1.
Il est relativement facile d’écrire deux trois mots sur le travail de quelqu’un(e) que vous n’avez jamais rencontré(e) et au sujet duquel (ou de laquelle) vous ne possédez que peu d’indications biographiques. L’ignorance a ses vertus, irremplaçables. Il est un peu plus délicat, mais toutefois plaisant, de griffonner quelques pages d’écriture au sujet d’une personne dont le travail vous est familier, surtout si vous avez partagé avec elle des échanges – en privé ou en public – dont il vous reste quelques traces écrites, ou enregistrées. Entre ces deux états, c’est plus compliqué. Le mieux est de faire un tour du côté des archives (s’il y en a – et pas seulement les vôtres), et de tenter une petite introspection dans le souvenir. Je pense, écrivant ces derniers mots, à Simon Hantaï dont l’œuvre, qui m’a énormément marqué depuis mes vingt ans, continue de m’éblouir et de m’interroger. Nous allons fêter, le 7 décembre de cette année, le centenaire de sa naissance. Mais les réjouissances ont déjà commencé avec la publication d’un livre de 300 pages, Ce qui est arrivé par la peinture – Textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa (L’Atelier contemporain). Et le 18 mai prochain s’ouvrira à la Fondation Louis Vuitton une importante exposition Hantaï (7 galeries sur 10 – on y reviendra).

Faisons pour commencer un bref détour dans le passé proche afin de convoquer quelques souvenirs personnels. Entre 1976, date de la rétrospective Hantaï au Musée National d’Art Moderne qui m’avait permis de découvrir concrètement cette œuvre, et 2008 (année où l’artiste s’est éteint, le 12 septembre), je n’ai rencontré Simon Hantaï qu’une seule fois, dans son atelier parisien à proximité du Parc Montsouris. C’était le 14 avril 1999. Dominique Fourcade m’y avait conduit avec le projet d’enregistrer sa voix – je dis bien enregistrer une voix et non faire une interview. Le peintre, qui refusait pourtant à peu près tout, avait accepté.
16 heures. Le matériel est prêt. Dominique fait les présentations. Hantaï se montre accueillant. J’ai à peine ouvert le micro que notre hôte démarre au quart de tour : “Il voudrait faire entendre ma voix, alors ça pose ce problème : qu’est-ce que c’est la voix ? Puisque la voix est reconnaissable avant que la parole nous arrive, on est là dans un domaine où on est avec les animaux. Et d’autre part : la parole, puisqu’il n’y a pas de parole sans voix – mais il y a des voix sans parole. Chez moi, ça pose un problème très délicat dans la mesure où je ne suis pas en langue maternelle. Ma langue maternelle est l’allemand, quand j’étais tout petit enfant. Mais en Hongrie, il n’y avait pas d’école possible pour les minorités, et depuis mes 3 ans, je parlais le hongrois. Je l’ai utilisé jusqu’à l’âge de 22 ans. Dans la langue parlée, c’était la langue où j’étais le plus à l’aise, mais j’ai arrêté à 22 ans.” Par la suite, pendant plus de 50 ans, Hantaï s’est exprimé en français, que ce soit pour ses prises de parole ou ses écrits. Ça l’a conduit à se trouver (dit-il) “éparpillé”, “dans de grandes difficultés, du moins publiquement (pas en privé).” La captation de cette rencontre (pour l’essentiel un monologue, porté par une voix) dure une heure, la cassette DAT introduite dans l’appareil ayant cette capacité. Elle aurait pu durer plus longtemps, mais je n’ai pas osé changer de support, car le temps de le faire, la relation qui s’était établie entre nous (le micro s’étant vite fait oublier) aurait probablement été cassée. Quelques semaines plus tard, plusieurs fragments (dont celui que je viens de retranscrire) ont été intégrés dans la matrice de Fable, l’Atelier de Création Radiophonique que nous composions cette année-là, Dominique Fourcade et moi. En 2006 ou 2007, j’ai eu un deuxième et dernier échange avec Simon Hantaï, cette fois par téléphone. Cherchant à joindre un de ses fils musiciens avec qui je travaillais, j’avais composé son numéro par erreur. C’était probablement un acte manqué. La conversation, entièrement centrée sur la musique, n’avait aucune raison d’être enregistrée. Je me souviens cependant que le peintre était en accord avec l’idée de composer pour des instruments anciens, comme la basse de viole, tout en faisant usage d’un langage musical contemporain.
