Il y a un rituel new-yorkais auquel je participe, c’est stationner la voiture dans la rue.
Ici, le «
alternate sideparking » permet le nettoyage de la voirie. Même si le gros nettoyeur ne descend pas la voirie, il faut rester dans la voiture jusqu’à la dernière minute du temps réglementaire afin d’éviter de recevoir une amende exorbitante. Enfermé dans la voiture pendant une heure et demie, je lis, je me transporte ailleurs grâce aux textes tout en absorbant les
vibes de ma ville natale.

En tant que sympathisant du mouvement BLM (
Black Lives Matter) et en lisant
Banlieues parisiennes Noir, présenté par Henri Delouche et surtout la première nouvelle métonymique, « Je ne suis pas Paris » de Cloé Mehdi, j’ai ressenti des liens entre Paris et New York. Sans entrer dans les détails, la nouvelle offre le portrait de ce que vivent des jeunes banlieusards parisiens. En même temps, je lisais
magdaléniennement de Dominique Fourcade ce qui m’a fait sentir une sorte de culpabilité blanche envers mon choix de lecture. J’avais tort.
Ce qu’apporte l’écriture de Dominique Fourcade touche au fond de l’expérience humaine, bien au-delà du temps présent et du temps passé car Fourcade descend profondément dans un moderne qui existe hors des frontières temporelles. magdaléniennement comprend vingt-deux textes écrits entre 2011 et 2020, dont le texte-titre est le plus long, 61 pages. Dans ce livre, Fourcade, sans didactisme aucun, partage ce que la vie lui apporte de façon spontanée, vive, joyeuse, naïve, sincère et sage tout à la fois. En gros, plusieurs fils conducteurs de ces textes formulent un thème principal : pour appréhender tous les sens du verbe « vivre » et surtout celui de la mort, il faut une appréciation approfondie des travaux artistiques des autres. Celles et ceux que préfère Fourcade exsudent une modernité qui n’a ni début ni fin car le temps ne la délimite pas, celles et ceux que préfère Fourcade influent sur la forme-même des textes en les inspirant aérobiquement; pour Fourcade, la respiration est l’engin de son écriture.

