Ce 2 juin, alors que la rédaction de cette chronique est en principe achevée, j’apprends la mort de Kaija Saariaho, une des plus grandes compositrices de notre temps. Née le 14 octobre 1952 à Helsinki, elle n’avait que 70 ans. Son œuvre, aussi vigoureuse que rigoureuse, toujours d’une grande finesse, est considérable. J’encourage tout esprit ouvert tombant sur cette page à faire une petite recherche sur Youtube (ou ailleurs) pour découvrir quelques pépites. Par exemple, ce Concerto pour violon intitulé Graal théâtre (1994), en référence (en hommage) au livre du même titre de Jacques Roubaud (qui aurait pu être le librettiste de son opéra, L’Amour de loin, d’après La Vida breve du troubadour Jaufré Rudel – c’est Amin Maalouf qui a pris le relais, avec succès) :
Et puisque cette petite constellation s’ouvre avec la ressortie en salles (en versions restaurées) de l’œuvre entière d’un grand cinéaste, continuons avec Laterna Magica pour orchestre (2008), en hommage à Ingmar Bergman :
Et enfin, profitons de la mise à disposition (via Arte – j’ignore pour combien de temps) d’une captation de la création d’Innocence (2018) au festival d’Aix-en-Provence en 2021. Un opus majeur, non seulement de Kaija Saariaho, mais aussi de l’histoire de l’opéra après Alban Berg.
P.S. … ce même jour, Jacques Rozier prend, lui aussi, congé – il était absent depuis longtemps, trop longtemps, mais son cinéma restait au centre de bien des conversations, preuve que lui aussi ne sera pas oublié…
1.
“Pourquoi avoir refait La Rosière de Pessac ? Parce qu’en 1968, quand j’ai tourné le film, j’ai regretté qu’il n’existe pas le même film tourné en 1896, l’année où cette tradition, qui remonte au Moyen Âge, a été ranimée et instituée et qui correspond à peu près à l’invention du cinéma.” Ces propos de Jean Eustache, recueillis par Michel Contat, ont été publiés dans le numéro de décembre 1979 des Cahiers du Cinéma, qui proposait aussi un texte d’Alain Bergala et Leos Carax (Une journée de tournage, en écho à Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard) et une critique de la seconde Rosière de Pessac par Serge Daney (D’une rosière à l’autre) : “Chaque film d’Eustache est un défi, une torsion particulière du temps. Non par envie de provoquer ou d’expérimenter à tout prix, mais parce que son sujet fondamental est la répétition. Aussi bien le donjuanisme (ou la drague : Les mauvaises fréquentations [aussi titré Du côté de Robinson], Le Père Noël a les yeux bleus), que la compulsion de répétition (La Maman et la Putain côté névrose, Une sale histoire côté perversion), que la survivance, quelque part dans la France profonde (à Pessac, ville natale du cinéaste), d’une fête où se lit encore un rite archaïque : la fête de la rosière, célébration de la vertu des jeunes filles.”

“Je prends la tradition telle qu’elle est – poursuit Jean Eustache – et je la filme en la respectant totalement. Je ne porte aucun regard moral, aucun regard critique sur ce que je filme. […] Je n’admire pas particulièrement cette tradition, je n’ai rien non plus contre elle, elle ne me fait pas ricaner, je n’ai aucune opinion là-dessus. C’est cinématographiquement qu’elle m’intéresse. […] J’essaie de filmer une journée. J’essaie, d’une réalité qui existe, et qui existe indépendamment de moi, de faire non pas une fiction, mais un film.” L’auteur des deux Rosières est clairement un cinéaste à la frontière – entre documentaire et fiction. C’est une vieille histoire, que la Nouvelle Vague a particulièrement travaillée – surtout à ses débuts. Venant de revoir ces jours-ci, en version restaurée, trois de ses films de fiction (Du côté de Robinson, Le Père Noël a les yeux bleus et Mes petites amoureuses), ainsi qu’un document étonnant (Numéro Zéro), je les range sans hiérarchie dans la même filmographie d’un auteur ayant contribué à éroder les lignes de démarcation entre les genres.