Hantaï a toujours été quelqu’un d’extrêmement exigeant, de rigoureux, se défiant de l’autorité, notamment institutionnelle. Dans ce même enregistrement, tapant du poing sur la table, il insiste, sur le fait qu’il refuse de se mettre dans une position d’autorité. C’est ce qui l’a conduit à se taire, pour ne “pas parler fausse histoire”. Et à ne pas exposer durant de nombreuses années, recherchant des moyens “d’apparaître différemment” – moins maîtrisés, moins garantis par l’institution –, sans pour autant fermer sa porte à des échanges privés. Autre chose, très singulière : son écriture – sa manière de calligraphier, non seulement les textes recopiés sur son tableau Écriture rose, mais aussi ses lettres manuscrites dont l’on trouve de beaux fac simile dans plusieurs ouvrages, comme La connaissance des textes qu’il a cosigné avec Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida (Galilée, 2001) et les deux livres co-édités avec la Fondation Simon Hantaï : Jamais le mot « créateur »… (correspondance Hantaï-Nancy 2000-2008, Galilée, 2013) et Ce qui est arrivé par la peinture, déjà nommé (sur lequel nous allons très vite revenir). Tout en brouillonnant cette chronique, je continue de réécouter sa voix, sans chercher cette fois à transcrire ce qui ne saurait l’être. Je note qu’une expression revient souvent : “Vous voyez bien !” (Jean-Luc Nancy avait relevé qu’il prononçait plutôt : “Vvoyez bien”).
Le 12 septembre 2008, Simon Hantaï décède. Je propose à Alain Veinstein de composer pour Surpris par la nuit (émission ayant pris la suite des Nuits Magnétiques sur France Culture) une sorte d’hommage. Après divers enregistrements – avec Fourcade et Nancy, bien entendu, mais aussi Pierre Hantaï, le claveciniste de la fratrie, et les peintres François Rouan et Jean-Michel Meurice (Georges Didi-Huberman et Daniel Buren, contactés, avaient décliné l’invitation faute de temps) –, puis quelques semaines de fabrication, Quelques plis pour Simon Hantaï est diffusé le 28 novembre 2008 (et rediffusé deux fois dans les Nuits de France Culture en 2012 et 2014). Il est malheureusement impossible de l’écouter en ligne aujourd’hui. Cinq ans plus tard, une deuxième émission est engagée (pour L’Atelier de la création), en contrepoint de la rétrospective au Centre Pompidou. Elle reprend quelques brefs moments de l’enregistrement de la voix d’Hantaï en 1999, et invite in situ les trois commissaires de l’exposition (Dominique Fourcade, Isabelle Monod-Fontaine et Alfred Pacquement), les peintres Pierre Buraglio, Frédérique Lucien et (de nouveau) Jean-Michel Meurice (de plus auteur de trois films sur, et surtout avec, Hantaï entre 1967 et 1976), et enfin Molly Warnock, qui venait de publier un livre important, Penser la peinture : Simon Hantaï (Gallimard, 2012). Cet essai radiophonique – Plier, déplier, Simon Hantaï, un portrait – où les voix se greffent sur une composition musicale originale est en accès libre.

