Qu’est-ce que la littérature féministe ? Azélie Fayolle (Des femmes et du style)

La littérature féministe est un luxe. « Une révolution inefficace… mais une révolution quand même », écrit Andrea Dworkin, citée en exergue par Azélie Fayolle. La littérature féministe n’a pas donné le droit de vote, n’évitera pas les féminicides, ne libérera pas les Afghanes ni les Iraniennes pas plus qu’elle ne permettra d’augmenter les minimas sociaux, lit-on. La révolution que soulignent Andrea Dworkin et Azélie Fayolle avec elle est celle de l’ébranlement des grandes instances d’écriture par l’affirmation d’un regard féministe sur le monde. Écrire et lire en féministe dans un contexte patriarcal relève du sabotage, du déplacement et d’une réinterrogation critique : « Les féministes ne laissent intacte aucune instance de l’écriture, en minant jusqu’à la possibilité du récit traditionnel et en réinventant l’épique comme les utopies ».

La révolution littéraire féministe est ce qu’Azélie Fayolle nous propose d’explorer dans Des Femmes et du Style, pour un féministe gaze à travers un corpus de textes essentiellement français et anglophone qui balaie la première utopie féministe de Christine Pizan (La Cité des Dames, 1405) jusqu’à la littérature la plus récente. Par « femmes », Azélie Fayolle entend « quiconque se reconnaît dans l’appellation » ; la binarité qu’implique cette expression lui permet de souligner, parfois avec ironie, la condition sociale de l’autrice au moment de l’écriture. Des Femmes et du style est cette tentative de circonscrire ce que serait une littérature féministe aux États-Unis et en Europe. Dans un style incisif et non dénué d’humour, elle porte non seulement une réflexion croisée sur la littérature et la critique féministe mais également une itinérance expérimentale qui explore « différentes étapes qui peuvent être celles d’une femme, fictive, dans sa découverte du féminisme » : silence, doute, peur, résister, colère, rire, chacun de ces moments se traduisant dans des styles et des genres littéraires différents. Le croisement entre une vie fictive et l’exploration panoramique d’une certaine littérature interroge les différents liens entre expériences du patriarcat et expression littéraire. D’une œuvre à une autre, que vient agiter ou consolider l’idée d’une littérature féministe ?

L’itinéraire que nous propose Azélie Fayolle permet de faire émerger quelque chose comme un parcours – non exhaustif – des différents moments que peut traverser une femme ou une personne sexisée faisant face aux discriminations de genre, de la première expérience péjorative à l’émergence d’une conscience féministe, à l’engagement jusque dans le rire. Les textes, les autrices, et plus rarement les auteurs, choisis par l’autrice ont pour point commun de proposer à un bouleversement dans la forme et la nouveauté d’un regard féministe : « Ce ne sont pas les exemples d’écritures féminines, d’écriture de femmes, qui me retiennent, mais le féminisme, soit l’engagement, non pas dans la féminité mais dans un mouvement d’émancipation des femmes. Les productions féministes ne se résument pas aux textes directement politiques : il y a un style féministe qui innerve la littérature »

Azélie Fayolle, accompagnée par les théories de Christine Delphy, de Christine Planté, d’Iris Brey ou encore de Patricia Hill-Collins reprend l’historique des approches féministes de la littérature dès les années 70. L’enjeu pour les féministes était alors de proposer un contre-discours, de réinterroger la fausse objectivité du regard typiquement masculin. « Comment voir et donner à voir les conditions d’oppressions afin de faire susciter la prise de conscience ? », interrogeaient les féministes de l’époque. Ces dernières mettaient alors en avant les liens entre épistémologie et esthétique tout en défiant les avant-gardes et son vocabulaire : « Croire à l’avant-garde revient à croire au monde qu’il s’agit de faire avancer – quand les féministes savent, avec d’autres, qu’il faut le transformer », explique Azélie Fayolle.

Ce sont précisément les modalités diverses de cette transformation que s’emploie à analyser l’autrice. Là où les études esthétiques parlent de feminist gaze à propos du cinéma, dans le cadre des études littéraires, il s’agit plutôt de parler d’un style féministe : « Je cherche ici à mettre au jour les spécificités d’un style féministe (…) compris comme les modalités d’un regard posé sur le monde prenant en compte les oppressions subies par les femmes, en s’inscrivant dans cette appartenance. » Ainsi, toutes les femmes qui écrivent, prennent la parole et brisent le silence ne sont pas des féministes et ne se revendiquent pas nécessairement comme telles, de la même façon qu’une conscience féministe peut se retrouver chez des auteurs comme Antoine Volodine (que cite l’autrice), Christophe Levaux ou David Grossman. Le propos d’Azélie Fayolle n’est pas de parler de quelque chose comme d’une recette pour écrire en féministe – car la patience que suggère une pédagogie à ce niveau-là a également ses limites – mais de montrer les différentes façons d’être féministes et la variété des styles qui se rapportent à cette manière d’être.

