Nanni Moretti, Vers un avenir radieux : « Voglio vederti danzare… »

Il y a deux plaisirs au cinéma (en plus de la climatisation) : aller voir un film en pensant que ce sera un navet car la réalisatrice les cultive (Justine Triet) et sortir enchanté (Anatomie d’une chute). Aller voir le dernier film d’un cinéaste que vous adorez et sortir affligé… Je suis désolé, j’aurais certes adoré écrire un papier spectaculaire « Moretti se répète et fatigue », « Moretti est fini », « Moretti au PSG », ou, pour faire mon cinéphile, il m’eut suffi de vous parler du dernier film de Claire Denis, dont la filmographie ressemble de plus en plus au palmarès de Manchester United : un passé glorieux, une actualité morne, un avenir inquiétant…

Mais voilà, Vers un avenir radieux, le dernier film de Nanni Moretti, est désespérément excellent ! Il se trouve que les très bons cinéastes font en général de très bons films et que Nanni est un maître. Je sais bien qu’il est de bon ton d’annoncer lamortducinemaenitalien qui est un peu le marronnier du critique ciné, de fait, quelques mois avant le grandiose Enlèvement de Marco Bellocchio, Nanni Moretti démontre que le mort se porte bien. Ego surdimensionné, jugement systématique, parti communiste, variété italienne et film dans le film : Vers un avenir radieux résume 40 ans de génie morettien… Le revers de la médaille étant que les allergiques au cinéaste romain passeront un très mauvais moment. On soulignera pourtant que l’accusation de « faire toujours le même film », outre qu’elle n’a pas beaucoup de sens est en grande partie fausse : difficile de ranger La Chambre du Fils, Habemus Papam, le récent Tre piani voire Le Caïman dans la catégorie des autofictions qui ont vu le personnage de Michelle Apicella, double du cinéaste, s’appeler définitivement Giovanni depuis le film cerveau Journal Intime. Le cinéphile moyen se réjouira de voir Nanni Moretti retrouver son double, ses thèmes et ses obsessions (les chaussures notamment). Tre Piani, malgré quelques qualités (et une jolie fin annonçant celle de ce dernier opus), nous a suffisamment fait regretter le choix de la rupture par le cinéaste italien. Alors, allergiques de Nanni Moretti et de ses avatars Giovanni ou Michele, passez votre chemin, les autres n’ignorent pas que Hokusai aura peint 36 vues du Mont Fuji (en fait 46), avec la même grâce et pour notre même bonheur. On connaît « une certaine tendance de la critique française », la même qui reproche à Woody Allen, Nuri Bilge Ceylan ou donc ici Moretti de « toujours faire le même film » qui assassine régulièrement Danny Boyle, Michael Winterbottom, comme elle a longtemps méprisé Sidney Lumet, coupables de toujours changer de style… Il ne faut jamais prendre au sérieux les critiques de cinéma.

Plus encore qu’aux autres films de Moretti, c’est à Fellini qu’on pense, à Huit et demi, notamment. Moretti raconte ici l’histoire d’un film qui ne se fait pas : Giovanni, cinéaste reconnu, double évident de Moretti, tente de réaliser un film politique, quand tout le monde, y compris ses acteurs, rêve d’un film romantique, déjà en décalage avec un cinéma moderne : violent et irresponsable. Son film, c’est celui d’Ennio, chef de circonscription romaine du parti communiste, alors puissant, et rédacteur en chef de l’iconique journal « L’Unita ». Nous sommes en 1956, et pendant que le Parti a réussi à obtenir la lumière pour un quartier populaire romain, les jeunes Hongrois ont commencé une révolution, à Budapest, contre l’envahisseur soviétique. Ennio, c’est le formidable Silvio Orlando, acteur fétiche du cinéaste, remarquable en idéaliste dévoué mais aux tendances velléitaires quand il s’agit de suivre « la ligne du parti ». À ses côtés, une jeune communiste sincère et presque exaltée, amoureuse et indépendante. Alors que le Parti Communiste italien doit choisir entre Moscou et son honneur, un cirque hongrois surgit (le cirque Budavari : les Morettiens acharnés auront reconnu le nom du joueur hongrois de water-polo qui ruinait, déjà, les rêves de l’équipe italienne dans Palombella Rossa). Réalisateur autoritaire, père dépassé, mari insupportable, Giovanni va voir s’effondrer tout ce qui fait son quotidien : en perpétuel décalage avec ses proches, ses acteurs, le cinéma actuel et en règle générale toute la société, Giovanni rêve d’un film tout en chansons de variété italienne, d’un monde qui n’existe pas, d’un parti communiste qui aurait tourné le dos à Moscou, soutenu les révoltés de Budapest en 1956 et incarné la possibilité d’un avenir radieux. Petit à petit, à travers un subtil jeu de miroir entre un film rêvé, la réalité et le film dans le film, le spectateur passe de l’histoire du film qui ne se fait pas à l’Histoire qui ne s’est pas faite.