J’ai en tête deux citations, prélevées dans le catalogue exceptionnel (ne serait-ce que par la qualité de la mise en page) de la rétrospective de 1976 : La peinture existe parce que j’ai besoin de peindre (Hantaï). Un coup de pinceau c’est la pensée (Fourcade). Faisant un tour dans les archives, je tombe (dans le catalogue de sa donation au Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1997) sur ces mots du peintre au sujet d’un “Meun incertain” (de 1967) – “Peinture d’incertitude encore. Presque toutes les pièces que j’ai retenues ont cet aspect. Pauvres, mal foutues, blessées et un peu sales. Je les ai aimées ainsi presque seul.” Les textes écrits par le peintre pour ce catalogue – Don de tableaux : notes – sont repris dans ce nouveau livre, Ce qui est arrivé par la peinture, qui est le fruit d’un long travail de Jérôme Duwa, docteur en histoire de l’art contemporain, spécialiste des liens entre les surréalistes et les situationnistes. Il est intéressant de noter au passage que les principaux exégètes de l’œuvre de Simon Hantaï n’avaient accordé jusqu’ici (à l’exception de Moly Warnock) qu’une importance relative à son agrégation – il est vrai assez brève – au groupe surréaliste. Fourcade a écrit par exemple dans son important essai pour le catalogue du Centre Pompidou en 2013 : “Quand le 11 mars 1955, Hantaï rompt avec André Breton dans une lettre aux termes passablement bureaucratiques et convenus, sa peinture l’a déjà conduit, avec une étonnante fermeté, loin du Surréalisme.” Ce qui a toujours été le plus valorisé de son travail est, me semble-t-il à juste titre, ce qui a suivi la production en 1958-59 de deux très belles toiles de grande dimension, Écriture Rose et À Galla Placidia – à savoir le “pliage comme méthode”, qui aura occupé la plus grande partie de sa vie avant qu’il ne se mure dans le silence. Jean-Michel Meurice raconte (dans ce même catalogue) sa rencontre en 1965 avec l’œuvre de son aîné, galerie Jean Fournier : “C’était le début de la génération dite « supports-surfaces ». On l’a cru de la famille. Nous avions tort. Nous ne voyions pas que Hantaï venait d’ailleurs. Du surréalisme. Cette histoire de pliage c’est une histoire d’aveuglement et de voyance. Et c’était ça son véritable secret. Ne pas voir. Ne pas savoir. Ne pas calculer. Travailler.” Jérôme Duwa reprend ces mots du peintre-cinéaste (dont il a transcrit les échanges de deux de ses films documentaires : Des formes et des couleurs et Simon Hantaï ou les silences rétiniens) dans l’introduction de son livre, judicieusement intitulée Réexamens, car définissant Hantaï comme étant “un esprit qui toujours réexamine.” Ce qui est arrivé par la peinture suit l’ordre chronologique des écrits et des entretiens. Nous y découvrons, page 30 et suivantes, de brèves contributions du peintre aux travaux du groupe surréaliste en 1953 pour la revue Médium (dirigée par Jean Schuster). L’esprit de Breton y est plus que présent, dans la manière d’interroger le rapport de chacun avec les “grandes têtes molles” du passé comme du présent. Certains jugements de Hantaï peuvent sembler, surtout si l’on connaît bien son parcours, déconcertants. À cette époque, il rejette nettement Cézanne : “non, envie de rire” ; et considère les Baigneuses de ce dernier comme faisant partie des “trois tableaux les plus célèbres qu’il faudrait reléguer dans une cave humide” (les deux autres étant de Raphaël et de Rouault). Il égrène quelques jugements moraux réactionnaires – mais d’autres aussi, bien plus acceptables, car volontiers anarchisants. L’ensemble ne remplit que cinq petites pages de ce volume (moins que leur présentation).