La découverte du cinéma de Jean Eustache s’est faite pour le grand public au moment de la sortie de La Maman et la Putain, qui avait fait un peu de bruit – le film ayant obtenu le Grand Prix au Festival de Cannes, au grand désespoir de la présidente du jury, Ingrid Bergman, qui le détestait. N’ayant encore que 17 ans, il m’a fallu faire plusieurs essais avant de trouver une salle qui accepte de me laisser entrer. Je me souviens qu’une fois sorti de cette projection d’environ 3h35, impossible de me débarrasser de ce qui venait d’être enregistré dans ma tête (mais pas seulement) – non qu’il ne faille l’effacer (bien au contraire), mais quelque chose de très fort venait d’être partagé, sans pour autant me (ou plutôt nous) rendre forcément complice. Le monde de La Maman et la Putain était, pour celles et ceux de ma génération, à la fois très proche et relativement lointain : il documentait sur ce que nous ne voulions pas devenir, tout en nous éblouissant par ses qualités proprement cinématographiques. L’ayant revu plusieurs fois (au moins une par décennie, souvent via des copies VHS qui, ces années-là, paraissaient correctes), j’ai fini par à entrer avec ce film dans un rapport au corps à corps, l’admirant aussi bien pour les immenses qualités de l’image, du son, du montage (etc.), que pour celles, non moins stupéfiantes, des dialogues très “littéraires” (et de leur interprétation), sans pour autant faire de la vie des trois protagonistes principaux un roman. Relisant le texte plutôt clairvoyant de Jérôme Prieur, alors âgé de 22 ans, – tout le contraire de la critique ordinaire des journaux ou des ferrailleurs radiophoniques –, j’en relève ce passage : “« Plus on est faux, plus on va loin. Le faux c’est l’au-delà », décidait aussi Alexandre [le personnage joué par Jean-Pierre Léaud]. Puisque ce désordre nous échappe feignons d’en être les organisateurs. Mais l’à-côté serein, sirien (de Sirius), s’effrite. Réunies, les deux femmes travestissent le jeune mâle qui les trompe. Le factice, par l’inversion qu’elles maquillent, dénude sa vérité, se joue de lui. Elles lui retirent sa force, l’obligent à se taire. C’est le pouvoir qui lui échappe, l’enjeu de ce ménage à trois – mais encore faut-il bien être trois.” Prieur a aussi écrit sur les deux films suivants d’Eustache, Mes petites amoureuses – “Entre la surprise très rimbaldienne lancée par le titre et l’air nostalgique de « Douce France », en retrait, la caméra efface toute émotion apparente, et, à plus forte raison, refuse le moindre signe de complaisance ou de dérision. Elle glisse le long des scènes et s’arrête. Les images se ferment au noir, d’autres reparaissent, attentives, presque ethnographiques” – et Une sale histoire – qu’il qualifie de “conte moral”. Il est aussi présent parmi les auditeurs de la petite causerie de Jean-Noël Picq, Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, filmée par Eustache en 1979.

Redonnons les titres des films achevés – le premier, La soirée (1962), étant resté inachevé, tandis que d’autres (Toutes ces années d’amour, Peine perdue, L’Oiseau des vacances) sont restés à l’état de projet : Du côté de Robinson (1963), Le Père Noël a les yeux bleus (1966), La Rosière de Pessac (1969), Le Cochon (avec Jean-Michel Barjol, 1970), Numéro Zéro (1971), La Maman et la Putain (1973), Mes petites amoureuses (1974), Une sale histoire (1977), La Rosière de Pessac 2 (1979), Le Jardin des délices de Jérôme Bosch (1979), Offre d’emploi (1980), Les photos d’Alix (1981). Ils ressortent tous en salles, le 7 juin, en “nouvelles versions restaurées 4K”. 8 programmes – et aucun à éviter, bien au contraire. Ce serait stupide de n’en rester qu’aux “grands films de fiction”, même si Mes petites amoureuses est, du moins pour l’instant (ça peut changer), le film que j’ai eu le plus grand plaisir à revoir, avec Numéro Zéro, sidérant dispositif de capture de la parole de la grand-mère du cinéaste, Odette Robert, “volontairement réalisé pour demeurer inédit”. Mais au fond il en est de même pour Le Père Noël a les yeux bleus, etc. Le plaisir des retrouvailles est d’autant plus vif qu’on attendait ce moment depuis des lustres. Et l’on ne peut qu’espérer qu’un public jeune adhère à ces films encore et toujours vivants.