La force de l’essai d’Azélie Fayolle est qu’il permet d’aiguiser notre regard aux spécificités d’une littérature féministe multiscalaire : à la fois l’échelle de l’histoire de la littérature et du féminisme mais également l’échelle de la micro-analyse d’œuvres ou de phrases. Des femmes et du style est un essai qui, tout en offrant un regard panoramique, érige des figures, construit des repères et pose les jalons pour une nouvelle théorie littéraire à la lumière de ce que serait un style féministe. Son panorama foisonnant est impossible à résumer en un seul article tant les références théoriques sont nombreuses et le corpus étudié est large. Néanmoins, pour cerner la force et la pertinence de son analyse et pour parler au mieux de cet essai, je propose de nous arrêter sur quelques analyses et réflexions d’Azélie Fayolle.

« Il est rare de ne pas se souvenir de sa première peur de femme, de la première fracture dans le mythe d’une égalité proclamée, et peu réalisée ». Ainsi commence le second chapitre de l’essai où sont rassemblés dans un même « moment » de vie le silence, le doute et la peur. Azélie Fayolle souligne le lien entre ce trio immanquablement causé par la culture du viol et certaines modalités de représentations comme le registre du fantastique, de l’horrifique. Pour la première fois je lis une analogie aussi clairement formulée entre l’expérience commune de vie des personnes sexisées et l’expression de cette expérience dans la littérature. L’analyse du « Papier peint jaune » de Charlotte Perkins Gilman est éloquente : le doute que peuvent vivre certaines victimes de violences au point de perdre tout cadre référentiel est analysé comme une caractéristique du registre fantastique. La forme du journal intime employée par Perkins Gilman est de ce point de vue-là la forme la plus à même de concilier l’expérience féministe du gaslighting – la « manipulation, consciente ou non, des informations présentées de manière tronquée ou déformée, ce qui fait douter la victime » – avec le registre littéraire du fantastique. Cette analyse incisive est comme une piqûre de rappel : non, l’intérêt des écrits féministes ne réside pas seulement dans le partage d’une expérience minorée ou dans l’intérêt documentaire du témoignage, ces textes ont un véritable intérêt littéraire. De la même façon, regrouper les différents récits féministes qui parlent du corps avec une approche horrifique fait émerger quelque chose comme un sous-genre du boody-horror comme dans Carrie (1974) de Stephen King, Sous les viandes (2022) de Antoine Volodine (publié sous le pseudonyme de Molly Hurricane), Ma Pathologie (1998) de Lisa Tuttle ou encore La Maison de Mues (2023) de Catherine Serre. Le groupement de ces œuvres en corpus n’est ni hasard ni coïncidence, il confère à ces textes l’importance des mouvements collectifs.

La représentation féministe du viol en littérature est un sujet abordé avec finesse par l’autrice qui retrace quelques polémiques depuis #MeToo notamment autour de Mémoire de Fille (2016) d’Annie Ernaux ou de Le Consentement (2020) de Vanessa Springora. Plus encore, Azélie Fayolle défend une idée que je partage selon laquelle il existe des représentations féministes du viol et qu’en aucun cas le viol ne devrait se tabouiser et être passé sous silence au prétexte d’une irreprésentabilité ou d’une indicibilité. Comme l’autrice, je pense que les expériences réputées indicibles ou irreprésentables ne le sont que si on tente de s’en saisir avec le langage des dominants. Et Azélie Fayolle d’écrire qu’il y a « des écueils à éviter, reposant sur des questions éthiques et esthétiques, comme le refus de l’érotisation ou d’une utilisation ornementale des violences sexuelles ». Elle poursuit : « In fine, la question sera de savoir si le récit permet d’accéder à une expérience emblématique ». D’une représentativité l’autre, la question posée par Azélie Fayolle est également celle de la violence dans les récits féministes comme dans le célèbre Dirty Weekend (1991) de Helen Zahavi, censuré aux États-Unis pour « appel à la violence ». Comme Baise-moi (1994) de Virginie Despentes, Dirty Weekend appartient à un sous-genre officieux et terrible nommé par Despentes le « rape and revenge ». Il s’agit de récits où le viol légitime un déchaînement de violence immoral comme dans Dirty Weekend ou moral et raisonné dans le cas du récit de Marcia Burnier dans Les Orageuses (2021).