Suit Une Démolition au platane, écrit en collaboration avec Jean Schuster, toujours pour Médium (publié en janvier 1955) – texte polémique dont l’enjeu était de susciter un débat interne. Moment de crise qui aura donné un des deux textes les plus longs de ce volume, qui exprime un rejet fondamental : “pour que l’art soit effectivement le paysage de la liberté, il doit commencer par s’écarter du circuit commercial, circuit qui, au vingtième siècle, s’est élargi au point d’innerver presque toutes les activités humaines, y compris précisément les activités artistiques.” Clair refus de toute forme de récupération. Schuster et Hantaï auraient aussi rédigé un “introuvable « bilan » de l’activité surréaliste” et ont participé à une rencontre avec “les amis de [Guy] Debord dans un bistro désaffecté, sombre […] D’emblée d’attaque très à l’aise et joueur, violent et au bord du rire de la part des situationnistes. […] En face, Schuster, embarrassé, ne défendant en fin de compte que le mot « poésie ». Rire de Debord : la poésie, on s’en fout. […] Je signais la réponse du groupe parce que le « bilan » réclamé par Wolman, que nous avions entrepris avec Schuster, était la grande occupation de ces mois. / Ma « trahison » a blessé Jean Schuster très profondément. Les traces de notre travail en commun, le manuscrit d’Une Démolition au platane, le texte et les versions du « bilan » ont donc été détruits par lui. Comment pouvoir continuer autrement ?” (lettre du 26 février 2006 à Jérôme Duwa – dernier “texte”, inédit, de ce livre, intitulé Pour Debord).
Je vais devoir passer plus rapidement sur les autres textes. L’un est relativement connu, ayant été plusieurs fois reproduit et commenté (par Marcelin Pleynet, par exemple, dans son texte du catalogue de la rétrospective de 1976). Il a été publié dans le “livret d’invitation dépliant” de format 61 x 49 cm, réalisé par Simon Hantaï pour son exposition galerie Kléber (Jean Fournier) en 1958. Imprimé en lettres capitales rouges, il m’a toujours semblé difficile à lire. Recomposé en noir sur une quinzaine de pages pour ce volume, il devient plus facile à déchiffrer, mais laisse toujours assez perplexe. On y lit : “J’AI L’ÂGE (SPIRITUEL) D’ÊTRE SOCIALEMENT INJUSTE, C’EST-À-DIRE LA CHANCE D’ÊTRE JUSTE VÉRITABLEMENT.” Il préconise, en rupture franche, provocatrice, avec Breton, un “RETOUR À LA SPIRITUALITÉ, À LA CROIX. AMOR EST ROMA.” “L’ACTE DE PEINDRE EST MISE EN CAUSE DE LA PEINTURE ET PARALLÈLEMENT DE L’HOMME PAR LUI-MÊME, BOULEVERSEMENT D’UNE EXTRÊME GRAVITÉ, GRAVITÉ DE L’ACTE ENGAGEANT TOUTE L’ÉTERNITÉ, QUI, PAR-DELÀ TOUTES LES CATÉGORIES S’OUVRE SUR L’INEFFEBLABLE […]” J’ai dit que ce texte est difficile à lire, j’aurais plutôt dû écrire : terrible. Fruit d’un effort considérable en langue française, c’est un des écrits les plus longs du peintre qui en aura au fond produit qu’assez peu (au total, 37 pages + 15 en collaboration avec Schuster = 52, soit environ un sixième de la pagination de ce recueil). Dernière citation qui pourra sembler énigmatique : “L’ULTIME SIGNE EST ABSENCE DE SIGNE.”