Trop de choses – de souvenirs (d’Eustache lui-même, ou d’Alix Cléo Roubaud, par exemple), de notations retrouvées dans tel recoin obscur des archives, comme inopinément surgies à nième lecture – pour en finir avec ce qui, quoi qu’il arrive, n’en finira pas. On lira avec profit le très solide Dictionnaire Eustache (Léo Scheer, 2011, sous la direction d’Antoine de Baecque), en attendant la sortie chez Capricci du livre de Philippe Azoury, Jean Eustache. Un amour si grand… (le 23 juin en librairie) on y reviendra dans quelques semaines, contentons-nous de noter rapidement que son auteur nous informe en avant-propos qu’il s’agit d’une rumination, cherchant à comprendre “les raisons profondes qui font que Jean Eustache hante encore le cinéma français. Il en est même la hantise. Hantise devant une possibilité comme trop grande, immense, folle donnée au cinéma et à la mise en scène de se dire totalement, jusqu’au risque de se dévorer elle-même. Hantise devant une œuvre qui n’accepte de se soumettre qu’à une seule logique : la sienne.”
2.
Flirt avec elle est le titre du dix-neuvième opus de Dominique Fourcade chez P.O.L (dont deux en collaboration). Ce livre, je l’ai lu une première fois, assez lentement – non d’un trait, mais le jour même de sa réception. Ensuite, après l’avoir laissé un peu reposer, je l’ai trimbalé dans les transports où, en fonction de la durée des trajets, j’en ai relu divers passages. Et enfin – c’était hier, en fin d’après-midi – je l’ai à nouveau traversé de la première à la dernière séquence (il y en a 15, suivies par une dernière intitulée flirt avec trois photographies), un peu plus rapidement cette fois, glissant çà et là de petits papiers entre les pages.

Ne me sentant pas prêt à en faire une recension qui ne soit pas superficielle, tout en ayant pris la décision d’en rendre compte, la meilleure chose à faire, me semble-t-il, est d’opérer un montage de 19 passages de longueur inégale relevés au cours de ma lecture de la veille – manière de prendre l’empreinte d’une lecture : celle d’un jour (le lendemain, une semaine plus tard, dans neuf mois, le résultat aurait été différent, même si je suis prêt à mettre ma main à couper qu’on retrouverait inévitablement certains passages à chaque essai). Faire un montage, comme je ne cesse de le redire, ce n’est pas produire du commentaire, mais agir en dialoguant, silencieusement, avec la voix du livre (laquelle se superpose à celle de l’auteur, que je connais bien, pour l’avoir souvent entendue, et surtout enregistrée). De Flirt avec elle, on ne parlera de manière non sotte que plus tard, avec je ne sais quels mots. Il m’a fallu du temps – peut-être vingt ou vingt-cinq ans – pour commencer à y voir clair dans de grands livres comme Le sujet monotype ou Est-ce que j’peux placer un mot ? J’avais tenté (en 2020) de m’étendre assez longuement au sujet de – et surtout avec – magdaléniennement. Mais c’était une période assez particulière. Le premier confinement était tombé juste après sa réception, ce qui m’avait permis d’entretenir une relation assez particulière avec ce livre (qui demeure, trois ans après, un des ouvrages les plus mémorables de ces dernières années).

