la puissance de certains films (notamment Night on Earth dont je ne partage pas son sentiment que “les deux épisodes américains ne sont pas bons”, mais peu importe, c’est toujours comme ça avec les films à sketches : comme pour les suites de chansons sur une face de 33 tours, il y en a toujours un ou une à sauter, et ce n’est que rarement le ou la même pour tous), il a le mérite de s’attarder longuement sur The Limits of Control (“polar paranoïaque” où “Burroughs rencontre Rivette”), redonnant ainsi un peu de sang frais à l’appareillage critique sur ce film flingué, non par des arguments, mais par ce terrible sentiment de frustration qu’éprouvent celles et ceux qui ne sont pas arrivés à y entrer (et pour eux, c’est toujours de la faute de “l’architecte” qui n’aurait pas été fichu de dessiner portes et fenêtres accessibles à tous). “Il y a longtemps que les films de Jim Jarmusch ne cherchent pas une destination, un but : ils cherchent une orientation. Un axe.” (p.88). / “Difficile de se perdre quand on ne sait pas où on va” (J.J. – relevé sur FB). / “Elle cherche une indication pour se perdre” (Marguerite Duras, à propos de la jeune mendiante, dans India Song). Songer à ce dernier film me fait me remémorer un enregistrement de 1998 avec Claude Ollier à propos de Stranger Than Paradise qu’il me semble intéressant de retranscrire ici, du moins en partie, car il me semble bien dialoguer avec tout ce qui précède :
“La position des personnages dans le cadre… Ce qu’ils font dans le cadre ou ce qu’ils ont l’impression de faire ou ce qu’on a l’impression qu’ils font et qui est quelque chose qui n’est en général pas tranché, qui n’est pas décisif, qui échappe à un scénario convenu ou à une dramaturgie – qui échappe à une histoire “normalement racontée”. Ils ont l’air de flotter dans le plan, c’est-à-dire dans l’espace qu’on a cadré pour nous…
Ce flottement m’a alerté. À un moment, je me suis dit que j’avais déjà vu ça quelque part. Et j’ai pensé à Antonioni. J’ai revu des moments de L’Éclipse ou de La Notte. Et à ce moment-là, je me suis aperçu qu’il y avait peut-être en fait pour le personnage (il faudrait alors aussi dire : l’acteur) comme une errance entre deux espaces différents ; c’est à dire un espace qui appartient à l’histoire (ou à l’intrigue), même si cette histoire (ou cette intrigue) est très ténue ; et puis un autre espace qui serait en quelque sorte, non pas plus profond, mais plus vaste, qui n’aurait peut-être pas exactement les mêmes limites de cadre et qui appartiendrait à un monde où les choses seraient plus diluées – beaucoup moins nettes. C’est difficile à dire, mais j’avais l’impression que l’acteur, par moments, dans ce premier film, échapperait complètement à l’histoire : qu’il était ailleurs, et qu’il s’en rendait compte.”
(Me revient tout à coup ce dialogue étonnant dans Paterson entre le tenancier du bar et l’amant éconduit : “ – Tu devrais être acteur ! – Je suis acteur !”)
Dans les dernières pages de son livre, Philippe Azoury nous livre ce merveilleux fragment d’un entretien qu’il a eu avec Jim Jarmusch en mars 2014 : “ – Quelle est ta plus grande joie concernant tes films ? – Que certaines personnes les aient reçus comme des lettres, ce qui veut dire que les films ont en eux ce petit secret littéraire, et que je n’ai pas perdu en route les enseignements de celui qui fut mon prof en poésie, David Shapiro, cette façon disait-il de rendre tout personnel, au point que tout tes lecteurs, ou tes spectateurs, pensent la seule et unique personne à qui est destiné ce poème ou ce film.”
Jean-Pierre Faye a écrit qu’“entrer dans un livre est le seul moyen connu pour entrer dans une tête.” Jim Jarmusch nous confirme que l’on peut aujourd’hui remplacer le mot “livre” par “film”. Et, si, dans un premier temps, on pourra être touché par ce qui, de tête à tête, s’accorde par affinités et ressemblances (ce qui paraîtra fraternel et immédiatement partageable), dans un deuxième temps, puis un troisième, jusqu’à ne plus pouvoir, ce seront plutôt les dissemblances, les différences, qui requerront notre attention et nous offriront un plaisir accru.
Il est maintenant temps de donner congé au lecteur valeureux qui aura eu le courage d’arriver jusque-là. Mais qui aura le dernier mot ? Proposons quelques lignes de celui dont la plupart des cinéphiles ignoraient tant le nom que les écrits avant la sortie de Paterson, ce natif de Rutherford (New Jersey) qui fut probablement, avec Ezra Pound (et Gertrude Stein, d’une dizaine d’années plus âgée qu’eux), un des poètes de sa génération les plus influents de l’Amérique du Xxe siècle : William Carlos Williams.
“– L’affirmer, point d’idées sinon dans les choses –
rien hormis les façades aveugles des maisons et les arbres cylindriques courbés, fourchus de naissance ou par hasard –
fissurés, ridés, plissés, diaprés, souillés
– secrets – dans le corps de la lumière !”
(Paterson, traduction Yves di Manno, éditions José Corti, p.14/15).
Paterson de Jim Jarmusch (France–Allemagne–États-Unis) avec Golshifteh Farahani et Adam Driver, 118 minutes, en salles.