Les autres écrits de Hantaï concernent sa compatriote Judit Reigl, ou accompagnent, comme déjà évoqué, sa donation de tableaux au Musée d’art moderne Paris. La plus grande partie de ce qui a été recueilli (et transcrit) dans cet ouvrage, ce sont des entretiens : pour la radio avec Georges Charbonnier en 1957, puis Jean Daive en 1981 ; pour les Cahiers de l’Herne en 1966 avec Geneviève Bonnefoi (sur Michaux) ; et pour le cinéma et la télévision avec Alfred Pacquement, Dominique Fourcade et Jean-Michel Meurice entre 1974 et 1981. Le tout présenté et accompagné de nombreuses photos et reproductions d’archives et surtout de peintures (64 pages déroulent son parcours de manière chronologique, d’un Autoportrait de 1948 à un “tirage numérique” tardif). Ce qui est arrivé par la peinture apporte simultanément un complément essentiel aux volumes déjà publiés (avec Nancy et Derrida ; les catalogues) et une parfaite introduction à l’œuvre de celui qui fut un des plus grands peintres de son temps. Me trouvant encore plus gêné qu’au moment de commencer cette chronique, il me faut trouver quelque mots – quelques paroles – de Simon Hantaï pour prendre congé, sans rien refermer. Lesquels ? Par exemple – s’adressant à Jean-Michel Meurice en 1974 : “Depuis longtemps je pense à ce retour sur Matisse après l’extrême avancée de la peinture américaine, c’est-à-dire le retour sur la couleur et la tentative d’introduction de la couleur dans l’espace lyrique. C’est nécessairement Matisse. Et on pourrait dire que, si on pousse la question, le grand problème est, pour moi, d’essayer de faire Matisse en « pur ».”
2.
Penser la perception (L’Atelier contemporain, 2022) est le troisième volume d’un cycle de Jean Daive intitulé Le Monde encore une fois – les deux premiers étant L’Exclusion (Galerie Jean Fournier, 2015) et Pas encore une image (L’Atelier contemporain, 2020) ; un quatrième, Le Dernier mur, devrait paraître en 2023. Monoritmica (Poésie/Flammarion, 2022) est le cinquième et dernier volume d’un cycle du même Jean Daive intitulé L’Alphabet de l’enfant – les quatre précédents, publiés aux mêmes éditions, ont pour titre Une femme de quelques vies (2009), Onde générale (2011), Monstrueuse (2015) et Crocus (2018).

Pour qui suit le parcours de cet écrivain majeur, auteur de plus d’une cinquantaine de livres, assemblés (ou non) en cycles, qui s’est parfois défini comme “encyclopédiste, reporter et photographe”, il convient aussi de se montrer attentif à son parcours d’homme de radio entre 1975 et 2009 : enquêteur-intervieweur hors-pair ayant produit un nombre considérable d’émissions, des Nuits Magnétiques au Pays d’ici ou à Peinture fraîche (et tant d’autres). Dans un entretien avec Michèle Cohen-Halimi (pour le n°14 du Cahier Critique de Poésie du cipM en 2008), il raconte : “Un jour, j’ai la chance d’entendre l’enregistrement de ma propre voix. Grand choc. J’entre à France Culture. Grande plongée dans le corps de la langue sous forme d’entretiens, d’interviews, de reportages, de journées spéciales de dix heures, de documentaires, de magazines. Je perçois très bien que la parole est le lieu où l’instant se transforme en enquête vivante. À travers les autres, remonter jusqu’à soi, toujours.” La liste des personnalités avec lesquelles il s’est, parfois longuement, entretenu est impressionnante : peu de grands noms d’écrivains, d’artistes plasticiens, de photographes, de cinéastes de notre temps manquent à l’appel. Ces entretiens, retranscrits, forment la matière de certains de ses livres où, loin d’être compilés en recueils, ils participent à la construction, non seulement du volume qui les intègre, mais de l’œuvre dans son ensemble – même si j’ai conscience que certains de ses livres sont “de poésie”, d’autres des “essais”, tandis que d’autres encore se frottent à la forme “roman”. Pour moi, il s’agit d’un seul corpus où il est recommandé de faire des passages d’un ouvrage à l’autre, non pour trouver ses “solutions de continuité”, mais pour en apprécier l’étendue : pour se perdre dans un espace-temps partagé. Partir de la parole, du son enregistré, pour aboutir à un texte, est un travail assez fou quand on y songe, qui requiert du temps et beaucoup d’énergie. Mais ce qui nous est transmis en vaut la peine, les interviewé(e)s étant toujours passionnant(e)s, et ce d’autant plus que le cheminement de la parole, induit par celui qui tend le micro, creuse des pistes fructueuses, non sans accidents, ou coupures brusques (et heureusement). On lit ce livre de près de 400 pages, Penser la perception, de la première à la dernière, sans décrocher. On peut aussi en parcourir les épisodes dans le désordre, si l’on est plus impatient de lire comment Gisèle Freund a fait le portrait de Walter Benjamin que de découvrir les photos d’Henriette Reverdy (qui ouvrent le premier épisode).