“flirt avec elle est ce que j’ai pu faire en 2022, humblement tout ce que j’ai pu écrire, rivé à l’horreur de la guerre en Ukraine qui a laissé une marge de manœuvre très étroite à mon écriture à ma vie”, dit Dominique Fourcade en 4e de couverture de son livre. Ce que je peux ajouter quand même, c’est qu’il sonne assez différemment des précédents, bien que l’on y retrouve certains leitmotive ou certaines formulations récurrents (on n’en fera pas la liste).
Voici donc 19 fragments de f a e (flirt avec elle) relevés le 31 mai 2023 :
1. p. 9 : “l’ombre d’un trait de crayon sur la planche pour guider la scie ce trait dans le sciel” 2. p. 22 : “j’ai demandé, rarement en vain, à tant et tant de mots de m’expliquer et de m’aimer quand les mots ne s’expliquent pas j’ai appris à faire avec // je le comprends seulement maintenant Matisse était un des plus grands flirteurs du monde occidental, peut-être le plus grand, et pas seulement dans le sens, très beau, où il écrivait à Rouveyre, le 27 avril 1947 : « Lorsqu’elle a été partie [sœur Jacques-Marie], Mad. Lydia m’a dit son étonnement sur notre mode de conversation. Je sais ce qui la frappe : c’est qu’on y sent une certaine tendresse – même inconsciente. J’ai résumé ce qui se passe dans l’esprit de Lydia en disant que c’est une sorte de flirt – j’aimerais écrire fleurt – car c’est un peu comme si nous nous jetions des fleurs à la figure – des roses effeuillées – et pourquoi pas, rien ne défend cette tendresse qui se passe des mots, qui déborde des mots. », mais il n’y a pas que ça, loin de là, dans l’affaire Matisse. cet homme, dans toute sa réalité, je parle d’une réalité enclenchée par lui-même, flirtait avec la peinture, il fleurtait la peinture la respirait ambitieusement au su et au vu de tout le monde. voué à elle et rivé à lui-même, engagé jusqu’à ne faire qu’un avec le processus, il trouvait encore le moyen de flirter” 3. p. 32 : “étrange lenteur de ma vie, sur la fin. dans ce métier d’écrivain il faut savoir trouver les coins à muguet noir dans la forêt pour le deuil”. 4. p. 41 : “au moins, chacun de mes livres m’aura sorti temporairement du coma, me permettant à chaque fois de revenir à la vie. de découvrir secrètement et pour moi seul l’identité de ce moi, ou de cette absence de moi, qui en moi écrit des livres.” 5. p. 55 : “ou plutôt : je travaille comme malgré moi une continuité invincible de rupture en rupture de souffle au sein de ce que je respire, et peut-être en effet dans cette continuité y a-t-il quelque chose de romanesque.” 6. p. 57-58 : “je comprends mieux ce que je fais, flirt avec elle n’est qu’une bande-son, un genre de bruitage en arrière-fond d’un roman que ne sera jamais écrit” 7. p. 66 : “mais je vois bien que la prose c’est trop dur, au-dessus de mes moyens. pour Proust aussi la prose a dû être quelque chose de très dur, mais lui avait les moyens.” 8. p. 76 : “à chaque phrase, à chaque moment d’écriture, quasiment à chaque mot il me semble être sous la menace d’un tir ennemi. comment sait-il d’où j’écris, moi qui en ignore tout ? je dois me déplacer très vite sinon un drone me localise et, dans l’instant, une lointaine batterie intérieure me pulvérise. c’est comme ça depuis mes débuts (qui datent, autant que je sache, de bien après mon enfance, mais la lectrice dit bien avant).” 