Vers un avenir radieux © Sacher Film – Fandango – Le Pacte – France 3 Cinema

Évidemment, on est encore une fois impressionné par le cinéaste Moretti, son sens du cadre, de la composition des couleurs par exemple, qui rappellent les comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien et qui reflètent l’état d’esprit des personnages, jusqu’à la lumineuse conclusion du film, la couleur artificielle des décors, comme si le cinéaste cherchait la lumière dans son art et peinait à trouver la lumière d’abord avant d’éblouir littéralement ses personnages et le spectateur. Le souci du détail, qui donne son sens au cadre, renvoie au caractère obsessionnel de Giovanni, le héros du film. On le sait depuis son prix de la mise en scène à Cannes en 1994, la réalisation de Nanni Moretti, si elle n’est pas tape à l’œil et passe par de longs plans et de lents mouvements de caméra, est d’une grande richesse : couleur, cadre, disposition des personnages, arrière-plan, Moretti est un véritable calligraphe. Dans une amusante mise en abyme, il invite le spectateur à faire attention au moindre détail de l’image, en se représentant comme un personnage obsessionnel jusqu’au fétichisme. Le regard de Giovanni est absorbé par une chaussure, une mule, qui le perturbe jusqu’à la folie (comme on l’avait déjà vu dans Bianca). Ce regard fou, cette monomanie du personnage, c’est aussi celle du réalisateur dans l’élaboration de son cadre. Rien n’est innocent, tout est pensé. Tout doit être harmonieux dans le cinéma de Moretti : pas de facilité de langage cinématographique et rien qui n’agresse l’œil, le cinéaste s’exprime via la composition du plan qui est aussi un plaidoyer esthétique, vers une mise en scène harmonieuse qui rend paradoxalement compte du chaos du monde.

Cinéaste romain, comme Woody Allen est celui de New York ou Barry Levinson celui de Baltimore, le réalisateur de Journal Intime fait encore une fois de sa ville un élément central : l’action du film dans le film se déroule dans les quartiers délaissés de la Rome prolétaire, la Rome du Pasolini de La Ricotta ou d’Accatone, entre constructions nouvelles et terrains vagues, à des années lumières de la Dolce Vita. La Rome de Vers un avenir radieux, c’est d’abord celle qui se modernise : les quartiers populaires s’ouvrent aux premiers éclairages publics, tandis que Giovanni se promène en trottinette électrique, avec une certaine idée de la dignité, faisant plusieurs fois le tour d’une place, dans la nuit romaine, pour mieux s’imprégner de la ville. Étrangement, le bout de quartier prolétaire, reconstitué en studio, semble plus chaleureux que la véritable Rome que nous découvrons de nuit ou sous les embouteillages… Le monde reconstitué est plus rassurant que le monde réel…

Vers un avenir radieux © Sacher Film – Fandango – Le Pacte – France 3 Cinema

Finir son film, à tout prix a un enjeu qui va au-delà du cinéma : dans cette confrontation entre le monde fictif et le monde réel, Moretti ne sombre jamais dans le passéisme, même si le syndrome Abraham Simpson le menace — sans doute est-ce que l’auteur de ces lignes est lui-même atteint du syndrome Abraham Simpson. Si son personnage, éternel insatisfait et, pour tout dire, insupportable, est totalement désynchronisé du monde, il n’idéalise pas le passé. Le monde communiste que tente de recréer Giovanni est ouvertement présenté comme une réécriture. Non, le communisme ce n’était pas mieux avant, avant il y avait Staline, alors, le réalisateur, maître du temps et des actions, est le seul qui peut se permettre d’exclure le camarade Staline du parti : le cinéaste déchire le portrait du tyran — « dans mon film, il n’y a pas Staline ». Dans son film, on peut rêver à ce qu’aurait été le parti communiste (et donc l’Italie) si le rédacteur de l’Unita avait décidé de s’opposer à la ligne de Moscou en soutenant le soulèvement de Budapest. Dépassé, isolé, ruiné, le cinéaste garde quand même le pouvoir de changer le monde : entre le passé et le présent, Nanni Moretti, plus désabusé que jamais, choisit l’uchronie, la réécriture du passé, la toute-puissance du cinéma. Vers un avenir radieux est à la fois le film d’une utopie et de son échec, sa fin, lumineuse, est une victoire dont on sait qu’elle ne durera pas plus qu’une chanson de variété italienne. C’est un triomphe à la fois magnifique et inutile, le titre est ironique mais sincère, tant que nous pourrons faire des films, aller au cinéma, nous pourrons rêver d’un parti communiste sans millions de morts, d’une société harmonieuse comme le cadre d’une comédie musicale.