Ou bien, après avoir lu le texte introductif de l’auteur (Percevoir l’image et les images), se précipiter sur ses échanges avec Jean-Marie Straub et Danielle Huillet à Rome en 1993 (avec, en contrepoint, quelques fragments d’entretien avec Jean-Luc Godard à leur sujet) qui commencent ainsi : “Jean Daive : Vous connaissez déjà ce que vous allez dire, Jean-Marie Straub ? Jean-Marie Straub : C’est vous qui me posez des questions, moi je n’ai rien à dire.” […] “J.D. : J’ai employé le mot de contestation et vous n’avez pas réagi. Vous êtes l’homme de la contestation ? J.-M.S. : Je ne réagis pas à la provocation. Vous êtes un provocateur. J.D. : Vous aussi. Vous êtes un terroriste.” Même s’il s’agit d’une “scène de ménage” (il y en aura une seconde, à la toute fin du volume, avec Helmut Newton et Alice Springs, que Daive caractérise, tout comme la première, de “mi-vraie, mi-jouée”), pas d’entre-soi, beaucoup d’écoute et surtout de “relances”, de désir de maintenir un certain niveau d’échange. Et le mot de la fin de cet entretien à Rome est : “…”. À la radio, disait Claude Ollier, “le silence est loi d’écoute”.

Que l’on soit en affinité, ou non, avec les sujets (vivants) de ces épisodes, ce qui nous est rapporté retient l’attention, nous obligeant parfois à réviser nos “positions”. “À travers les autres, remonter jusqu’à soi, toujours” se vérifie à chaque page. Dans son introduction, Jean Daive écrit, au sujet des deux premiers livres de ce cycle : “La première expérience vraiment concrète s’appelle L’Exclusion. Quelle est la question que ce livre pose ? Quelle est sa colère ? l’incertitude suivante qui est aussi un constat : ce que je regarde n’est pas ce que je vois. […] Le deuxième livre Pas encore une image est une entité. Sa démonstration est simple. Une incessante permutation dans l’art du XXe siècle qui se poursuit au XXIe siècle – de l’écriture et de l’image, permet ce constat : l’image n’est plus à regarder, mais à lire et l’écriture n’est plus à lire mais fait image.” Le troisième livre, Penser la perception, “aborde la question du film, de la photographie et de l’écriture. […] Le livre est construit, irréductible, commence et finit par deux scènes de ménage [déjà évoquées]. Entre les deux, là aussi, je tends un fil. Que devient l’image par rapport à l’écriture ?” La liste des personnalités de ce “livre avec” est longue. Reprenons-la pour information, selon l’ordre alphabétique imprimé sur la 4e de couverture : entretiens et interventions d’Antoine d’Agata, Chantal Akerman, Jean-Michel Alberola, Georg Baselitz, Jean-Pierre Bertrand, André du Bouchet, Marguerite Duras, Gisèle Freund, Gérard Garouste, Jean-Luc Godard, Betty Goodwin, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Joris Ivens, Alain Jouffroy et Roberto Matta, Jean-Luc Moulène, Helmut Newton et Alice Springs, Francis Ponge, Pipilotti Rist, Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, Nathalie Sarraute, Jana Sterbak, Pierre Tal Coat, Patrick Tosani.