9. p. 86 : “il est écrit que chacun de mes livres est une guillotine et ma tête roule en l’absence totale de son” 10. p. 90 : “si j’étais écrivain mais j’en suis loin je devrais, écrivant ma propre page celle de personne, jouer Proust ou jouer Matisse comme Richter joue Beethoven, en renouvelant tout. par tout je veux dire toute la logique de l’écriture. quelle naïveté d’avoir pensé que je pouvais tenter ça, à un moment donné du développement de cette suite de flirts, alors que je ne suis que le type qui tourne les pages de la partition pour que le pianiste l’ait sous les yeux dans les concerts de rêves” 11. p. 110 : “Caro Donatello le même métier la sculpture Dante George Oppen” 12. p. 113 : “ce que j’aime avec les mots c’est que c’est comme les hirondelles, quand on les écrit et que ça vole on n’arrive plus à les compter. les chansons dans f a e sont sans nuances c’est l’époque qui veut ça. ceci dit l’époque a bon dos, c’est plutôt mon écriture qui est sans nuances, là, à la fin de mon parcours. mais alors que veut l’époque ? la mort certes investit les pistes, la tour de contrôle, tout l’aéroport sans nuance aucune, mais les nuances tu as eu une vie pour les moduler petit Do, tant pis pour toi si tu n’as pas su en profiter” 13. p.116 : “l’idée n’est pas, surtout pas, de vouloir repousser les limites de la langue, qui est elle-même sans limite, mais de repousser mes propres limites dans la langue. ce qui revient à travailler la wildness de la wilderness” 14. p. 120 : “j’essaye de comprendre ce que j’ai fait, de la littérature à coup sûr, mais quel genre. peut-être transgenre. ça tient du script d’un film, un scénario timide, mais y prétendre est une insulte au cinéma. sans doute est-ce bien un montage, mais je ne le dirai à aucune monteuse, elle hausserait les épaules. toute l’allure d’un journal intime, lui-même censuré, mais c’est une insulte à la pulsation de Kafka. un polar, mais ce serait insulter Chandler. un reportage, mais comment me comparer à ceux qui sont allés sur le terrain, prenant tous les risques, moi dont le seul terrain est la page. non, rien de tout ça. peut-être les bribes d’un roman du genre de beauté que l’on dit classique […] roman dont chaque mot pourtant est un personnage. chaque phrase. chaque bloc.” 15. p. 124 : “je ne sais pas si sur ma tombe il vaut mieux écrire ci-gît un écrivain incapable d’écrire un roman, ou plutôt ci-gît un écrivain dont la poésie invente son roman.” 16. p. 126 : “la peur aura marqué ma vie.” 17. p. 128-129 : “l’apprentissage de l’écriture est un apprentissage clandestin, il n’y a pas d’âge pour ne plus le faire. quand on le commence il ne s’arrête plus. quand la vie déferle, juste en croire ses perceptions, il n’y a pas que les yeux et les oreilles. tout stocker pour plus tard. et de même, et plus encore, quand la vie ne déferle pas et que domine l’expérience zéro. stocker l’expérience zéro. ces exercices dès l’enfance incluent la guerre.” 18. p.132 : “j’ai sans cesse à lutter contre la force centrifuge de l’écriture, elle veut m’éjecter dans les virages.” 19. p.135 : “pourquoi les vivants veulent-ils tant continuer à vivre ? à cause des mots sans doute, ils sont irremplaçables”
3.
Ut musica, ut poiesis (aux Éditions du Canoë) est la transcription d’un dialogue de Michel Deguy avec Bénédicte Gorrillot, en cinq séances de travail, étalées entre le 28 juin 2021 et le 21 janvier 2022 – dialogue “interrompu par la mort” (de M.D., le 16 février 2022). C’est un livre qui, en dépit de quelques petites erreurs (parfois corrigées quelques pages plus loin), est de bonne tenue (l’attention étant réciproque) et plutôt touchant, ne serait-ce que parce qu’il donne la mesure de l’énergie du poète dans ses derniers jours. Ne lâchant prise, et toujours en voie (en voix) de répondre à une question, ou à une proposition, Deguy agit en survivant d’un temps tout sauf périmé : dont les résonances continuent de nous traverser (au fond, comme la musique). L’ayant pas mal fréquenté, surtout dans les années 1990 et 2000, magnétophone en bandoulière et micros en main, lisant Ut musica, ut poiesis, cette voix, je l’entends parfaitement – ce qui signifie entre autres choses que la transcription est fidèle.