Son appréciation des autres artistes de tout genre commence avec une visite au musée Métropolitain à New York où il voit des portraits de la femme de Cézanne. Il y reconnaît l’« espace cézannien : le spatial et le temporel en un, le spacieux et le deuil » (19), un espace qu’il fait le sien dans le néologisme « jethèmespace » (20). Dans la rencontre du temps avec de l’espace co-existent le « spacieux » et le « deuil » qui mettent en branle une première expression de la modernité qu’est l’écriture fourcadienne. Ce poète donne vie aux syllabes, elles respirent un son dont le murmure est à capter. Chez Fourcade la syllabe est une unité de maçonnerie de l’expression écrite. Par exemple, dans le texte « après les attentats » s’exprime une tentative. On y lit : « les mots sont attirés par le sang. depuis l’attaque, et il faut dire que ça n’a pas été sa moindre conséquence, préhistoire histoire posthistoire ne font qu’une même houle » (38).
Vivre/écrire/mourir : « l’actualité est le livre et moi avons conscience d’aller vers un rivage où aucun livre n’aura plus cours » (38). Il s’agit chez Fourcade d’une écriture expérimentale, une sorte de chantier d’écrivain où le livre reste toujours en pleine reconstruction, entièrement dépendant de l’air des syllabes. Où l’on regarde, il y a la fragilité d’un impressionnisme écrit, un moderne en train de s’écrire. Dans le texte « passes » on lit : «l es mots savent tout de moi et moi rien d’eux (ni de moi), ou si peu. cependant avec ce peu il arrive que les mots s’étonnent des sons qu’on tire d’eux, donc de moi ». Tenter une vie pleine dont la nourriture est le son et l’air des syllabes, rien de moins, laisse entendre la mort omniprésente. Dans le texte « mets-moi le mors de Nocturne », Fourcade établit des rapports entre la musique et l’écriture en entrant au cœur d’un néant équivalent à une source de l’art « qui est la seule vraie vie » (81). S’adressant à lui-même, un « connard de blanc » (100), ce qu’il écrit sur Aretha Franklin relève de la capacité de cette chanteuse de communiquer cette même équivalence.
Les extraits suivants mettent en évidence l’impact de la voix d’Aretha sur la production de l’écriture et sur les enjeux du livre, magdaléniennement. Fourcade raconte l’expérience de voir une séance où Aretha chante du gospel :
elle veut le poème elle est venue pour ça être dévorée par lui
ambiance
s’il devait ne pas y avoir poème elle éprouverait une déception proche de l’émeute ou du suicide elle accompagne le poème, d’ailleurs sans cet accompagnement il n’y aurait pas poème
…
et tantôt elle, la foule encore, anticipe sur le poème, elle le précède, et lui alors, émerveillé, a le sentiment d’avoir une raison d’être, tant il est vrai qu’à chaque poème de cet ordre, pour s’épanouir, il faut sa foule connaisseuse inespérée
…
ce qu’elle fait d’entrée sur le a d’amazing, nous lançant le monde ébloui, ouverture qu’on attendait mais qui dépasse toute attente, qui donne le sentiment de l’éternité mais ne dure en fait que neuf secondes quarante centièmes, lèvres de nos lèvres poitrines de nos poitrines, est le plus beau travail du potentiel du son d’une syllabe jamais réalisé, une voix est un péril. je meurs d’être incapable de ça. autant arrêter (110-111).
Ces textes poétiques mettent le/la lecteur(trice) au précipice de ce qui est humainement possible. Mais il y a encore le texte-titre à lire. Dans le texte « magdaléniennement» se réunissent des personnages connus comme Beethoven, Matisse, Manet, Merce Cunningham, Bataille, Poussin, Hölderlin, Bibémus, Aretha, Niedecker et Zukofsky. Les grottes de Lascaux y entrent en scène aussi, bien entendu. Nous nous rappelons le regard bien formé de Fourcade, critique de l’art et de la sculpture ; « seulement si je me retire l’œil reprend son empire. je ne dis pas ses droits je dis son empire et son destin. l’œil n’a aucun droit, rien de ce à quoi il s’adonne n’est licite. il ne m’échappe pas, comme le sait toute personne ayant un peu lu, que Lascaux a été découvert par un chien nommé Robot » (139). Ces personnages, ce lieu et toutes ces entreprises artistiques activées par, et grâce à, l’œil du poète créent un lieu intermédiatique connu et inconnu à la fois où se situe, forcément, le/la lecteur(trice). Fourcade ne saurait évader d’un tel lieu et en fait y va à pleins poumons. Ici, tous les genres — danse, écriture, peinture, musique, sculpture — forment une sorte de combine qui broie et qui reformule la possibilité de vivre et ainsi la préoccupation de la mort ; ces grottes rappellent, comme si auparavant nous avions su qu’elles existaient, l’essence de la création et une quelconque fontaine de la jeunesse.
Le moderne, pour Fourcade, est aussi ce lieu qui invite à une plongée corporelle puis à un retour à la surface, mains pleines de vase ou d’or, peu importe, mais pleines. L’écriture moderne, telle que Fourcade la conçoit, telle qu’il l’imprime et l’empresse, est une sorte de bouée de sauvetage qui risque de ne pas bien fonctionner, comme toute dépendance sur une expression intrinsèquement limitée. Comment planer sur un alphabet écrit, ses syllabes cherchant à former des mots qui flottent et qui crèvent en même temps ? Comment saisir la beauté dans toute chose, comment retrouver « des plaques de moderne dans la tectonique » (141) tout en refusant d’écrire un récit, comment apprécier les grottes de Lascaux, « des phrases en fuite, des phrases qui se déphasent se défont par poésie » (143) ? Comment écrire « pour ne pas faire de ce monde une image, ce qu’il n’est pas, je dois désimager l’écriture, ce qui est dur » (154), comment expérimenter le savoir suivant : « si l’on tient tant que ça au temps, il ne faut pas dire ‘les temps modernes’, mais ‘le temps moderne’, qui est un temps intérieur, une vibration magnifique, à la limite de la perte, la seule stabilité que j’aie connue » (161).

Fourcade donne la réponse à toutes ces questions lorsqu’il suggère que toute transition, tout trou noir du temps souhaite le bienvenu : « j’aime que manquent les transitions et les passages. donc pour comprendre il faut zoner » (156). Une réponse que tout un chacun qui habite la zone avait déjà en tête.Dans
magdaléniennement Fourcade sonde la perspective, la vue, l’ouïe, en fait tous les sens de la modernité. Grâce à son écriture impressionniste, ce poète partage une expérience du vécu équivalente au poids personnel et subjectif de l’étant (et non pas l’« être ») humain.
Ma lecture de Fourcade ne représente aucune trahison envers le mouvement BLM. Au fond des textes de ce poète existe l’unité de l’expérience du vécu qui, elle, se relie à l’unité de la justice pour tous et pour toutes. Aucun siècle précédent n’a su résoudre le problème de l’inégalité de la justice donc il faut aller « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire) et l’écriture de Fourcade contribue à forger le chemin.
Articles similaires