“L’entretien opère comme test de sincérité (George Oppen) dans l’expérience de la création.” On trouve aussi dans ce volume – même si beaucoup moins que dans les précédents – des écrits de Daive, sur Télémaque, Hartung ou Braque (ce dernier texte étant introduit par des photos, de la maison et des deux ateliers du peintre à Varengeville, prises par l’auteur). Impossible de les découper (toujours cette importance du cheminement, ce rapport à la durée, à l’espace : “J’ai le sentiment d’entrer dans un champ aperceptif, animé d’éléments humains” […] Approcher les choses toujours au plus près.”) Même chose pour les entretiens, finement conduits (il y a quelques sommets – et Jean Daive a raison de faire sentir parfois le montage, de garder quelques “chutes” : démarrages, temps morts, fins suspendues). Alors, préférons donner le dernier mot (sans opérer la moindre coupe) au poète-reporter-photographe présentant son projet : “Ce livre, je l’ai conçu (construit) comme un roman où les épisodes interviennent, se suivent dans une dramatisation qui transforme la parole de chaque artiste selon un programme et ses intentions. Montrer des artistes à des moments différents, montrer des artistes en des endroits différents, poser presque les mêmes questions ou poser des questions différentes, montrer ce qui existe et montrer ce qui change comme par exemple une manière de montrer un transitoire malgré l’invariant des questions posées qui n’exclut pas une discipline – tel est l’enjeu du livre : il raconte les vies du mouvement.”
“Ces réflexions, souvenirs, entretiens, écoutes et paroles, ces silences et ces rires, sont aussi le symptôme d’une animation magique de l’image et de l’écriture qui nourrit des énergies parmi les plus farouches et les plus obscures. La parole est mystérieuse et obscure. L’écoute est mystérieuse et obscure. Un homme, une femme ou bien deux hommes, l’un parle l’autre écoute, se trouvent dans cette situation de l’échange et de l’attente, ils émettent une succession d’ondes permanentes, ils apaisent la peur, ils s’aident à parler des énigmes de l’univers, ils s’aident à l’injonction. Ils excédent toujours la pensée et la signification.”
Maintenant : L’Alphabet de l’enfant, cycle comprenant cinq volumes publiés entre 2009 et 2022 dans la collection Poésie / Flammarion. Selon leur éditeur, Yves di Manno, “Jean Daive est l’auteur d’une œuvre énigmatique et dense, qui a marqué le champ poétique contemporain.” Bernard Noël, qui avait déjà publié en 1976 chez Flammarion (dans la collection “textes”) deux de ses livres (repris en 2007 dans la collection “Poésie”), Le jeu des séries scéniques et 1,2, de la série non aperçue, écrivait alors que “la poésie de Jean Daive est au premier abord obscure. Il m’est arrivé d’être rebuté. Je le dis pour témoigner d’un travail de lecture et pour le situer dans sa vraie perspective : une longue fréquentation, où rien n’était gagné d’avance. Son obscurité, la poésie de Jean Daive la doit au fait qu’elle est sa propre origine et sa propre fin, donc qu’elle s’élabore dans une absence de lien qui gomme l’habituel système de références sur lequel s’appuie – ou fait semblant des s’appuyer – toute écriture. […] Je veux dire que, partant du fait que tout mot ne peut créer qu’une présence absente, Jean Daive a travaillé sur cette absence et joué du semblant au lieu du faire semblant.” Ayant pour ma part découvert cette poésie avec Fut bâti (Gallimard, 1973), avant de remonter le temps jusqu’à Décimale Blanche (Mercure de France, 1967), tout en suivant, presque pas à pas, son parcours, jusqu’à Monoritmica, dernier volume de L’Alphabet de l’enfant, je ne peux que confirmer ce caractère énigmatique et cette densité, qui, loin de me placer à distance, m’incite au contraire à plonger dans ce flux animé par un souffle puissant, mais non démonstratif. Comme pour la musique de Morton Feldman, il ne faut pas monter artificiellement les “pots” – forcer la dynamique – afin de respecter le ton, la voix :
“Voix
rien que la voix et
voix sans voix
rien que
de l’amplitude”
NOTE (J.D.). “Monoritmica induit une narration d’une liberté proche du journal intime, qui crée au fur et à mesure des articulations : celles-ci formulent les thèmes dont elle a besoin pour progresser, pour se déterminer en histoires spiralées et inventer ainsi son énergie.”