La lumière donc, et le montage bien sûr, son rythme, sa façon de mêler l’émotion et la légèreté, l’autodérision aussi, avec la complicité des spectateurs qui de films en films, ont appris à connaître Moretti et tout pardonné à son personnage excessif et parfois odieux. Quand le film menace de sombrer dans le drame, voire la tragédie, Moretti lui redonne grâce et légèreté. Giovanni, au désespoir de réaliser son film politique, rêve alors d’un film qui ne serait fait que de chansons de variétés italiennes… la plus belle des variétés du monde. On sait, depuis Palombella Rossa (et notamment son « I’m on fire » qui me donne des frissons à sa seule mention), depuis Keith Jarrett dans Journal Intime ou Brian Eno dans La Chambre du fils, que Nanni Moretti est un maître pour mêler la musique à son film. Ici, cela prend presque la forme d’une comédie musicale. A ce propos, et pour vous retirer un poids, les deux chansons que vous chercherez en sortant du film sont « Voglio vederti danzare » de Franco Battiato et « Sono solo parole » de Fabrizio Moro, faites attention : ça reste  en tête ! La comédie musicale est une fuite en avant grâce à laquelle le cinéaste peut, sans le justifier par le récit, échapper à la réalité, à la mort du parti communiste, aux films violents, aux divorces, à l’enfant qui quitte la maison, aux producteurs qui vous plantent (magnifique Mathieu Amalric, escroc aussi charismatique que fantasque), au temps qui passe et même au cinéma.

Vers un avenir radieux © Sacher Film – Fandango – Le Pacte – France 3 Cinema

Le cinéma de Moretti, en plus d’être excellent, est aussi digne, avec le souci permanent de ne pas insulter le spectateur en cédant aux modes du moment et de pouvoir regarder son film en face, en ne déviant pas d’une certaine ligne morale : non, esthétiser la violence n’est pas innocent, non la politique n’est pas « un truc chiant » que l’on doit exclure pour ne pas trop embêter le public. Le cinéma de Moretti n’est pas dogmatique, c’est l’œuvre d’un personnage mégalomane, obsessionnel qui se montre facilement désagréable mais qui reste un  « Mensch » italien, cinéaste droit et fidèle à une ligne de conduite. Et ce n’est pas facile, Vers un avenir radieux est aussi le portrait d’un cinéma soumis à de nouveaux diktats esthétiques. Giovanni trouve son Bizarro, le réalisateur d’un film que sa femme produit, film violent où l’on mitraille et assassine à tour de bras : séquence hilarante où Giovanni interrompt brutalement le film d’un autre pour remettre en cause le choix de la violence, et téléphonant à Enzo Renzo, à un professeur en philosophie ou pour finir à Martin Scorsese !

Trouver un sens à la violence au cinéma, refuser la complaisance est un thème que soulevait déjà Wenders quand il déclarait que « nous pouvons améliorer le monde en améliorant les images du monde ». Moretti prend acte de cet échec mais ne renonce pas. Comme il ne renonce pas face à l’absurdité d’une rencontre avec les producteurs de Netflix, autre grand moment de comédie, où on oppose à son scénario sur un rédacteur en chef communiste, les 190 pays chez qui Netflix diffuse ses films, d’où la nécessité d’une bible précise, comportement au moins un moment « What the fuck »… Entendre Moretti et son phrasé d’orthophoniste linguiste, prononcer, effaré « what the fuck » est, en soi, un moment « what the fuck »… qui selon moi,justifierait pleinement une diffusion dans 190 pays… même si le premier retournement de situation n’intervient pas au bout de 6 minutes, autre demande de la production.

Entre Chaplin et Jacques Tati, l’acteur Nanni Moretti excelle, son jeu de héros de comédie complète merveilleusement celui de Margherita Buy, capable de passer d’un registre dramatique à la comédie avec d’infinies nuances… Le toujours touchant Silvio Orlando a la silhouette débonnaire d’un génie comique en même temps qu’il évoque, d’un simple regard, la bonté et la dignité. Cette distribution d’acteurs aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie et surtout capables de passer de l’un à l’autre dans la même séquence, profite à merveille à ce film en forme de poupées russes. Évidemment, comme dans tous les « films sur les films », les récits se contaminent, et l’humeur de Giovanni se transmet au ton du film. Comme dans toutes bonnes comédies italiennes, les scènes de comédies s’arrêtent à la limite précise où le drame commence, la frontière est si mince que le Happy End menace de se muer en tragédie. Aussi amusant que soit son personnage, dans ses excès, dans son décalage, il reste un homme qui s’isole : sa fille quitte le foyer, sa femme cherche à le quitter, il ne s’aperçoit même plus qu’il ne fait plus l’amour et que sa femme consulte un psy, lui aussi d’une formidable inutilité d’ailleurs. Entouré de jeunes, il est dépassé, comme son cinéma semble suranné. Vers un avenir radieux est une des comédies les plus drôles en même temps qu’un des films les plus sombres de son auteur, sans que jamais le film ne choisisse franchement l’une des deux routes. Héritier des grandes comédies italiennes, ce cinéma italien nous réchauffe une fois de plus, quand bien même il ne sera pas diffusé dans 190 pays…

Vers un avenir radieuxIl sol dell’avvenire – (Italie / 95 mn) – Un film réalisé par Nanni Moretti – Scénario : Francesca Marciano, Federica Pontromoli, Valia Santella ,Nanni Moretti – Directeur de la Photographie : Michele D’Attanasio – Montage : Cielio Benevento – Décor : Alessandro Vannucci – Avec : Marghareta Buy, Silvio Orlando, Nanni Moretti, Barbora Bobulova, Mathieu Amalric.