Les expériences de la vie d’une féministe, aussi fictive soit-elle, ne sauraient se résumer à des expériences négatives. Le rire, la joie, la colère et la résistance, le désir tiennent une grande part dans la littérature féministe et dans les vies militantes. La colère d’abord, avec le genre du manifeste qu’Azélie Fayolle retrouve dans Les Guérillères (1969) de Monique Wittig, dans le discours de Sojourner Truth « Et je suis-je pas une femme ? » (Ain’t I A Woman?, 1851) mais également dans le style des nouvelles aux intrigues non-résolues, cruelles sinon gore, de Mariana Enriquez. Sous la plume d’Azélie Fayolle, le manifeste apparaît comme un genre essentiel de la littérature féministe. Le SCUM Manifesto (Society For Cutting Up Men, « société pour tailler les hommes en pièces », 1967) de Valerie Solanas en est un exemple incroyable et ambigu car il mêle programme politique, misandrie, vaste blague, analyse sérieuse et dénonciation d’une réalité insupportable qui attise les fantasmes antiféministes. Le SCUM Manifesto, de par sa force poétique, présente un intérêt littéraire qu’Azélie Fayolle souligne à raison et qui lui permet de créer la bascule entre la colère et le rire. Valérie Solanas s’adresse « à celles qui ont le sens de la rigolade », comme Hélène Cixous dans Le Rire de la Méduse (1975). Comme le souligne Azélie Fayolle, le rire et l’humour sont choses sérieuses car vecteur de subversion : « ‘’Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette’’ : le slogan, inventé par la militante et réalisatrice australienne Irina Dunn en 1970 a fait le tour du monde et des manifs. Il est emblématique du féminisme potache : alors qu’on s’attendrait une suite, au mieux banalement sexiste, la chute du proverbe annoncé par la forme convenue et assertive est détrompée par le non-sens d’un poisson privé d’activité cycliste » Stances à Sophie (1963) de Christiane Rochefort occupe une place importante parmi ces autrices qui écrivent avec un humour foudroyant et pertinent, elle apparaît aux côtés de Chloé Delaume et de Catherine Dufour chez lesquelles on rit du patriarcat autant que du romanesque. Parce qu’il ramène les choses à leur juste proportion, l’humour, tel qu’il est analysé par Azélie Fayolle chez différentes autrices, est un élément fondamental qui se prolonge aujourd’hui sur les réseaux sociaux, par exemple avec le concept et hashtag #flemminisme.

La résistance des féministes dans et par la littérature est d’abord une résistance face à une langue fasciste et sexiste à laquelle elles cherchent des alternatives : « il y a bifurcation entre la féminisation et l’effacement du genre, c’est à dire entre la représentation des femmes (la lutte contre leur occultation) et l’abolition du genre », écrit Azélie Fayolle. Elle passe donc également par « la démolition ‘’des vieilles formes et des règles conventionnelles’’ » ou par cette idée de brouillage des genres, de l’intrigue, du schéma narratif ou de l’univers fictionnel, ce que fait par exemple Élisabeth Vonarburg avec ses Chroniques du Pays des Mères (1992).

Il est fondamental et profondément important d’entendre parler d’une littérature féministe et plus seulement de féministes qui font de la littérature, de « voir se répondre Christine de Pizan et Virginie Despentes, les Saint-Simoniennes et Annie Ernaux ». Cette idée de feminist gaze, d’écrire avec une conscience féministe, permet un nouvel angle d’approche dont il est important de se saisir pour mesurer le degré de politisation d’une œuvre et de son ou sa créatrice mais également pour rendre intelligibles certaines nouveautés littéraires. Dénicher cette conscience féministe dans les œuvres et observer les formes à travers lesquelles elle devient perceptible est un véritable levier d’analyse qu’il faut poursuivre. De ce point de vue, Des femmes et du style peut se comprendre comme un appel lancé aux études littéraires pour une prise en compte de ce biais d’écriture et d’analyse critique mais aussi un appel lancé aux chercheuses et chercheurs à poursuivre le travail entamé par l’autrice : « Lire, relire en féministe, c’est participer à la réévaluation de ce canon, l’élargir à des voix minorées (et pas seulement féminines, ni féministes) et faire entendre celles qui n’ont jamais pu parler ».

Azélie Fayolle, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, éditions Divergences, mai 2023, 232 p., 16 €