Histoires d’enfant en 12 épisodes “ou 12 états d’une enfance qui s’appellent : apprendre à lire, apprendre à parler, inventer des grilles de langage, apprendre à marcher, tourner derrière un trotteur, se perdre deux fois dans une même forêt, découvrir le son et découvrir le son des mots, tout est cliquetis, mère alchimiste, père organiste, la nuit et les plumes, la baignoire universelle…” En couverture : L’enfant au trotteur (2021), un dessin original de Bernard Moninot. J’entends, lisant, se former intérieurement une partition par avance perdue, mais d’une assez grande intensité, induites par les “indications” du poème, sans pour autant les respecter :
“À tourner dans la chambre
en marchant derrière le trotteur
s’organisent des opéras
pour déprécier les notes
s’organisent à la voix soutenue
par des instruments frappés. Je frappe
cloches, xylophones, pianos
tambours.
Percussions et voix seules.
Élément vocal ou soufflé.”
(Me revient le souvenir d’avoir récemment croisé par hasard Jean Daive à un concert me semble-t-il de gagaku japonais, petit orchestre composé d’instruments à cordes, à vent et de percussions. Ou à une représentation de kabuki peut-être – quoiqu’il en soit, souffles et frappes étaient au programme).
NOTE. “Les histoires s’imbriquent, les récits s’imbriquent, les détails surtout s’imbriquent, les thèmes très longs ou très-courts, très reptiliens ou elliptiques, espacés ou abstraits s’imbriquent, se constituent en motifs enchevêtrés. Dire ne peut qu’affronter les peurs.”
(Peindre, c’est aussi cela, nous disait Simon Hantaï, se souvenant du temps d’Écriture rose).
“Les pages s’écrivent / cela s’appelle de la hantise.”
(NOTE). “Monoritmica veut dire d’un seul rythme mais rythme dont le motif musical peut être repris et traité sous forme d’arpège par exemple.
Monoritmica appartient à la pharmacologie intime de l’auteur : elle est mise ici en pratique d’autobiographie mesurée, démesurée, le plus souvent déréglée sinon anamorphosée.”
Reprenant en titre ce mot, Monoritmica, Jean Daive nous renvoie aux essais d’Adorno sur les opéras de Berg (Wozzeck, Lulu) et de Schoenberg (Moïse et Aaron – et tout à coup le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub fait retour). Personnellement, je songe à la musique de chambre – dans sa variante la plus concrète, intégrant les bruits du dehors (ou imitant ceux du dedans) : “L’esprit vient d’une cinquième corde / qu’il tend à son violoncelle.” […] “Je fais des bruits de / roues, le vent / le hurlement, le cri / des personnages tout petits.” […] “Le piano / pratiqué / sans / arrière-pensée. //// i comme i dée / i comme i ndéterminé // revenant / à l’objet // c’est un piano / aux dispositions / psychiques.”
Tourner en rond, affronter l’infini. L’enfant ébloui apprend le toucher d’oreille. Le lecteur que je suis tourne les pages dans la chambre où il s’est allongé pour lire, oubliant de compter le temps ou de prendre des nouvelles des dernières catastrophes qui nous arrivent par la voie des ondes. Dense et énigmatique : oui ; mais aussi sensuelle et baignée par cette lumière particulière qui éclaire l’autre scène.
“Nous sommes
sourds.
Roues grincent.
Murs et fenêtres
aux barreaux
et les rayons
du soleil
barrent
la chambre.”
Simon Hantaï, Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa, L’Atelier contemporain, février 2022, 304 p., 25 €
Jean Daive, Penser la perception, L’Atelier contemporain, février 2022, 400 p., 25 €
Jean Daive, Monoritmica, Poésie Flammarion, mars 2022, 350 p., 19 € 50