Michel Deguy et Bénédicte Gorrillot avait déjà publié chez Argol en 2016 “un premier livre en dialogue”, Noir, impair et manque (réédition à venir aux Éditions du Canoë). “J’arrivais [alors] le mardi soir vers 17h chez Michel Deguy – écrit Bénédicte Gorrillot dans la préface du “second livre en dialogue” –, j’enregistrais nos séances de travail, souvent d’une heure trente, parfois plus ; je transcrivais les audios en ce que j’appelais des rushs, les allégeant immédiatement des « heu », « bon » ou onomatopées de suivi, mais attentive à garder au plus l’oralité, fût-elle familière. J’envoyais les rushs, au fur et à mesure, à Michel Deguy […] qui m’envoyait ses retours”, etc. Une longue suite d’allers-retours, avec corrections diverses : “Nous étions deux en dialogue constant, jusque dans l’écriture.” Mais “aujourd’hui Michel Deguy est mort. Comment écrire à deux le dialogue oral ?”
Quel est le point de départ de ce second dialogue ? “J’ai rapidement eu en vue « Deguy et la musique », parce que ma formation de jeunesse en musique m’y portait naturellement, parce qu’une collègue américaine et amie de Michel Deguy, Adelaïde Russo, nourrissait un projet sur « Deguy et la peinture » et qu’il n’était pas question de faire doublon. Surtout, parmi l’abondante exégèse deguyienne publiée en France, la musique était quasi absente.” C’est exact qu’il n’y a pas eu grand-chose de publié (de transcrit sur papier) à ce sujet ; mais on pourra cependant trouver pas mal de choses, côté radio, notamment sur France Culture. Par exemple, une série d’émissions de 5 fois 30 minutes (Le Rythme et la raison de Michel Deguy) qui traitait précisément de ce sujet : M.D. & la musique (il m’est évidemment facile de m’en souvenir puisque j’en étais le producteur/intervieweur). Les échanges avaient été enregistrés en studio, le matin et l’après-midi du 10 décembre 1996 (prélude à de nombreux autres enregistrements, jusqu’en 2011, souvent chez lui) en vue d’une diffusion (après montage et mixage) en cinq temps, la semaine du 13 janvier 1997. Il est vrai que ces émissions ne sont pas facilement accessibles, l’Ina ne permettant d’en prendre connaissance que moyennant phynances (il ne semble pas y avoir de “piratage Deguy” en ce moment sur youyube). La radio circule moins bien, hélas, que les livres… Ce Rythme et la raison de Michel Deguy avait pour titre générique (non prononcé à l’antenne), L’accompagnement. En voici le découpage : 1. Thrène (Couperin, essentiellement, mais aussi Stravinsky). 2. Scénario (autour de l’opus 106 de Beethoven) 3. Paroles (le rap, le Pierrot lunaire, Kurt Weill). 4. Made in USA (musiques américaines tant populaires que savantes). 5. La musique n’est pas seule (divers gamelans, surtout javanais). Sachant que mon “vrai métier” est de composer, et non de “causer dans le poste”, Deguy s’était prêté au jeu très agréablement – ce que je constate une fois encore en réécoutant ces dialogues sur, ou plutôt autour de, avec, la musique, qu’il m’est aujourd’hui impossible de faire passer sans devenir hors-la-loi. Je me souviens aussi d’un remarquable portrait du poète par le compositeur Jean-Yves Bosseur pour l’Atelier de Création Radiophonique en 2002 sous le titre Quel rythme nous tient. Bien oublié, lui aussi (et pourtant…).
Pensé pour une publication sous forme livre, le projet de Bénédicte Gorrillot relance, de manière vivante, cette affaire des liens, de diverses natures, entre le poète Deguy et la musique. Évoquons, pour commencer, le thème de la surdité : “Je suis affecté d’une surdité physiologique, partielle bien entendu, mais qui aggrave ce que j’appelle ici la surdité. La généralité à comprendre est donc celle de la privation. Ainsi la musique est, depuis toujours, ce dont je suis, d’une certaine manière, privé. La surdité est le mode de mon rapport à la musique. Si je l’ai écoutée beaucoup, ce fut toujours mal ou pas suffisamment, à cause de cette surdité, que l’âge, que dis-je le très grand âge !, n’a fait qu’aggraver. La question devient alors pour moi : comment changer le manque en ressource, la privation d’une relation ? Qu’est-ce que ne pas entendre la musique ? Qu’attendre de la musique quand on ne l’entend pas, dans tous les sens d’entendre ?” Songeant à Deguy, à sa présence physique, je me souviens qu’il parlait assez fort (l’enregistrant, il fallait faire attention au risque de saturation). Je me souviens aussi du jour où il m’avait montré son appareillage tout neuf (exprimant un vif contentement, il parlait encore plus fort). Je me demande après coup s’il avait pu prêter véritablement attention aux fonds sonores musicaux très élaborés que Bosseur ou moi-même composions pour nos émissions de création radiophonique – mais peu importe : il avait de l’oreille.
Quant à “la ronde des arts” (lire à ce sujet La poésie n’est pas seule, publié par Denis Roche dans sa collection “Fiction & Cie” en 1987), il en est fortement question dans ce dialogue : “Sculpture ET peinture ET musique ET poésie. Il ne s’agit pas de transférer les pratiques de l’un dans l’autre, la pratique du silence musical en silence poétique, etc.” S’il y a une chose que Michel Deguy avait parfaitement comprise, c’est que “la musique n’a pas de signification, mais du sens.” “Je suis un amant de la musique qui en a intériorisé la privation, par surdité, par impéritie instrumentale, mais aussi par décision de rester dans la possibilité d’une articulation à un signifié. Et c’est ainsi qu’elle (la musique) et moi (le poète) nous pouvons nous accompagner d’une réflexion pensive – en quoi consiste précisément à mes yeux la fonction du poète. B.G. : On reste donc décidément dans la signification ? M.D. : Bien sûr, mais on peut aussi… L’appeler le sens. Le sens est ouvert. L’élargissement du sens : voilà l’affaire poétique.” Et ajouterais-je : voilà aussi l’affaire musicale – ce pourquoi il faut privilégier les partitions ouvertes (il me semble avoir plusieurs fois parlé de ça avec Deguy – mais de manière privée).
Prenons congé avec la toute dernière séance d’entretiens, celle du 21 janvier 2021, où il est question du poème mis en musique. Deguy se montre bienveillant, même quand Rodolphe Burger change le titre de son poème (Tu ne tueras point) en Rien ni personne (dans son album Good) : “Point – dit M.D. – mine de rien j’y mettais les poings”. Mais Rodolphe Burger, qui recompose aussi le poème et “coupe tout ce qui est philo” “fait ce qu’il veut. Et c’est cela la chanson ! Je le dis sans aucun mépris. Parce que la chanson est un genre populaire. Elle rend lisible, audible.” Ce sont presque les derniers mots de ce dialogue. Deguy ne dira plus que “oui” ou “non” aux relances de son interlocutrice. Pour moi, c’est très émouvant (le mot de la fin, je vous laisse le découvrir par vous-mêmes en vous procurant ce petit livre.)
Tous les films de Jean Eustache en version restaurée 4K, 8 programmes, le 7 juin au cinéma, distribution Les films du Losange.
Dominique Fourcade, Flirt avec elle, P.O.L, juin 2023, 160 p. , 21 €
Michel Deguy, Ut musica, ut poiesis, dialogue avec Bénédicte Gorrillot, Éditions du Canoë, juin 2023, 176 p., 16 €